Manager demain : l'art de coopérer

Les nouvelles générations ne recherchent pas plus de collaboration - addition de compétences complémentaires - mais sont en quête de relations de coopération, c'est-à-dire de relations dans lesquelles chacun se sent mobilisé à part égale dans la réalisation d'une œuvre commune explique 
Bruno Roche, directeur du Collège Supérieur pour Acteurs de l'Economie à l'occasion de la publication des actes du colloque "la coopération, acte ultime des organisations ?" (Ed. Peuple Livre) organisé par l'institution en janvier dernier.
(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Chacun s'accordera sur le constat que l'entreprise n'est plus un monde à part, une "société" dans la société avec ses fonctionnements propres et ses règles propres, ceux de l'activité économique et de la sphère du travail marchand.

Ce modèle a vécu, qui séparait de manière étanche une sphère privée dédiée à la famille et aux loisirs et une sphère professionnelle dont on acceptait d'assez bonne grâce les contraintes hiérarchiques, la rigidité organisationnelle et la concentration du pouvoir.


L'entreprise n'est plus cet état dans l'état, la sphère économique est de plus en plus poreuse aux aspirations psychologiques, écologiques, spirituelles de l'époque et tout se passe comme si la vie y réclamait maintenant ses droits.

C'est dans ce nouveau contexte que se pose avec une insistance particulière la question du degré ou du niveau de coopération dont les organisations sont capables ; car, à y regarder de plus près, les nouvelles aspirations des nouvelles générations - celles pour lesquelles nous devons penser les organisations de demain - convergent vers une même demande, celle d'un surcroît de "co" (communauté, coresponsabilité, codécision, coopération...) qui est la revendication d'un surcroît d'"ensemble" ou de "avec l'autre"; cette nouvelle attente ne saura être satisfaite par plus de collaboration - addition de compétences complémentaires - mais est en quête de relations de coopération, c'est-à-dire de relations dans lesquelles chacun se sent mobilisé à part égale dans la réalisation d'une œuvre commune.


L'appel du "co"

Cet appel du "co" comme désir de la coopération peut se comprendre à partir de tendances sociologiques qui ont peu à peu modifié notre géographie mentale et donc la manière de formaliser les attentes ou les idéaux qui sont les nôtres.

Comme premier signe de ce mouvement sociologique, il y a le développement irrésistible du sentiment d'égalité. Si nous lisons bien Tocqueville ("De la démocratie en Amérique"), nous y voyons une prophétie : les sociétés démocratiques vont connaître une progression et un triomphe pour ainsi dire irrésistible et irréversible du sentiment d'égalité. Égalité des conditions, égalité dans les processus de reconnaissance.

Ce que décrit Tocqueville, c'est le fait que la caractéristique des sociétés démocratiques modernes est le développement des relations de ressemblance. Or, cette ressemblance crée soit des amis, soit des rivaux. C'est parce qu'il n'y a plus rien entre la rivalité et l'amitié que notre monde contemporain cherche avec tant de passion et d'inquiétude les clés du "vivre-ensemble".

On voudrait qu'il y ait quelque chose mais il n'y a plus rien. Et comme il n'y a plus rien on met des mots, on remplit ce vide de mots, on s'étourdit de leur répétition. Voilà pourquoi collaboration ne nous suffira pas, il nous faut coopération. Nous voulons être soit des rivaux, soit des amis. Soit la concurrence, soit la coopération. Ce qui me paraît être l'alternative dans laquelle nous sommes aujourd'hui rendus et qui va se déployer dans les années à venir.

La prépondérance du consentement

Le deuxième point : c'est la prépondérance du consentement. Il est indéniable qu'en accordant au consentement une place prépondérante, en satisfaisant la demande de consentement des individus, nous affaiblissions le rapport d'autorité compris comme ce rapport qui se fonde sur une parole qui se situe elle-même hors du champ du débat. Dès lors, la demande de consentement nous conduit nécessairement à des organisations plus coopératives, plus coopérantes, puisque nul ne supporte d'être seulement intégré à une hiérarchie dans laquelle il disparaît comme le sucre dans le lait chaud.

Chacun veut être reconnu à la mesure de ce à quoi il consent librement. Nous pouvons donc, sans grand risque, faire le pari que les organisations qui ne seront pas capables de cette transformation culturelle seront de plus en plus inadaptées à leur temps.

Le troisième facteur sociologique de notre temps, c'est le fameux désenchantement que Marcel Gauchet a si bien analysé. Désenchantement généralisé qui a fait que le souci du sens est devenu une préoccupation sociale majeure comme pour en exorciser le vide ou l'absence. Le désenchantement, c'est le fait que nous sommes fondés à ne plus voir de sens collectif, de sens universel, de sens général. Voilà pourquoi, devant la difficulté de trouver un sens global à la grande histoire que nous vivons ensemble, nous sommes en train, faute de grive, de nous bricoler localement des structures de sens.

Coopérer, c'est toujours coopérer localement, donner du sens localement, parce que cela suppose une relation vivante, une étreinte commune du réel. Dans un monde de l'entreprise où on ne rencontre bien souvent que des procédures, des chartes et des process, où le sens de ce que nous faisons ne nous apparaît pas toujours clairement, où l'insécurité bride les relations dans ce qu'elles ont de vraies et de spontanées, le sens tend à se recomposer à sa périphérie, dans la banlieue des activités associatives et culturelles, par lesquelles nous étreignons une réalité modeste mais bien là, bien vivante.

Ethique de la résilience

Un quatrième et dernier facteur est celui de la promotion continue et irréversible de l'éthique de la résilience. Nos sociétés contemporaines sont animées maintenant par une éthique de la résilience, c'est-à-dire par la conviction que les choses sont plus fragiles, plus incertaines, qu'elles sont éphémères, que les changements sont de plus en plus disruptifs, qu'on est de moins en moins armé pour surmonter ces changements, et la conviction qu'il faut développer des systèmes qui soient à la fois plus soutenables, plus agiles, moins intrusifs.

Évidemment, cette éthique de la résilience s'applique aussi et peut-être d'abord à notre relation au monde, aux choses, à la nature. Nous appelons de nos vœux une éthique écologique de la résilience ; et quand on considère ces écosystèmes que constituent les organisations de travail, quand on mesure leurs impacts, on demande que les systèmes soient plus résilients ; et pour qu'ils soient plus résilients, il faut qu'ils soient davantage fondés sur la coopération.

Par conséquent, dans une société plus tendue qui connaît la confusion des fins et qui nous place dans une insécurité constante, l'impératif moderne devient celui d'avoir de l'amitié les uns pour les autres. Nous entrons dans un monde dans lequel notre attente éthique, psychologique, morale, métaphysique, c'est d'avoir de l'amitié les uns pour les autres, quels que soient les uns, quels que soient les autres, avoir de l'amitié pour la nature, avoir de l'amitié pour notre monde et pour notre temps.

Nous sommes, autrement dit, sommés "d'entrer en amitié avec", et qu'est-ce que c'est que coopérer si ce n'est entrer "en amitié avec". Prendre la mesure de cette évolution, c'est, pour les entreprises, ouvrir un nouveau chantier, celui des conditions grâce auxquelles elles seront capables de développer et de faire vivre un authentique esprit de coopération.
Promouvoir les relations de coopération en son sein mais aussi entre tous les acteurs de son écosystème, tel est le défi de l'entreprise de demain.

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