Bruno Sapin : l’urgentiste discret

Il est impliqué dans les plus importantes affaires de redressement. Et pourtant, pas plus d’une ligne ne lui est consacrée dans les articles de presse traitant des dossiers qu’il orchestre. L’administrateur judiciaire Bruno Sapin cultive cette discrétion.

« Mon métier, c'est d'être avant tout au service des entreprises, avec comme mission essentielle d'assurer leur pérennité, et pas forcément celle des emplois ». La délicatesse n'est pas sa préoccupation, et le sentimentalisme n'a jamais été son moteur. L'administrateur judiciaire Brunon Sapin, tel un urgentiste, préserve d'abord les fonctions vitales de l'organisme, et ampute sans état d'âme pour sauver une vie, l'outil de production.

Dans l'urgence

La plupart du temps, il agit dans l'instant, met en œuvre toutes ses capacités d'analyse et de réflexion pour trancher, rapidement et si possible sans erreur de diagnostic. « On s'occupe d'affaires vivantes, souligne-t-il, il faut arbitrer très vite sur la poursuite de contrats, les démarches de licenciement, juguler l'hémorragie financière. Il ne s'agit pas d'homéopathie en effet, mais de chirurgie lourde. » Fin connaisseur des règles capitalistiques, il pratique sa science comme un logiciel corrigerait sans scrupule les erreurs humaines. « J'adore Bruno mais je lui reproche de ne pas être toujours attachant », dit l'une de ses connaissances. « C'est vrai qu'on a parfois l'impression que rien ne le touche, concède Henri Rossignol, qui était stagiaire comme lui au Bureau Commun des Syndics en 1973 et qui est ensuite devenu son associé. J'ai parfois l'impression qu'il a fait Moscou-Vladivostok en première classe, voyait des gens mourir gelés dans les champs qu'il traversait et s'étonnait qu'il puisse faire si froid dehors ». « C'est par souci de vivre paisible », soutient son confrère et sans doute futur associé Maurice Picard, avec qui il projette de créer un groupement (dont serait également Eric-Etienne Martin à Saint-Etienne) pour devenir leader en France. « Il ne cherche pas à mettre beaucoup de chaleur humaine lorsqu'il administre, il pose au contraire des conditions qui lui paraissent saines pour exercer cette profession sans passion, sans état d'âme. Et c'est efficace. » Il zappe les moments difficiles, une façon de se protéger et d'avancer. Ainsi les trois séquestrations dont il a été victime dans sa carrière (Usine Teppaz, Manufrance et ARTC) sont-elles évoquées…par ses amis. Il explique qu'il a cette capacité à fermer un tiroir et en ouvrir un autre en oubliant le premier.

Un « boyau rouge »

Pas tous pourtant. ARTC, l'un de ses premiers dossiers, demeure aussi l'un des plus importants de sa carrière, par le contexte politique de l'époque et le nombre de salariés - 2000 sans compter les entreprises sous-traitantes. La scène se déroule au début des années 80, juste après l'élection de François Mitterrand et le tournant de la rigueur. « La décision de la gauche d'arrêter la respiration artificielle (sous Raymond Barre, le gouvernement payait les salariés chaque mois, ndlr) fut une décision réaliste. Il fallait se référer à la loi du marché » dit-il. « C'est mon plus mauvais souvenir professionnel », rapporte aujourd'hui l'avocat d'affaires et ancien bâtonnier Philippe Genin, alors conseil de l'entreprise. « Quelques cadres roannais voulaient récupérer les actifs. Le tribunal de commerce de Roanne les leur octroya, mais fit une erreur de procédure. M° Sapin fit appel et finalement obtint du tribunal de commerce de Lyon de confier l'affaire à Bernard Terrat qui avait fait une offre sérieuse ». Et ce choix fut le bon. Celui qui est aujourd'hui devenu le patron d'ICBT a croisé nombre d'administrateurs dans sa carrière, « mais Bruno Sapin a cette particularité d'avoir une approche industrielle et économique davantage que juridique. » Et de rappeler qu'à l'époque Bruno Sapin pouvait choisir entre liquider et administrer, et avait déjà donné sa priorité aux solutions de reprises. Sans doute par défi et goût du dépassement de soi.
Fils d'un ingénieur des mines de charbon, Bruno Sapin arrive à Lyon âgé d'un an, en 1948, après les grandes vagues de nationalisations. Né près de Carvin dans le Pas-de-Calais, il est un « boyau rouge », équivalent des Ch'miti dans le Nord. Mais ce cartésien balaye ses origines géographiques, comme si elles ne comptaient pas, et se définit plus simplement et sans fausse pudeur comme issu de la bonne bourgeoisie lyonnaise, terreau culturel plus noble sans doute. Il grandit à la Croix-Rousse, sur la « colline qui travaille », présage d'un mode de vie dont jamais il ne départira. Une scolarité aux Charteux, bac à 16 ans puis maths sup-maths spé en 1965. « Un de ses camarades de promotion, rapporte Henri Rossignol, m'a avoué qu'ils travaillaient tous comme des brutes, 16 heures par jour pour obtenir des résultats acceptables tandis que Bruno lui, en étudiant le quart, obtenait de meilleurs notes. Tous étaient écœurés pas autant de facilité ».

Tour du monde

Doué pour les mathématiques, le jeune étudiant de 18 ans, se détourne néanmoins de la science, presque par hasard, sollicité par un camarade qui lui propose de préparer HEC avec lui au prestigieux lycée parisien Henri IV. A l'issue d'une prépa indolore, il intègre l'école de Jouy-en-Josas en 1967. Son mai 68, cible du candidat Sarkozy ? Il le vit en contribuant à supprimer le système de notation pour le remplacer par un classement de A à D ! « C'était drôle d'être dans ce temple du capitalisme alors qu'il se passait de tels événements à l'extérieur », se remémore-t-il.
Pourtant, le jeune homme n'était pas le genre « fils à papa » que sa trajectoire semble suggérer. Enfant sage ? L'homme ôte ses lunettes Dilem, les pose délicatement sur son vaste bureau de mélanine noir. Les objets design qui l'entourent, l'art contemporain qu'il collectionne, tout le rapproche du présent, le projette dans le futur tandis que le passé semble l'incommoder parfois. Le regard soudain lointain, le père qu'il est devenu se replonge dans les souvenirs enfouis de son enfance. « Je crois que je n'ai pas forcément été un enfant facile. » Et de confier que sa mère avait affublé chacun de ses deux frères et deux sœurs de sobriquets affectueux : l'un était sa « fierté », l'autre sa « sagesse », un troisième sa « beauté ». Le petit Bruno était son « désespoir ». « En tout cas je rends grâce à mes parents d'avoir tout fait pour me voir partir. Moi, je n'ai pas été un Tanguy ! », lance-t-il un brin sarcastique. Juste avant HEC, son père lui offre un billet d'avion pour faire le tour du monde. De tous ces frères et sœurs à qui a été proposée cette merveilleuse opportunité, il est le seul à l'avoir saisie. Et à s'être ainsi offert une première parenthèse dans sa vie au destin tout tracé. « Je me souviens encore de ma première nuit à l'aéroport de Bron, passée sur un banc avec mon sac sur le dos. Paris, puis direction la Grèce, l'Afghanistan, l'Inde. J'ai travaillé quelques semaines au Liban, en Nouvelle-Calédonie et à Los Angeles aussi pour renflouer mes comptes ». Retour en France, fin de la parenthèse. Mais HEC ne réussit pas à l'immuniser de ce virus du voyage. Une pause avant de poursuivre sa voie. Gourmand de découvertes et de rencontres, l'aventurier pragmatique s'engage dans l'armée, moyen pratique et économique d'assouvir ses désirs. Son but : embarquer sur « La Jeanne », un porte-hélicoptères navire école des officiers de marine. Il en parle aujourd'hui comme d'une maîtresse, un premier amour auquel il n'a jamais vraiment renoncé. Sur « sa » Jeanne d'Arc, il est aide de camp du commandant, interprète anglais/espagnol pendant neuf mois. Retour en France, fin de la deuxième parenthèse. Il prend ses quartiers rue Royal au Ministère où il termine ses trois années d'engagement militaire, jusqu'en 1973. Mariage en 1972 à Lyon avec Catherine Rollet, sa première épouse.

Amoureux des défis

L'année du premier choc pétrolier, il raccroche les wagons et entre chez Paribas à Paris comme attaché de direction au crédit pour les entreprises, jusqu'en 1976. Son beau-père, administrateur judiciaire, lui propose de reprendre son cabinet. « Evidemment lorsque j'étais enfant, je ne rêvais pas de devenir administrateur judiciaire, je ne savais même pas que ce métier existait ! Pourtant j'ai tout de suite senti que cela pouvait être varié, intéressant. J'ai été séduit par les responsabilités importantes que conférait ce métier. Alors que chez Paribas, chaque décision était suspendue à des accords en cascade avec une très faible autonomie à la clé, le métier d'administrateur judiciaire semblait au contraire responsabilisant ». Cet amoureux des défis reprend les rênes du cabinet dans une période économiquement chaotique. « J'ai eu immédiatement de gros dossiers à gérer. L'augmentation des coûts de matières premières conjuguées au débit de la concurrence internationale a conduit à une hécatombe dans les entreprises », se rappelle-t-il avec délectation, comme si cette période troublée était la plus excitante de sa carrière. Et plus lourdes sont les responsabilités, plus gratifiants sont les résultats. Bruno Sapin aime ce pouvoir qui consiste à piloter dans l'ombre, comme on joue une partie d'échec, il savoure d'avance le résultat de ses efforts, les projette à n+1, ou même à n+3 ou 4. Un jeu d'adulte où il gagne souvent.
Ainsi en est-il de Lafuma, fondée par les trois frères Lafuma en 1930, Victor, Alfred et Gabriel. En 1984, le groupe familial agonise. Le petit-fils de Gabriel, Philippe Joffard, n'a pas 30 ans lorsqu'il en prend la direction et dépose le bilan moins d'un mois plus tard. A ses côtés, Bruno Sapin, désigné par le tribunal de commerce. « J'étais sous sa tutelle bienveillante, dit aujourd'hui le président du groupe. Je lui avais fait à l'époque un certain nombre de suggestions. Il les a retenues, les a amendées, il a conduit l'interface la plus efficace possible entre moi, l'entreprise et le tribunal ». Alors qu'un règlement judiciaire s'étend également sur quatre ou cinq ans, le redressement fut effectif en une année. «  Il fait partie des très bons administrateurs judiciaires ». A l'encontre de Bruno Sapin, les superlatifs font florès. « Il a une vision stratégique, rentre vite dans un plan de développement, sait aller à la synthèse et en même temps jouer de la thèse et de l'antithèse, réussit à entendre les différentes parties en considérant que toutes peuvent être dans l'erreur. L'une de ses forces, c'est le discernement. » A l'issue d'un long entretien, Philippe Joffard, comme une conclusion à la description panégyrique mais néanmoins sincère de celui qui est, depuis, devenu un ami, assure qu' « une partie du Lafuma que vous connaissez aujourd'hui est née aussi grâce à l'intervention de Bruno Sapin. Il ne raisonne pas seulement à l'instant T mais à l'instant second. Pour lui, le dossier continue bien au-delà du jugement ».

Gaucherie touchante

Mais sa carrière n'est pas faite que de réussites. Ainsi la reprise du chausseur de luxe Stéphane Kélian, vendu en 2002 à l'homme d'affaires Alain Duménil, liquidé avec le licenciement de 143 personnes en 2005. « Soit on lui confiait cette affaire et on savait qu'en tout cas il avait les moyens financiers de la reprendre, soit c'était le dépôt de bilan ». Un aspect qualifié de « douloureux », comme un soignant dont le protocole de soin échoue. « On place de l'espoir dans quelqu'un qui ne réussit pas. Ce qui montre, et ce n'est pas nouveau, qu'il ne suffit pas d'être riche pour réussir dans les affaires ». Ce qui le touche aussi, mais ne le surprend pas : que l'on puisse émettre des doutes sur la transparence de l'administration des offres. « Paradoxalement, reconnaît-il, mon métier souffre d'une mauvaise image, alors que l'on devrait en avoir une bonne puisqu'on est là pour sauver l'entreprise. Mais il faut bien admettre que des gens de la profession se sont parfois mal comportés. Un administrateur peut ainsi faire rejaillir sur tout un corps de métier des erreurs ou indélicatesses inacceptables. »
La maîtrise des dossiers difficiles tient notamment à une qualité : l'homme, féru de sport de haute montagne et pilote d'hélicoptère, est pétri de réalisme associé à une diplomatie à toute épreuve. « Il oblige les gens en face de lui à bien raisonner, à affronter la réalité, poursuit Philippe Joffard. Avec lui, les faux raisonnements ne tiennent pas longtemps. Ila  de toutes façons l'obligation impérative de trouver une solution ». Mais cette rigueur qu'il cultive au travail trouve son exutoire dans une certaine désinvolture dans le privé. Ainsi, il admet volontiers aimer la région du Beaujolais où il possède une ferme restaurée parce que l'endroit lui faisait penser à la Toscane. « J'aime les terres de vignes car les gens sont joyeux, l'ambiance y est moins morose qu'ailleurs ». «  Il est autant rigoureux dans le travail qu'étourdi dans la vie », sourit l'avocat Richard Brumm, spécialiste en contentieux  et négociation en droit des affaires. « Si l'on prépare un anniversaire surprise, mieux vaut ne pas le mettre dans le secret ! ». Une gaucherie touchante qui contraste avec un look impeccable, à la mesure de son perfectionnisme, des cheveux plus gris que poivre, taillés en une brosse discrète. Cet homme, impliqué dans les plus importantes affaires de redressement, n'a pas plus d'une ligne dans un article de presse traitant du dossier qu'il administre. Une discrétion qu'il cultive, prouvant qu'il n'a pas besoin de paraître pour être. Même si, selon M° Alain Alart, « il est assurément un homme de réseau, un avantage incontestable dans son métier puisque cela permet de trouver des acheteurs potentiels, de vendre à bon prix aussi ».

Rituels ésotériques

M° Alart l'a notamment côtoyé dans le dossier L.Air, cette compagnie aérienne lancée à Lyon en 1996 par Nouvelles Frontières, puis reprise en 2002 par Jean-Marie Gras et Philippe Hababou. « Ce fut un fiasco, décrit M° Alart, avec le remerciement des 250 salariés quelques mois plus tard. On a voulue choisir le mieux disant social, on a pris une claque énorme ». Elu à la tête de l'IFPPC (Institut français des praticiens des procédures collectives) en 2000, Bruno Sapin côtoie les ministres Elisabeth Guigou place Vendôme, et Marylise Lebranchu aux PME. Un acte de reconnaissance fort pour celui qui a foi en son métier, et en son avenir. « Le métier évoluera sans doute, prédit l'administrateur, mais dans un monde capitaliste, la fonction de « transmetteur » d'entreprise peut difficilement disparaître. On confie des entreprises qui évoluent à de meilleurs partenaires, on passe le relais. La mission restera, c'est sûr, mais pas forcément sous cette forme juridique ». L'indépendance et son pendant, la solitude du décideur, n'ont jamais gêné celui qui fréquente les plus grands patrons lyonnais à la table du Prisme. Il va d'ailleurs inviter un certain nombre de convives au mariage de sa fille l'année prochaine en Toscane. Ancien catholique pratiquant, il s'est éloigné de la religion mais a voulu trouver des réponses dans la franc-maçonnerie. « J'étais en recherche », résume-t-il sobrement. Mais là encore, il cesse rapidement d'en être, agacé par ces rituels ésotériques, et par la place importante accordée au secret, au mystère dont il ne perçoit pas l'utilité. « Amoureux de la vie à chaque minute » selon Henri Rossignol, les hommes de loi et d'affaires qu'il incarne laissent place, une fois la porte du bureau refermée, à un homme de goût, ami du commissaire-priseur Jean-Claude Anaf qui salue son « œil aiguisé ». Citoyen du monde, il a voyagé partout, mais en France, il est un vrai républicain avec une passion pour la démocratie. Ainsi a-t-il acheté en quantité des actions de Lyon Libération à l'époque de son lancement, pour soutenir l'indépendance de la presse et la liberté d'opinion. Trop d'actions sans doute qu'il a voulu partager avec quelques amis. Echec, il a conservé ses actions mais gagné l'amitié de ces hommes, qui se réunissent depuis plus de vingt ans une fois par mois pour refaire le monde et investir aussi dans des opérations parfois complètement loufoques… La plus exotique ? Acheter un bateau chercheur d'or dans les Galions coulés aux Caraïbes. A 60 ans, Bruno Sapin tente encore de réaliser ses rêves d'aventures.

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