4,5 millions de résistants, et moi, et moi, et moi...

Son extraordinaire démonstration de fraternité, ces 10 et 11 janvier dans les rues de France, témoigne que le peuple a pris conscience de lui-même. Et confiance en lui-même. Qu'en restera-t-il ? Il doit désormais lorgner le plus difficile : enraciner cette dynamique, et déjouer les innombrables écueils - exogènes comme intrinsèques à la nature humaine - qui y feront obstacle. Peut-on y croire ?
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

La célèbre chanson de Jacques Dutronc, Et moi, et moi, et moi, qui met en lumière la part de contradictions, de duplicité, de cynisme, de sophisme que chaque être humain porte en lui, n'était pas de mise lors de ce week-end de communion fraternelle dans les rues de France.

Mais dans les prochaines semaines et même les prochains jours, le message qu'elle distille ne manquera pas de ressurgir, et déjà l'incroyable disproportion entre d'une part l'extraordinaire mobilisation citoyenne de tous bords et d'autre part ce que vivait au quotidien Charlie Hebdo, ou le rejet qu'il suscitait chez certains de ceux qui plastronnaient au premier rang des manifestations dans les villes de France, l'illustre.

Les confessions de deux des dessinateurs de l'hebdomadaire lui font implacablement écho : Luz a fait part de son « malaise », et Willem « vomit tous ces gens qui n'ont jamais défendu Charlie et qui, subitement, disent être nos amis ». On devine l'écœurement qu'a du provoquer, chez eux notamment, le remarquable numéro d'acrobate et de victimisation réalisé par Marine Le Pen pour tirer profit d'une situation qui exigeait d'elle le silence absolu afin d'honorer la mémoire de ceux qui, chaque mercredi du bout de leur crayon, combattaient ses idées. L'indécence et le génie politique sont sans limite.

Liberté chérie

Il n'empêche, chacun des 4,5 millions de Français qui ont marché ces 10 et 11 janvier dans les rues de France a éprouvé au fond de lui-même un souffle, une fierté, une espérance, et il appartient désormais à la société toute entière de réfléchir aux conditions de leur enracinement. Si ce dernier est possible. Les raisons de cette inoubliable mobilisation sont désormais connues. La principale d'entre elles résultant certainement de la liberté - de penser, de dire, d'oser - qu'incarnent non seulement le journalisme mais aussi, et particulièrement, le titre décapité. Nul doute que chaque Français qui sait qu'au-delà des apparences son champ de liberté ne cesse d'être rogné par les injonctions de toutes sortes - législation, bureaucratie, pressions économiques et managériales, dictature technologique et traçabilité exacerbée, consumérisme... -, l'avait en tête au moment de manifester son admiration pour ces huit sentinelles assassinées, et son affection pour les neuf autres victimes lâchement éliminées.

Résilience collective

Mais peut-on espérer que cet événement citoyen sans précédent permette, même très modestement, de regarder autrement l'avenir de la nation ? Comment faire pour que cette démonstration, même éphémère, de fraternité et de résilience collective - jusqu'au sein des entreprises, le vendredi 9 janvier à midi, et dès mercredi 14 janvier dans les kiosques avec la parution du nouveau numéro de Charlie Hebdo -, mais aussi de foi en des institutions aussi décriées habituellement que la police, laisse une empreinte et trace une voie ? Que faut-il accomplir pour que le très beau titre du Libération du 12 janvier, « Nous sommes un peuple », survive aux obstacles, s'impose aux innombrables embûches qui ne manqueront pas, dès ce même jour, de le contester - retour aux préoccupations individualistes et égoïstes, pressions d'un quotidien difficile pour des millions de Français, tyrannie court-termiste de « tout » (économie, consommation, communication, etc.) qui rend illisible la moindre projection, magma d'informations et renouvellement incessant des sujets traités qui effacent trop rapidement l'ampleur réelle et durable de chaque événement... ?

Nouveau rapport de force politique ?

L'un des plus essentiels enseignements de ce week-end historique, c'est que ce « peuple » a pris conscience que des causes étaient capables de le mobiliser. Cela, il l'avait oublié ou n'y croyait plus. Sans doute chaque Français ne se savait plus en mesure de se mettre debout dans les rues, au-delà de défendre les enjeux corporatistes dictés par des corps intermédiaires défaillants et par un syndicalisme déliquescent, morcelé, vidé de sa substantifique moelle. Le peuple a pris conscience de lui-même. Et confiance en lui-même.

Et cette réalité interroge en premier lieu la classe politique, c'est-à-dire qu'elle adresse à l'aréopage politique un message limpide : le peuple peut compter sur lui-même, il peut se mettre debout, il peut peser, il peut obliger à reconsidérer les divisions politiciennes, il peut même bouleverser la traditionnelle hégémonie de la démocratie représentative, dès lors qu'il perçoit que la solidité du socle sociétal est menacée. Ce qu'en Espagne la formation politique Podemos, issue de la société civile et du mouvement des Indignés, démontre au-delà des pronostics les plus fous. Les élus de tous bords tiendront-ils compte, à l'avenir et surtout pour longtemps, de cette « extra-ordinaire » semaine qui, elle, aura marqué pour longtemps et peut-être même pour toujours l'esprit des 4,5 millions de Français mobilisés dans les rues ? Un nouveau rapport de force a peut-être éclot, dont la vitalité de la démocratie tirera profit et qui impose à la classe dirigeante d'agir concrètement - à ce titre, les enseignements à tirer du parcours éducatif, social, pénitentiaire des terroristes seront emblématiques. En tous les cas, on peut toujours rêver.

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Commentaires 4
à écrit le 18/01/2015 à 23:12
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4,5 millions de résistants... Les vrais résistants sont hélas, infiniment moins nombreux. Probablement un échantillon de la majorité silencieuse. Ce n'est déjà pas si mal.

à écrit le 16/01/2015 à 10:24
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Super article ! comme toujours

à écrit le 13/01/2015 à 21:32
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Bof tout cà!

à écrit le 13/01/2015 à 18:58
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"un nouveau rapport de force a peut être éclos" avec un S parce qu'au féminin on dit éclose...Bien à vous.

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