Un nouveau diable médiatique est apparu

La caravane médiatico-moralo-sécuritaire est passée, repassée, et repassera à nouveau. Elle a donné de la trompette parce qu'un nouveau diable est apparu. Mais une fois passée, il faut bien remettre les mains dans le réel de la diplomatie, avec des alliés peu recommandables, des discussions avec des hommes et des régimes qui avaient été diabolisés.
Pierre Grosser est historien, spécialiste de l'histoire des relations internationales et enseignant à Sciences Po Paris. Il est l'auteur de l'ouvrage "Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle"

Après Al Qaeda, les talibans, le Hamas, le Hezbollah, l'Iran des mollah (et d'Ahmadinejad), Boko Haram, Kony, Bachar el-Assad et tant d'autres, c'est Poutine, puis « les égorgeurs de Daech »... C'est aussi le terrorisme qui, comme les virus, mute, réapparaît, se répand, franchit les frontières du Sud barbare vers le Nord.

Multitudes de diables

Tous ces diables pourraient bien être des Hitler, et ne pas y faire face au plus tôt serait l'équivalent de la « capitulation de Munich » en 1938, considérée aujourd'hui comme le premier pas vers l'Holocauste. Sonner le tocsin, appeler à l'éradication du diable, vouloir sauver des victimes absolues des griffes de vampires et les peuples de régimes iniques, c'est prouver que nous sommes La Civilisation, et que nous avons des Valeurs. Peut-importe les effets potentiellement contre-productifs de l'action, il y a URGENCE : pour ETRE nous-mêmes, il nous faut AGIR, le réel en fin de compte importe peu.

Prédictions diluées dans les flots de l'information

D'autant que le pire est toujours possible : s'il advient, les Cassandres auront eu raison, et s'il n'advient pas, leurs prédictions seront diluées dans le flot des mots et de l'information. Et ils reviendront aboyer lors du passage de la nouvelle caravane médiatique, parce qu'ils répondront « c'est possible » lorsqu'un journaliste obligé de meubler l'antenne se gargarisera d'un scénario anxiogène.

Si « Daech » existe, ce n'est évidemment pas parce que Bush a fait la guerre en Irak, c'est parce qu'Obama ne l'a pas faite en Syrie. D'ailleurs les diables sont diables par nature, ils n'ont pas d'histoire, pas d'intérêts et pas de cause, ils ne réagissent pas à nos actions... tandis que nous ne sommes responsables de rien, uniquement dans le mode réactif. Tout doute sur le caractère diabolique du diable, toute analyse politique et sociologique introduit une complexité inutile, voire d'inadmissibles circonstances atténuantes.

Faiblesse intellectuelle

Expliquer serait justifier, l'intelligence de l'ennemi devient intelligence avec l'ennemi. Mettre en doute la pulsion éradicatrice serait manquer de morale, de virilité, et être complice des actes odieux du diable. Comme mettre en doute la nécessité d'éliminer le meurtrier d'enfants ou le pédophile équivaut à l'excuser.

Nous surévaluons les effets de nos actions comme de notre inaction, dans le sillage de la « can do mentality » américaine. L'Etat perturbe la « main invisible » de l'économie, est incapable de faire des « réformes », ne mérite pas les impôts qu'il ponctionne ? Mais il doit pouvoir, comme une application de tablette, mettre au panier les méchants lorsque la caravane clique dessus. Cette attente le légitime, comme elle permet au complexe stratégico-sécuritaire de se consolider, aux Etats-Unis comme en France, au-delà des alternances politiques[1].

Remettre les mains dans le réel de la diplomatie

Une fois la caravane passée, on nous annonce une interminable guerre contre le terrorisme ou le radicalisme islamiste, une nouvelle guerre froide, ou une longue asphyxie de la Corée du Nord ou de Cuba qui amèneront, après plus d'un demi-siècle d'efforts, des changements de régime. Une fois la caravane passée, il faut bien remettre les mains dans le réel de la diplomatie, avec des alliés peu recommandables, des discussions avec des hommes et des régimes qui avaient été diabolisés, et avec les limites inhérentes à toute Puissance.

On sera de nouveau surpris, les gesticuleurs abandonneront quelques jours Saint-Germain-des-Prés pour une tournée médiatique, parce qu'il faut dire que les méchants sont méchants, des pseudo-experts tout aussi inoxydables viendront souffler sur les braises, l'information en continu pourra faire des directs plus spectaculaires que les intempéries ou les rivalités à l'intérieur des partis politiques. Les « stars » pourront tweeter qu'elles sont solidaires avec les victimes et dénonceront les bourreaux. Les « sécuritaires » montreront leurs muscles, prétendant que cela dissuadera les diables d'agir comme des diables. Les partis politiques feront bloc.

La caravane aura fait du bruit dans le désert. Car le désert, c'est l'absence de débat sérieux sur les questions stratégiques et sur les questions internationales. Oui, le désert est aride : comprendre les crises et les problèmes locaux et globaux est d'une grande complexité. Celle-ci demeure lorsque la caravane est passée.

[1] On lira pour les Etats-Unis Michael J. Glennon, National Security and Double Government, Oxford University Press, 2014

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