[Mon rêve pour demain 1/5] Claudine Tiercelin, philosophe

"Comment imaginez-vous la place de l'Homme dans la société du futur ?" "Comment peut-il évoluer, grandir, espérer, et par quel(s) moyen(s) ?" C'est ce qu'a souhaité savoir Acteurs de l'économie-La Tribune, en proposant à des personnalités de divers horizons d'apporter leur témoignage. Cette semaine, Claudine Tiercelin, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Métaphysique et philosophie de la connaissance, nous fait part de son rêve, de son souhait et de ses désirs.
(Crédits : Vic)

Verbeuse et radoteuse, à mille lieues du réel, la métaphysique, jadis reine des sciences, n'échapperait à la mort que par le supplément d'âme qu'elle apporterait au siècle, a fortiori à l'entreprise, mue par le seul profit, l'intérêt des actionnaires, au mépris des hommes qui en sont la chair.

Et les marchands de soupe philosophique d'en être les premiers ravis et d'en faire un business lucratif. Mais c'est oublier, d'abord, que la métaphysique, loin des ancres célestes, eut d'abord pour objet d'enquêter sur les choses et leurs propriétés, en s'aidant pour ce faire, de la logique et des sciences.

Ensuite, que l'entreprise, aussi abstraite soit-elle pareillement devenue, à l'âge de la mondialisation du marché capitaliste, où le temps des marchands et des personnes "physiques" s'est mû en celui de personnes morales, de firmes, de sociétés ("anonymes", à responsabilité "limitée"), et de multinationales, n'est pas seulement non plus une entité abstraite, réductible à une "unité organisationnelle de production de biens et de services". On sait mieux la part que tiennent l'altruisme (Sen), toutes les "parties prenantes", les contrats et les négociations. Les entrepreneurs mécènes, qui ne sont pas tous cyniques, l'ont d'ailleurs bien compris. L'époque du taylorisme et du "travail en miettes" (G. Friedmann) n'est plus. On se dote d'un directeur des "ressources humaines" et pas seulement du "marketing".

Se multiplient les débats en éthique des affaires, pour savoir si on sortira mieux des impasses de l'utilitarisme ou du pragmatisme vulgaire, en pensant l'entreprise comme un "règne des fins"(Kant) ou à travers le prisme d'une éthique des vertus (Aristote) où l'on pourrait puiser les règles d'un art de la délibération et de la prise de décision, si précieux pour la négociation et l'établissement de contrats équitables.

Réorganisation de l'esprit

Dans les années 1990, certains se demandaient si les entreprises avaient une âme (Etchegoyen) ou si les managers pouvaient avoir des "idéaux" (Bouveresse). Mais comme Walther Rathenau l'avait fort bien compris, ce dont l'entreprise (qui est toujours aussi le miroir de l'époque) a le plus besoin, ce n'est pas d'une réorganisation de l'âme. De cela, chacun sait prendre soin. Point n'est besoin d'un métaphysicien.

En revanche, une réorganisation de l'esprit est hautement nécessaire. Depuis l'Antiquité, la métaphysique s'est d'abord donnée pour objet de s'interroger sur ce que c'est pour une chose, d'être ce qu'elle est, de décliner les catégories de la réalité et de réfléchir à leur possible hiérarchisation. Qu'est-ce qui importe le plus : la quantité, la qualité d'une chose, sa position, sa localisation, sa temporalité, la relation qu'elle a avec les autres choses, d'être action ou possession, ou, simplement, essentiellement, d'être, en un mot, substance ? Et Aristote de trancher pour cette dernière. Il n'est pas sûr qu'il ait toujours raison. L'histoire de la logique et les progrès des sciences nous orientent plutôt vers une priorité des relations et des interactions. Se posent dès lors, à nouveaux frais aussi, les questions si cruciales de savoir ce qu'est vraiment une cause, en quoi consiste - s'il existe - le libre arbitre d'un agent, le sens à donner à l'individu, à la communauté, au bien et au juste, et quelle priorité accorder à l'un ou à l'autre ?

Pour y voir plus clair, vaincre les préjugés, comme le sait tout métaphysicien, il faut d'abord un organon : lui seul nous aidera à vaincre les malentendus du langage ordinaire, à mettre sous les mots, des concepts, et donc de vrais jugements, seuls à même de protéger de l'idéologie et de la propagande. Ce n'est pas d'une réforme morale que l'entreprise, comme l'époque, a le plus besoin : c'est d'une révolution intellectuelle. Et pour mener celle-ci à bien, contrairement aux idées reçues, la métaphysique occupe, aujourd'hui comme hier, une place de choix.

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