"De Le Pen à Orbán, les mêmes blessures européennes à panser"

Dans un contexte marqué en France par une élection présidentielle incertaine et en Hongrie par des manifestations d'ampleur contre Viktor Orbán, le militant politique Vincent Liegey* propose de revenir sur quinze ans d'expérimentation entre les deux pays. Regard croisé Est-Ouest sur la construction européenne, et notamment l'approche économique de celle-ci.
(Crédits : Ophélia Noor)

A une semaine du premier tour de l'élection présidentielle française, lequel s'annonce plus serré que jamais, mais aussi en plein soulèvement citoyen de grande ampleur en Hongrie, nous proposons de revenir sur la construction de l'Union européenne (UE) et sa dimension libérale. Après le Brexit, alors que Viktor Orbán lance sa consultation citoyenne, ces débats s'invitent aussi dans la présidentielle en France. Il nous semble important de dépasser l'approche simpliste du pour ou contre l'UE pour mieux comprendre à la racine les défis que nous traversons, aussi bien à l'est qu'à l'ouest, au nord qu'au sud. Dialogue ouvert.

De l'autre côté

Je suis arrivé en Hongrie pour la première fois en juin 2002, quelques semaines après le choc du premier tour de l'élection présidentielle, laquelle a vu Jean-Marie Le Pen accéder au second tour. La Hongrie ne faisait pas encore partie de l'Union Européenne mais était souvent présentée comme la meilleure élève issue du "bloc de l'Est".

Quand je regarde les photos de ce premier séjour, je me rappelle d'un autre temps. A l'époque, passer l'ancien rideau de fer était une vraie aventure pour un jeune Français. On ne rigolait pas lors du passage à la frontière et se débrouiller dans les magasins à Budapest n'était pas chose aisée. Les façades des bâtiments de Budapest étaient noires et la convivialité des plus limitée par rapport à aujourd'hui. Toutefois, je suis tout de suite tombé sous le charme de cette ville et, six mois plus tard, je revenais pour un stage, puis un job à l'Ambassade de France.

En 2004, la Hongrie rejoint l'Union Européenne, pleine d'espoirs. En décembre de la même année, elle ratifie le Traité de Constitution Européenne (TCE) sans débat mais avec la volonté d'être le premier pays européen à le faire. Elle sera doublée de quelques jours par la Lituanie. En France, des débats intenses ont lieu autour du texte, lesquels aboutissent à la victoire du "non" au référendum, laquelle sera imitée un peu plus tard aux Pays-Bas. J'étais alors très engagé dans la campagne pour le non, suscitant une très forte incompréhension chez mes amis hongrois. Plus de dix ans plus tard, il me semble important de revenir sur ces débats tant ils éclairent la situation européenne actuelle.

Le rejet français du TCE

La France étant fondamentalement pro-européenne, le Président Jacques Chirac tente de se flatter d'obtenir la reconnaissance populaire en organisant un référendum autour du TCE qui a lieu le 29 mai 2005. Il s'attend alors à une très large victoire.

Mais à la grande surprise des éditorialistes, un débat intense naît. Les livres autour de cette constitution s'arrachent, la culture des blogs voit le jour, des campagnes pour et contre se mettent en place. Les discussions s'invitent dans les lieux de loisir, au travail, au sein des familles et divisent la France. Comme souvent avec ce type de questions "pour ou contre", chacun apporte des réponses sous-tendues par différentes raisons. Toutefois, trois ans après le choc Le Pen, on voit apparaître les premiers signes d'un écart grandissant entre les médias et politiques dominants, entre cette "bien-pensance" libérale, sociale démocrate et pro-européenne et, outre ses opposants habituels, une certaine partie de la population française se sentant menacée ou abandonnée.

Dans tous les médias nationaux, l'on s'indigne de ces Français remettant en cause ce qui semble aller de soi, on les diabolise, menace, voire insulte. Dans les médias alternatifs de gauche, sur les blogs, on débat, on analyse le texte de cette constitution, en particulier la troisième partie qui reprend l'ensemble des articles économiques de l'UE autour de la logique de "concurrence libre et non faussée". Mais dans ces médias, comme dans ceux d'extrême droite, on commence aussi à voir apparaître des slogans stigmatisants et inquiétants mettant en avant les menaces que représenteraient les "plombiers polonais" ! C'est le cœur du débat : pour ou contre une Europe qui se limiterait à l'ouverture des frontières économiques ? Pour ou contre une Banque centrale indépendante de tout contrôle démocratique ? Quel rôle pour les lobbys et la Commission ? Comment construire une Europe des peuples pour les peuples ?

Ces débats seront vite oubliés, enterrés avec mépris, malgré une large victoire du non, qui plus est avec un forte mobilisation (54,68% de non avec 69,34% de participation) ! Cela est d'autant plus dommageable, qu'il y a eu à la fois un vote "non" de gauche et « pour » une autre Europe, et un autre de droite fondamentalement anti-européen. De même, il est important de noter que le oui a été porté aussi bien pour de bonnes raisons (cette constitution représente une étape, certes imparfaite vers la construction d'une Europe plus démocratique) que de mauvaises (une opportunité politique pour réformer la France en cassant les services publics et le droit du travail et en créant de nouveaux marchés).

Quelques années plus tard, comme un symbole, c'est à Versailles, dans un mépris de démocratie insoutenable, que l'Assemblée Nationale et le Sénat, en catimini, ratifieront en modifiant la constitution, un texte similaire, le Traité de Lisbonne...

Les investissements, la croissance et tout suivra

Au même moment, la Hongrie a déjà ratifié le texte sans vrai débat, puisque le texte de la constitution n'est traduit en hongrois qu'après le vote au parlement. Les marchés s'ouvrent, les fonds structurels tombent, les façades des villes reprennent des couleurs, les places sont refaites, les autoroutes se construisent, tout va pour le mieux dans le meilleur des monde ! Mes amis hongrois, mais aussi collègues diplomates, sont enthousiasmés par cette Europe qui s'ouvre. Pour ces derniers, l'enjeu est de placer ses entreprises nationales et de choper un maximum de marchés comme ceux de la ligne 4 du métro de Budapest. Avec les investissements, la croissance suivra, le rattrapage sera là, la démocratie vaincra le totalitarisme une bonne fois pour toute. C'est bien seul que je fais campagne pour le non au TCE étant plus que perplexe face à cet enthousiasme béat.

Premièrement, ayant grandi en France, je me suis intéressé depuis ses débuts au mouvement altermondialiste qui critique de manière radicale les méfaits terrifiants du néolibéralisme sur nos économies. Chômage, travailleurs pauvres, montées des inégalités commencent à faire le jeu de replis identitaires. De plus, l'Europe, vue comme un cheval de Troie néolibéral en France (dernier pays ouest-européen à ne pas avoir encore les grande réformes) et ces grands projets de développement soutenu par les fonds structurels européens participent plus à créer de la compétition entre les peuples qu'à les unir, à renforcer le poids des lobbys des multinationales face aux services publics que l'on commence à privatiser.

En Hongrie, j'observe les mêmes phénomènes mais à une vitesse terrifiante. Sans garde fou, on privatise à tour de bras. De plus, face à l'absence d'institutions solides et transparentes et de contre-pouvoir, comme dans toute jeune démocratie, je constate que tous ces investissements participent à renforcer le clientélisme et la corruption. Toutefois, il est très difficile d'ouvrir ces débats, car l'Europe permet aussi de s'ouvrir culturellement, de faire des emprunts en devises étrangères et entretient l'illusion du rattrapage, en particulier en permettant l'enrichissement rapide d'une partie de la population, petite mais visible... De même, il m'est très difficile d'expliquer que nos sociétés occidentales sont loin d'être l'eldorado de croissance et de transparence, de bien-être et de démocratie, de sérénité et de confort matériel pour tout ce que mes amis hongrois semblent percevoir.

En reprenant mes notes de l'époque, je retrouve cette phrase :

"Cette ouverture à l'Est de l'UE dominée par l'intérêt économique de quelques uns et soutenue avec naïveté et sincérité par des élites libérales et sociales-démocrates porte en elle le risque de créer de fortes désillusions et de faire le lit des nationalismes. Tout d'abord à l'ouest, face aux délocalisations, cette ouverture entraîne chômages et précarités. A l'Est, les flux d'argent sont loin d'être suffisants pour créer des dynamiques d'émancipation citoyennes. Au contraire même, les bijoux nationaux sont bradés et la corruption renforcée, et loin du rattrapage illusoire tant attendu, ce sont les délocalisations qui commencent déjà, toujours plus loin vers l'Est. Ces désillusions ne laissent rien présager de bon."

Le premier choc, automne 2006

Au printemps 2006, les chancelleries occidentales de Budapest célèbrent la Hongrie qui, à travers la réélection de Ferenc Gyurcsány, serait entrée dans l'ère de la maturité démocratique. Pour la première fois un gouvernement est réélu, de plus il est pro-européen, dynamique et libéral, prêt à réformer "courageusement". La Hongrie est plus que jamais la meilleure élève pour ces élites. Elle va s'ouvrir économiquement, de nouveaux marchés vont se créer et la croissance, moribonde à l'Ouest sera relancée. Du côté des multinationales, on investit à tour de bras, on profite d'une main d'oeuvre peu chère, "plus docile" et bien formée... toutefois la Hongrie devient moins compétitive, déjà "trop riche" par rapport à la Slovaquie ou aux futurs membres comme la Roumanie. L'automne 2006 est marqué par ce tournant terrible avec la diffusion de l'enregistrement d'Ösződ et les violences policières qui s'ensuivent. Gyurcsány tient bon, alors tout va bien, en plus il est courageux et met bien en place les réformes structurelles souhaitées par ce que l'on appellera plus tard la Troïka.

L'immobilier et la construction se portent alors bien, avec l'aide des banques occidentales, qui ne peuvent être que plus fiables aux yeux des Hongrois car occidentales. Puis arrive la crise de 2008 et l'effondrement du Forint. Gyurcsány, avec ses soutiens, tient bien avant de laisser sa place à l'administrateur "a-partisan" Gordon Bajnai. Là aussi, l'occident ferme les yeux quant à la situation morale et politique qui se dégrade de manière très inquiétante. La cure d'austérité aux conséquences humaines dévastatrices s'intensifie, l'extrême droite prend de l'ampleur et montre ses muscles dans les rues de Budapest avec la naissance de ses gardes nationales. Les scandales de corruption commencent à sortir, c'est toute une classe politique qui est discréditée. On ouvre un boulevard au populiste Viktor Orbán, que l'on pensait à tort enterré après ses deux défaites successives en 2002 et 2006. Sans programme autre que nettoyer la Hongrie de cette "racaille" socialiste et libérale, menteuse et corrompue, en montrant déjà des signes inquiétants d'autoritarisme et de nationalisme, Orbán et la Fidesz se retrouvent avec les pleins pouvoirs.

L'orbanisme, laboratoire du populisme

Une fois de plus, au lieu d'analyser les choses, de faire une autocritique salvatrice, les élites occidentales libérales persistent et s'offusquent contre le nouveau petit méchant loup européen venu de Hongrie. A juste titre, mais non sans deux poids deux mesures, Orbán est attaqué pour sa remise en cause de la démocratie et de l'état de droit. En fait, chaque campagne contre l'orbanisme est liée à des mesures économiques hétérodoxes qui inquiète à Bruxelles : virer le FMI, taxes exceptionnelles de crise contre les multinationales étrangères et les banques, nationalisation des retraites, reprise en main de la banque centrale. Toutes ces mesures étaient historiquement portées par les gauches occidentales altermondialistes... mais pour d'autres objectifs ! On assiste là encore à "deux poids deux mesures", que l'habile Orbán sait utiliser pour renforcer son pouvoir en Hongrie.

Oui, l'orbanisme est inquiétant, oui il faut combattre ses dérives autoritaires et xénophobes, mais c'est loin d'être suffisant. C'est même contre-productif(s) si on le fait sans s'intéresser aux causes profondes qui lui ont permis de s'approprier les pleins pouvoirs. Depuis 2011, 2012, nous sommes quelques voix à nous inquiéter de ce phénomène et de son potentiel d'extension. Comme en 2005 en France, faute de vrais débats, les mêmes causes créent les mêmes effets et ce qui a construit le succès de l'orbanisme se reproduit, d'abord dans toute la région, de la Pologne à la Croatie, en passant par La Bavière. Enfin, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, pays où est née cette ère néo-libérale avec Thatcher et Reagan, les oubliés s'expriment, pour le pire avec Trump et le Brexit. Les mêmes élites, arrogantes et donneuses de leçon, comme en 2005 en France, comme depuis 2010 en Hongrie, pleurent dans leur entre-soi, le bateau continuant à couler... en attendant de nouvelles "surprises", après les Pays-bas, peut-être en France et en Allemagne.

Comment arrêter l'hémorragie ?

Il est intéressant de comparer les cartes électorales des derniers scrutins en Hongrie ("référendum de la haine"), en Autriche (élections présidentielles), en Grande-Bretagne (Brexit) et aux Etats-Unis (élection de Trump). Au delà de l'abstention, qui reste le premier parti, on retrouve le même genre de clivages entre territoires connectés et abandonnés. D'un côté, dans les grandes métropoles qui concentrent l'économie, les réseaux, on vote progressiste, de manière divisée entre les libéraux et post-libéraux (voir par exemple la campagne Sanders aux Etats-Unis, la victoire surprise de Benoît Hamon aux primaires socialistes en France ou la surprise Jean-Luc Mélenchon en progression dans les sondages).

D'un autre, dans les quartiers péri-urbains et zones rurales, devenus de véritables déserts économiques, mais surtout culturels et intellectuels, on a la tentation de voter anti-système en se laissant séduire par des discours simplistes, haineux et démagogiques. On retrouve le même type de dynamiques dans les élections française à venir, en particulier autour du vote Front National, très présents dans les anciennes régions industrielles et les zones rurales qui se sentent abandonnées et trahies par les gauches. On fait face à une hémorragie qui, comme on l'observe en Hongrie, participe à diviser nos sociétés entre "bien-pensants" et "racistes", "loyaux" et "traîtres". Et partout on stigmatise en cherchant des bouc-émissaires (ici les réfugiés, là les musulmans quand ce n'est pas les polonais ou les pauvres et les chômeurs).

Ainsi, nous avons perdu le contact avec une part non négligeable de nos concitoyens qui se sentent abandonnés et victimes d'un système devenu indigent. Cette crise économique, sociale s'accompagne d'une crise morale et démocratiquement qui renforce un discrédit sur les élites, les partis, les institutions. Enfin, il ne faut surtout pas oublier de faire le lien avec la crise environnementale et énergétique qui questionne en profondeur notre modèle économique toxico-dépendant à la croissance qui ne reviendra pas, modèle dominé par la publicité créatrice de frustration.

Face à des signes qui laissent supposer l'effondrement d'un modèle de civilisation, il est important de penser de manière radicale, c'est-à-dire de prendre le temps du débat en allant à la racine et en liant ces différents défis. Pour ce faire, il est important de remettre l'économie à sa place, c'est-à-dire en faire un outil au service de l'intérêt général et de politiques ambitieuses et de relocaliser nos productions, nos échanges et nos imaginaires. Les réponses doivent être à la hauteur des enjeux et ne peuvent pas se faire sans la reconstruction de liens entre ces populations qui ne se parlent plus. Il y a toutefois plein de bonnes raisons de garder l'espoir, en particulier à travers l'émergence partout à travers le monde d'initiatives locales et citoyennes qui ont déjà commencées à construire les mondes de demain. En parallèle, sont apparues des propositions susceptibles de ré-enchanter la politique, comme le revenu inconditionnel de base.

De même, ces dernières années, on a pu assister à des expérimentations politiques, non sans difficultés, à travers de nouvelles pratiques comme les listes citoyennes victorieuses en Espagne. Enfin, n'oublions pas que les Orbán et autres Le Pen, Trump, ne représentent qu'une part minoritaire de nos concitoyens, autour de 30 % et que la vie quotidienne est bien plus complexe et riche que leurs discours nauséabonds. Alors, rencontrons-nous, dialoguons, critiquons avec radicalité et expérimentons.

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*Vincent Liegey, co-auteur du livre "Un projet de décroissance" (Utopia, 2013), chercheur indépendant, co-fondateur de Cargonomia et co-organisateur de la 5e conférence internationale sur la décroissance.

"Cette tribune fait l'objet d'une publication commune avec Kettős Mérce, site d'information et de débats hongrois, et de Hulala, le média de l' "Europe excentrée", basé à Budapest." Le texte original est à retrouver ici.

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