L'écrivain, ce singulier entrepreneur

Tout entrepreneur s'incarne plus ou moins dans l'objet qu'il invente, produit, diffuse, et partage. Ce qui fait du livre et de l'écrivain un couple singulièrement "un". Plongée dans l'âme de créateurs qui honorent l'âme de ceux qui les lisent.
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

Morges, premier week-end de septembre. Les chapiteaux sont dressés sur les quais de la commune, qui séparent le port de plaisance et les ponts d'accostage, rigoureusement alignés, des cossues propriétés dominant l'immensité du lac Léman et les crêtes alpestres. Dans cette banlieue de Lausanne qui héberge l'Ecole Polytechnique et son impressionnant bâtiment Rolex, le principal salon du livre helvétique accueille 40 000 visiteurs, venus assister aux débats, déambuler nonchalamment au gré des stands, et solliciter la dédicace d'un éventail très... large d'auteurs. Siègent en effet les uns aux côtés des autres Marc Lévy et Jean-Christophe Rufin, Amélie Nothomb et Valérie Trierweiler, Eric-Emmanuel Schmitt et Douglas Kennedy, mais aussi des dizaines d'écrivains et d'essayistes dont l'encre et surtout la conscience, les convictions, l'imagination, l'audace, l'indignation diffusent une matière pour rêver ou comprendre, s'émouvoir ou progresser.

Le livre, une arme contre la mort

Parmi eux, le sociologue et autochtone Jean Ziegler, qu'Acteurs de l'économie-La Tribune et les Éditions de l'Aube honoreront cet hiver dans l'un des quatre tomes composant le premier coffret de la collection Le Monde en soi - avec Edgar Morin et Etienne Klein, en librairies depuis cette rentrée, puis Yves Michaud. Dans ce dialogue, Jean Ziegler, l'anti-capitaliste star d'un pays modèle du capitalisme, y détaillera son rapport au livre, qu'il positionnera dans le vaste registre des actions qu'il entreprend et des supports qu'il emploie (diplomate à l'ONU, enseignant, conférencier, parlementaire...) pour bousculer ou éveiller les consciences. « Un livre est une arme formidable contre la mort », confie-t-il, faisant référence à un anonyme du Nouvel Empire égyptien qui écrivit sur un papyrus : « L'homme périt, son corps redevient poussière ; tous ses semblables retournent à la terre ; mais le livre fera que son souvenir soit transmis de bouche en bouche. Mieux vaut un livre qu'une solide maison [...] ou qu'une stèle dressée dans un sanctuaire. »

Défier l'éphémère

De toutes les formes qu'a prises son combat humaniste, l'écriture est-elle celle qui aura le mieux colmaté ses vulnérabilités, soulagé ses peurs, désarmé l'indicible, celle aussi qui aura le mieux œuvré ? « Immense est le privilège de pouvoir exercer librement mon combat », explique l'octogénaire, « et pour cela de pouvoir employer différentes voies. » Chacune d'elles est une « arme » dont il use au gré des circonstances. Mais la « parole » qu'il distille dans les livres occupe une place « très particulière » ; d'une part car elle résonne « fortement, durablement, intemporellement et, via les traductions, universellement », d'autre part car « on » n'ingère pas la parole lue comme la parole entendue ; la première investit comme nulle autre la conscience de celui qui activement la reçoit, qui a fait l'effort de la chercher, a pris le temps de l'interpréter, a décidé de la retenir dans sa mémoire. Enfin, ce qui lie l'auteur au lecteur est « si merveilleusement mystérieux »... De ce dernier, il ne sait « rien » de ce qui a motivé son achat, des conditions dans lesquelles il s'y plonge, des réactions qu'il éprouve, des enseignements qu'il retire. « Tout livre est un objet a priori non vivant, or chaque lecteur lui donne vie, car il se l'approprie, il se met en mouvement, il lui confère ainsi un sens et une utilité très singuliers. » Enfin, et peut-être surtout, aucun médium intellectuel n'est « plus puissant » que le livre pour faire rempart à l'un des poisons les plus redoutables de la déconstruction civilisationnelle : « l'éphémère. »

Réalisation de soi

Dans ce rapport au livre, Jean Ziegler - qui sera l'un des participants à la grande journée de débats Une époque formidable organisée par Acteurs de l'économie le 14 novembre au Théâtre des Célestins - indique aussi, peut-être malgré lui, qu'il est un entrepreneur. Un entrepreneur dont l'objet constitue un médiateur aussi formidable que pluriel : médiateur entre deux consciences, entre deux âmes, mais aussi entre un émetteur et un récepteur appelé lui-même ensuite à (ré)émettre. Mais quel « type » d'entrepreneur est donc l'écrivain ? A quelle « famille d'entrepreneurs » faut-il l'indexer ? N'est-il pas l'un de ces nombreux cas qui illustrent le sens « terriblement équivoque » du vocable entrepreneur ainsi décortiqué par Pierre-Paul Zalio dans le nouveau numéro d'Acteurs de l'économie ? Incontestablement. Dans sa tribune, le président de l'ENS Paris Saclay (ex-Cachan) ausculte l'immense hétérogénéité que revêt la typologie entrepreneuriale, et plus précisément les ressorts de la « conception morale » qui arrime la « réalisation de quelque chose » à la « réalisation de soi. » Et parmi eux l'idée que « chaque salarié puisse devenir l'entrepreneur de soi », faisant naître une « conception entrepreneuriale du travail » propice à un large spectre de manifestations, aux extrémités duquel se font face deux incarnations de l'autonomie : celle du « travailleur indépendant contraint d'accepter des conditions de travail toujours plus précaires », celle d'un être affranchi, considérant l'incertitude comme une condition heureuse non seulement « de l'innovation » mais surtout de cette si fondamentale « réalisation de soi. »

Lien d'amour

A la lumière de cette alternative, tout auteur apparait donc bel et bien entrepreneur, et un entrepreneur qui se déplace d'un bord à l'autre dudit spectre, au gré des situations subies ou provoquées. L'inconnu est consubstantiel de l'entrepreneuriat, l'incertitude et la précarité sont consubstantielles de l'inconnu, et la créativité est consubstantielle de l'incertitude et de la précarité. L'acceptation de cet inconnu aux multiples visages, cet inconnu qui ouvre l'intimité à l'accomplissement extatique et au tourment mortifère, cet inconnu qui convoque l'émotion dans ce qu'elle a de plus épanouissant et mélancolique, est une propriété insécable de la condition d'auteur. Lequel trouve réconfort dans la « valeur », incorruptible, immarcescible, de l'objet de son « aventure d'entrepreneur » ; en effet, le livre fait davantage que seulement sens et utilité : il fait lien. N'aime-t-on pas offrir à ceux que l'on aime un livre qu'on a aimé ? Le livre est lien d'amour, et son auteur, à qui ce lien échappe totalement, est un contributeur malgré lui de cet invisible et tentaculaire tissage de liens affectifs. Dino Buzzati ignore la motivation de ce lecteur offrant Le désert des tartares à son ami. Hermann Hesse ne peut deviner la raison, singulière, invitant tel lecteur à glisser Rosshalde dans les mains de sa fille. Ce jeune homme remettant à son frère Lettre au père, ce voisin prêtant Les braises, ce fiancé postant Si c'est un homme, bien sûr Kafka, Marai et Levi ne savent rien de leurs démarches. Et pourtant... chaque page que le lecteur froisse, corne, commente, gribouille, parfois même déchire pour qu'elle voyage près de lui, chaque mot qui constitue une invitation à (se) visiter, témoigne que l'« acte d'entreprendre » de ces auteurs les a dépassés, il a transcendé au-delà de leur mort et conjuré ce poison de l'« éphémère » justement blâmé par Jean Ziegler. Il fait lien d'amour pour l'éternité. Comme la peinture de Jacques Truphémus.

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