Edgar Morin - Jacques Truphémus, le bel âge

L'un l'achève, l'autre l'aborde : tous deux sont dans leur quatre-vingt-quatorzième année, et leurs œuvres composées pour l'une de mots pour l'autre de couleurs, sont d'une modernité et d'une insubordination qui font leçon. Ce que produisent le sociologue et philosophe Edgar Morin - auquel Acteurs de l'économie consacre sa Une - et le peintre Jacques Truphémus - dont le magazine a soutenu un remarquable documentaire - est d'une absolue nécessité pour qui veut penser et espérer, éprouver et bâtir autrement.
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

Réinventer notre civilisation. Ni plus ni moins. Qui peut-on être pour « oser » exhorter l'humanité à accomplir une perspective aussi belle que chimérique, aussi essentielle qu'utopique ? Edgar Morin, qui a été de toutes les résistances contre toutes les formes de barbarie : résistance armée dès 1942 contre l'envahisseur nazi - né Nahoum, il y a adopté son pseudonyme Morin -, puis résistance intellectuelle face à chaque forme d'agression contre l'humanité, chaque conspiration génocidaire, chaque contestation des libertés et des égalités.

Tout entier tourné vers demain

Une résistance pour progresser, pas à pas, vers le réenchantement des fondamentaux de toute société humaine, de toute civilisation éclairée : fraternité, solidarité, espérance, imagination, hybridations de toutes sortes. Ces même fondamentaux dont le sociologue et philosophe, tout entier tourné vers demain, constate sobrement le dépérissement et en circonscrit l'origine protéiforme non seulement à la dictature du calcul, du chiffre et de la quantité, aux tyrannies du profit, de la spéculation et de la concurrence, à la cupidité et au consumérisme, mais aussi à un mal davantage organique, sournois, « structurel » : le rejet de la complexité.

Culture du sens

Oui, l'auteur de La Méthode fulmine contre le dogme manichéen, ultradominant dans l'ensemble des process - économie, éducation, management -, coupable d'obstruer la seule voie susceptible de décloisonner les consciences, de confronter les idéaux, de conjurer les peurs, de mailler les imaginations, de libérer les initiatives, de fertiliser la créativité, d'épanouir chaque sujet. Et donc d'irriguer un sillon essentiel : l'espérance et la perspective d'avenir, ensemencées dans la culture du sens.

Impénétrable mystère

Résistant, lui aussi l'est depuis toujours. À l'adolescence pour repousser tout appel ou supplication à renoncer à sa vocation de peintre, dans les camps de travail allemands pour vaincre la maladie et simplement rester en vie, puis à chaque instant de sa « carrière » picturale pour exercer avec intégrité, pour protéger de toutes les scories possibles - vanité, narcissisme, complaisance, compromis, hâte, mercantilisme - le « mystère », heureusement impénétrable, qui lie sa sagacité, son âme, son cœur, et sa technique à la main qui les traduit sur la toile. Oui, Jacques Truphémus - auquel est consacré un remarquable documentaire, réalisé par Florence Bonnier et disponible sur Le soleil sur la place - est, tout comme Edgar Morin, un résistant. Et tous deux, parce qu'ils sont portés par la légitimité d'être des résistants, produisent une œuvre de résistance.

L'accomplissement

Résistance artistique pour l'un, intellectuelle pour l'autre, pour « dire » avec la couleur ou les mots, dans les silences ou la colère, la nécessité de réinventer la civilisation. Et résistance qui, là encore, a pour racine une même acceptation, un même apprivoisement, une même culture de la complexité. En effet, sait-on la somme des confrontations intérieures auxquelles Jacques Truphémus se soumet pour composer une toile, composer les formes, composer les couleurs finales qui font œuvre ? C'est dans la fouille de cette complexité, aussi inconfortable qu'extatique, que le peintre a patiemment exploré pendant soixante-dix ans ce qui fait non seulement émotion mais aussi leçon auprès des amateurs de peinture. Leçon sur la liberté et sur l'humilité, sur les vertus du temps long et de l'héritage, sur la beauté et la création. Et sur l'accomplissement de soi dans l'accomplissement de faire.

Truphemus

Jacques Truphémus, sans titre. 2015. Huile sur toile. 130 x 97  cm

Leçons entrepreneuriales

Leurs œuvres sont aussi silencieuses que le monde est bruyant, elles sont aussi atemporelles que le monde est immédiateté, elles font autant histoire que le monde s'affranchit de la sienne. Elles honorent autant le droit de vaciller et les trésors de la fragilité que le monde sanctifie la performance et la perfection, elles sont autant sincérité et honnêteté, liberté et vérité que le monde peut être superficialité et compromissions, vassalité et futilité. Elles sont autant contestation et dénonciation, singularité et insubordination que le monde est uniformisation et discipline, normatisation et pleutrerie, elles invitent à progresser subtilement, courageusement, expressément au fond de soi autant que l'inanité du monde matérialiste, technologique et binaire dissuade de s'y aventurer. L'introspection et le dialogue intérieur, parfois douloureux, qu'elles suscitent déterminent la faculté empathique de s'ouvrir au monde et d'entreprendre vers et avec « l'autre ».

Absolue nécessité

Bref, parce qu'elles sont aussi utiles qu'une partie de ce qui fait civilisation est inutile, l'œuvre de Jacques Truphémus et celle d'Edgar Morin font œuvre d'absolue nécessité. Dans la lumière des couleurs de l'un et des mots de l'autre perce une extraordinaire foi en l'Homme. Regarder l'œuvre de Truphémus et lire celle de Morin, les « recevoir » et ainsi accepter chaque bonheur mais aussi chaque questionnement qu'elles éveillent, nourrit la « capacité » de fraternité, de sagesse, d'altruisme. Et donc de se réaliser pour faire ensemble.
Ah, au fait, tous deux ne partagent pas que cela. Ils sont aussi dans leur quatre-vingt-quatorzième année. La modernité, l'audace, l'espérance emblématiques de leurs œuvres, ne sont qu'une leçon de plus.

Retrouvez l'entretien avec Edgar Morin dans le nouveau numéro d'Acteurs de l'économie-La Tribune, en kiosques.

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Commentaire 1
à écrit le 10/02/2016 à 11:39
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En effet jamais le monde n'a autant eu besoin d'être refait et ça commence à devenir profondément urgent, merci pour cet article. Dommage qu'ils n'aient pas de réseaux plus influents mais il semblerait que "intelligence" et "réseau" ne puissent s...

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