L’entreprise est la loi du monde

L'entreprise est la loi du monde, la forme par laquelle passent les impératifs les plus intraitables de notre condition : la faim, le besoin de reconnaissance, la dignité minimale. Par Patrice Maniglier, maître de conférences en philosophie et arts du spectacle à l’université Paris Ouest-Nanterre.

Philosopher sur l'entreprise est suspect, et ce pour une raison très simple. L'entreprise est la forme contemporaine de la contrainte, sous laquelle nous nous trouvons tous. Pour vivre et survivre dans le monde d'aujourd'hui, vous n'avez pas le choix : vous devez en passer, d'une manière ou d'une autre, par elle. Pour beaucoup, le problème est clair : soit le travail que vous pouvez fournir intéresse "une entreprise" (fût-elle celle que vous créez), soit vous êtes condamné à la misère et à la marginalité.

Et même ceux qui, comme moi, ne sont pas rémunérés directement par une entreprise, vivent dans un monde où leur vie matérielle dépend du fonctionnement des "entreprises". L'entreprise est donc la loi du monde, la forme par laquelle passent les impératifs les plus intraitables de notre condition : la faim, le besoin de reconnaissance, la dignité minimale.

Juges et parties

Ce fait crée, pour la pensée, une situation singulière, qu'il ne faut pas traiter à la légère. Nul ne peut parler de l'entreprise librement, comme d'un sujet intéressant parmi d'autres, puisqu'elle est la condition même de notre vie. Nous sommes forcément juges et parties.

Ce genre d'objet est pénible à la philosophie, qui aimerait bien imaginer qu'elle est libre de ses objets et même de sa vocation. Un philosophe qui disserte avec hauteur et d'un air dégagé de ce sujet, en oubliant de mentionner cette dureté à laquelle la notion même d'entreprise renvoie, est déjà infidèle à sa vocation, l'exigence critique, la vigilance intellectuelle. Il risque de mettre cette liberté qu'est la pensée au service de cette contrainte sous laquelle nous sommes, en faisant comme si l'entreprise était quelque chose au sujet de quoi on peut réfléchir librement, alors qu'elle est d'abord quelque chose qui, de toutes manières, ne se discute pas.

Euphémisation

On y entend l'idée de projet, de projection vers le futur, d'audace, d'aventure, d'imagination, quelque chose d'épique et de libre. La dimension de sujétion des corps et des esprits y disparaît. Cela est d'autant plus intéressant que l'étymologie ne laisse pourtant aucun doute : "entreprendre" est un terme militaire qui signifie conquérir, contrôler. De fait, "entreprendre", c'est pour le meilleur et pour le pire : coordonner l'action collective, soumettre les volontés (en les achetant) afin de les mettre au service d'un but commun.

De même, on ne saurait faire que "l'esprit d'entreprendre", quelle que soit sa réalité, quelle que soit sa vertu, ne fonctionne comme le principal opérateur de justification de l'extraordinaire inégalité du monde contemporain. Selon que vous en ayez ou pas, vous serez riche ou misérable, félicité de l'être ou condamné une deuxième fois pour n'avoir pas été capable de le devenir.

Haine ou servilité

Mais ceux qui critiquent l'entreprise ne sont pas plus libres que ceux qui y voient la plus haute figure de la liberté humaine. Ce qu'ils en diront sera aussi conditionné par ce fait très simple : quoi que nous en pensions, nous n'avons pas la liberté de la choisir ou de la refuser. Aussi leur discours est-il d'ailleurs souvent animé par le seul sentiment ajusté à une situation de violence, contraint de s'occuper de quelque chose que nous voudrions éliminer : la haine.

Haine ou servilité - il semble que penser l'entreprise soit condamné à une dure alternative. Faut-il donc s'en désintéresser ? Certes non. Il faut juste commencer par définir l'entreprise comme cette contrainte qui limite la liberté même de penser. Cela ne la condamne pas ; cela la situe. Alors nous pouvons entreprendre de penser sérieusement l'entreprise. Car la pensée, aussi, est entreprise.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 26/10/2016 à 18:39
Signaler
Intéressant sujet de dissertation mais qui créé, dans mon esprit, une grande confusion entre entreprise et entreprendre. On peut parfaitement entreprendre de vivre hors de l'entreprise. Entreprendre est dans la nature humaine, c'est ce qui nous perm...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.