Le poète a toujours raison

"Un pays qui n'a plus de poésie est un pays qui n'a plus d'avenir". Prophétique, cette pensée d'Yves Bonnefoy ? L'état du monde, de l'Europe, de la société pourrait, en partie, le laisser penser. Il n'appartient pourtant qu'à tous les acteurs, y compris économiques, y compris de l'entreprise, de conjurer le sort. Car oui, la poésie doit et peut avoir toute sa place. A condition d'en saisir tous les trésors, même les plus imperceptibles.
(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

"Un pays qui n'a plus de poésie est un pays qui n'a plus d'avenir". L'auteur de cette déclamation est l'un des plus grands poètes français du XXe siècle, Yves Bonnefoy. Qu'est-ce que la poésie ? Comment la poésie est-elle une interprétation de son époque ? Que reflète-t-elle des attributs d'une civilisation et que cristallise-t-elle de ses vicissitudes? Qu'indique-t-elle de la vitalité intellectuelle, émotionnelle, affective, artistique bien sûr, mais aussi du "climat" dans lequel les uns et les autres, chaque un et chaque autre sont, est en lien, en compréhension, en écoute, en réception. Et en construction d'un vivre et d'un faire ensemble.

Voilà l'exploration à laquelle une dizaine de pages du n° 141 d'Acteurs de l'économie - La Tribune (en kiosques le 28 juin) sont consacrées, à travers la pensée, les convictions, la parole d'un ex-dirigeant d'entreprise converti à la gestion d'établissements culturels mais depuis toujours auteur de poésies et inépuisable promoteur de la poésie.

En citant ainsi l'un de ses maîtres, disparu en 2016, et par la densité de l'entretien, François Montmaneix éclaire, sans le savoir, une grande partie de ce numéro.

François Montmaneix

François Montmaneix

Notamment les enjeux géopolitiques qui convoquent la France d'Emmanuel Macron (interview Claude Martin) et, dans son sillage, l'avenir même de l'Europe (tribune Europe).

Le beau et le bon

Oui, quelle est cette poésie qui livre quelques explications sur l'état du monde, de l'Europe et de la France ? Qu'elle soit picturale, scripturale, musicale, elle est la célébration indissociable du beau et du bon, le beau et le bon prospérant au fond de l'émetteur - celui qui les exprime et les diffuse -, le beau et le bon qu'accueille le récepteur - qui les ingère, s'en nourrit, et lui-même les essaime -, le beau et le bon qui ainsi forment, ou plutôt devraient former, le substrat dominant de la société humaine, plus exactement de ce qui "fait", harmonieusement, "société vivante", intégrant là les espèces végétales, animales elles-mêmes compositrices de ce beau et de ce bon.

La création, l'accomplissement et la sanctuarisation du beau et du bon nécessitent un environnement propice. Il est composé de silence et de lenteur, d'écoute et de considération, il s'est allégé des oripeaux narcissiques, vaniteux, exhibitionnistes. Il ne jette l'opprobre ni sur les peurs, ni sur les fragilités, ni sur la nudité ; bien au contraire, il les met à l'honneur, et ainsi invite à être dans l'essentiel, à mettre à distance - sinon à l'écart - l'épouvante de l'avoir pour protéger l'épanouissement de l'être.

Cet environnement est, donc. Pardon : il n'est plus. Et depuis déjà longtemps, puisque l'ont peu à peu intoxiqué les venins de la hâte, de l'immédiateté, de la consommation frénétique, de la possession, de la compétition, des technologies, de la mobilité, qui tous ont germé dans l'humus "marchand", aux poisons redoutables.

Face à ces bruits assourdissants, la poésie ne peut. François Montmaneix cite son ami Jacques Truphémus, ce peintre du silence, de la lumière et de l'âme, disparu en 2017, ce peintre qui a méthodiquement, si patiemment et humblement, construit une œuvre appelée à s'inscrire dans l'histoire de la peinture, plus encore de la poésie. Las, l'opportunisme et l'empressement, la cupidité et l'égoïsme auront, au seuil puis au crépuscule de cet été, jeté en pâture aux acheteurs de salles des ventes des centaines d'œuvres de celui à qui est ainsi infligée une seconde mort. Il n'y a bel et bien plus guère de poésie.

Jacques Truphémus

La mise aux enchères subite et massive de ses toiles : une seconde mort pour Jacques Truphémus

Avertissement

C'est ce monde (presque) sans poésie, c'est ce monde de tyrannies indicibles, certaines impalpables, qui est le monde contemporain. "Un pays qui n'a plus de poésie est un pays qui n'a plus d'avenir"... L'affirmation d'Yves Bonnefoy vaut au-delà des frontières d'un pays. Elle s'applique, notamment, aux ensembles de pays, en premier lieu à l'Europe.

Et elle éclaire de manière singulière les causes du dépérissement dans lequel s'enfonce celle qui fut conçue comme une parade future - éternelle ? - à la barbarie de la Seconde guerre mondiale. Puisque la poésie signifie créer, espérer, embellir, oser, respecter, considérer, partager, sa dissolution progressive retire, symboliquement, ces attributs au sein des pays composant l'Europe. Et donc au sein de l'Europe elle-même.

Yves Bonnefoy

Yves Bonnefoy

Et d'ailleurs, comme une malheureuse démonstration des prophéties d'Yves Bonnefoy, ce qu'est aujourd'hui l'Europe, n'est-ce pas morcellement, peurs, rejets ? N'est-ce pas replis, féroces adversités, inconciliables aspirations ? N'est-ce pas tentations radicales, sécessionnistes, populistes ? N'est-ce pas dictature financière, oppositions idéologiques, prolifération xénophobe ? De l'Italie à la Pologne, de la Hongrie à l'Autriche et jusqu'en Grande-Bretagne, ces "possibilités" de fracturation et même de désagrégation n'ont-elles pas franchi une étape décisive : celle des urnes, qui plus est, ailleurs sur le continent, dans une prostration, un silence mortifères qui ont valeur d'adoubement ?

Daniel Cordier et le spectre

"La guerre a fait de moi un Européen". Daniel Cordier, 97 ans, est chancelier d'honneur de la Libération. Dans cet entretien publié le 10 mai dans Le Monde, l'auteur d'Alias Caracalla (2009) et de De l'Histoire à l'histoire (2013, également chez Gallimard), espère une Europe "débarrassée des nationalismes et de l'antisémitisme", mais constate "que c'est difficile, très difficile, et même de plus en plus difficile. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé pour que tout cela revienne. Longtemps, j'ai cru que toutes ces horreurs étaient plus ou moins définitivement derrière nous. Il faut croire que non. Ce n'est pas pour revoir tout cela en Europe que nous nous sommes battus".

Lui qui fut résistant et secrétaire de Jean Moulin met en garde contre ce qui n'est plus inimaginable et que la situation politique, institutionnelle, démocratique de l'Union rend de moins en moins inconcevable. Comme un écho à cet avertissement, comme pour conjurer la probabilité qu'il devienne prémonition, François Montmaneix de son côté développe l'une des propriétés essentielles de la poésie : elle est, pour celui qui sait la créer mais tout autant pour celui qui sait la recevoir, un rempart contre le "mal absolu".

Ainsi, illustre-t-il, les officiers SS confortablement assis dans le salon de leur maison bordant le camp d'Auschwitz "n'écoutaient pas Schubert, ils écoutaient du piano". Car écouter la sonate n°21 c'est être "être en poésie", un état intérieur "impossible" lorsqu'on est dans l'inhumanité puisqu'"être en poésie", c'est exorciser le mal, "c'est être perdu pour le mal absolu".

"Le poète a toujours raison. Qui voit plus haut que l'horizon. Et le futur est son royaume", chantait Jean Ferrat. Si c'est exact, l'antidote à la déshumanisation des sociétés occidentales donc au tarissement des possibilités d'imaginer-vivre-construire ensemble donc à la dislocation de l'Europe serait la poésie. Douce utopie que de l'imaginer paver les débats partisans et les négociations communautaires... Mais le droit de la rêver n'est pas moins autorisé que celui d'Emmanuel Macron de ressusciter le "rêve d'Europe". L'"homme de lettres" qu'il est y est-il sensible ?

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