Quand on n'a (plus) que l'amour

Qu'ont donc en commun la psychanalyste Cynthia Fleury, le chef d'orchestre Daniel Kawka, le sculpteur David Decamp et le patron Eric Vialatoux ? D'être promoteurs de "l'être-sujet", de "l'être individué", de "l'être unique" qu'ils reconnaissent dans leur singularité et ainsi arment pour être et pour faire. Tous quatre sont donc témoins ou producteurs "d'amour", d'un amour "politique."
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

"L'essentiel est de faire lien, d'être déterminé et disposé à aimer, car aimer est une décision, un libre-arbitre, mais aussi un travail. L'amour, l'attraction de l'autre et vers l'autre, le sens de l'autre construisent l'être. C'est pourquoi aimer est politique", détaille la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury.

Cet amour est devoir, nécessité, parce qu'il puise dans les entrailles de "l'être individué", cet être émancipé, libre et accompli, finalement cet être-sujet qui simultanément se réalise et réalise avec et pour les autres.

L'amour est bel et bien concomitamment révélateur de soi et lien avec l'autre, démontre l'auteur des Irremplaçables (Gallimard), enseignante-chercheuse-praticienne aussi bien à HEC et Polytechnique qu'au Muséum d'histoire naturelle, au service médico-psychologique du Samu ou à l'Hôtel-Dieu. L'amour, ici appelé à résister aux "poisons" matérialiste, capitaliste, technologiste qui créent une vassalité atrophiante, est interrogation et lecture non seulement du monde mais aussi de chaque monde intérieur.

"Passeur"

Aimer pourrait constituer le verbe-support de chaque révélation, chaque introspection, chaque exhortation confiées par le chef d'orchestre Daniel Kawka, qui embarque le lecteur à ses côtés dans un extraordinaire voyage vers puis dans, au cœur de l'œuvre.

L'œuvre de Wagner et de Malher, de Schubert et de Ravel est ici aimée d'un amour qui semble recouvrir chaque paroi de sa conscience, chaque nervure de son corps, chaque strate de son âme.

Les musiciens qui composent ses deux formations - Ensemble Orchestral contemporain et Ose ! - et toutes celles qu'il dirige de Florence à Saint-Petersbourg, il les aime, il leur enseigne de s'aimer eux-mêmes et ensemble afin que l'interprétation, extatique, de l'œuvre célèbre le compositeur et diffuse chez le spectateur l'émotion qu'en sa qualité de "passeur" il a la responsabilité de créer et de répandre.

Sans amour, indique ce chef d'orchestre doublé d'un chef d'entreprise hors du commun, impossible de faire surgir de l'œuvre et du corps - social, professionnel, artistique - orchestral les trésors, c'est-à-dire aussi les leçons de spiritualité, de management, d'éducation, d'entrepreneuriat, de société, et donc d'humanité qui forment une interrogation, une lecture du monde et de chaque monde intérieur.

L'intranquillité, ressort de l'être-sujet

Aimer, faire aimer, mais aussi être aimé : c'est dans ce sillon que le sculpteur David Décamp imagine, modèle, polit la matière qui met en perspective nature et mort, arbre et mort, animaux et mort. L'obsession ici trouve son origine dans la mutilation, et son sens dans une quête sinon de beauté et de réconciliation, plutôt d'interrogation et de lecture du monde - et de chaque monde intérieur pour qui le décide.

L'intranquille est ainsi qualifié l'artiste, non par analogie avec le titre de l'autoportrait âpre, radical, bouleversant du "fils, du peintre, du fou" Gérard Garouste, mais parce que de cette intranquillité jaillit ce qui forme les ressorts de l'individuation, de "l'accomplissement utile" chers à Cynthia Fleury : la faculté de subversion, d'insubordination, de désobéissance mais aussi de questionnement (chez l'artiste et chez l'amateur) qui participe à façonner l'être-sujet.

Considération

C'est, lui aussi, sans esbroufe ni déclaration tonitruante, sans arrogance ni fatuité, qu'il s'emploie à déployer dans sa PME, Lofoten, les possibilités de travailler "avec bonheur". Modestement, Eric Vialatoux cherche à placer les 55 salariés de cette fabrication de menuiserie dans les conditions culturelles, managériales, sociales, organisationnelles de s'accomplir sujet, d'être pour faire.

Là encore, aucune recette miracle, aucun slogan spectaculaire, simplement des méthodes d'implication, des mécanismes de récompense, un climat d'ensemble qui convergent vers la considération. Laquelle constitue l'un des ferments premiers de l'amour, mais aussi de la construction de soi qui mène à lire son monde puis le monde.

L'essentiel

Cynthia Fleury, Daniel Kawka, Eric Vialatoux, David Décamp : ces "témoins" ou "producteurs" d'amour, auxquels le numéro 130 d'Acteurs de l'économie - La Tribune (en kiosques ce mercredi 13 avril) consacre une large place, ont beaucoup en commun, bien sûr à différents niveaux.

Une démarche authentique et dépolluée des scories, la volonté d'être contributeur de la réalisation d'autrui, un examen implacable de la société mercantiliste, égoïste, recroquevillée, vaine, artificielle, mais aussi la conscience d'une absolue nécessité : se désaliéner des futilités et des inutilités, des asservissements multiples auxquels asservit le rouleau-compresseur marchand, celui qui hiérarchise l'Homme et l'assujettit à la compétition et à la performance, au pouvoir et à l'immédiateté, à l'accumulation et à la vacuité.

Chacun d'eux aide à circonscrire "l'essentiel", c'est-à-dire invite respectivement les élèves de ses cours ou les lecteurs de ses livres, les musiciens de ses orchestres ou les spectateurs de ses concerts, ses salariés, clients et fournisseurs, enfin ses collectionneurs à être sujet de leur monde pour devenir sujet du monde.

Finalement, à être être.

Sur cette page, ils sont quatre à incarner ce statut d'être-sujet, d'être individué qui conditionne la possibilité d'aimer et de faire aimer ; mais en réalité combien sont-ils à ainsi faire rempart, tête haute, au spectre de "remplaçabilité" qui contamine désormais l'espèce humaine après s'être imposée aux biens matériels ?

Res publica

Nombreux, immensément nombreux, heureusement. Mais disséminés, souvent inconnus les uns des autres. Et surtout en rupture d'avec un système politique et une organisation démocratique incapables de les rassembler et de servir de porte-voix aux trésors - d'humanité, d'entrepreneuriat, de créativité, d'innovation - qu'ils recèlent.

La responsabilité des êtres-sujets est donc considérable dans le contexte de débâcle politico-politicienne, d'épuisement démocratique, de délitement citoyen.

Ils portent en eux l'espérance de riposter à cette déliquescence, et d'offrir une alternative pleinement politique, au sens bien sûr de la res publica.

"Quand on n'a que l'amour... ", chantait Brel. Et bien quand on n'a plus que l'amour, il faut lui donner un sens, un dessein, une envergure politiques. L'amour tel que Cynthia Fleury le décrit et le conditionne à l'accomplissement de l'être individué, est bel et bien "politique".

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Commentaire 1
à écrit le 18/04/2016 à 10:17
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Enfin des mots d 'amour sur l amour, avec amour Puissant

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