« Quand la femme gagne plus que son mari, ça crée des problèmes »

Les stéréotypes homme - femme perdurent. Sur le plan économique, ils sont créateurs d'inégalités salariales, discriminatoires mais aussi néfastes en terme de croissance.
Pierre Dockes professeur d'économie à l'université Lyon 2

On le sait, la théorie du genre n'existe pas, seulement des études de genre. En revanche, l'économie du genre (gender economics) se porte bien, et même l'économétrie. Les stéréotypes homme - femme que les célèbres ABCD de l'égalité veulent combattre dès la maternelle sont non seulement inadmissibles car créateurs de différences de salaires appuyées sur de la discrimination pure et simple, mais ils sont néfastes en terme de croissance. On sait qu'en France les salaires féminins ne sont en moyenne que de 76 % des salaires masculins (données du ministère du Travail).

Inégalités salariales

Si cela s'explique en partie par la durée du travail (les femmes sont davantage à temps partiel, font moins d'heures supplémentaires, ce qui est une forme de discrimination due aux stéréotypes de genre) ; même à temps complet, les femmes reçoivent encore 14% de moins. « Toutes choses égales par ailleurs » (même diplôme, même poste, même durée dans le poste), les différences sont encore de 9%. Finalement, en tenant compte charitablement de la situation familiale, du domaine du diplôme et des interruptions de carrière, l'INSEE estime la discrimination pure, celle qui tombe sous le coup de la loi, à 7%. Cependant, au cours des dernières décennies, peu à peu, en France comme aux États-Unis, le nombre de couples où la femme gagne plus que l'homme s'est accru : aujourd'hui c'est le cas pour 25% des couples, et c'est encore bien peu.

Lenteur de l'évolution

La lenteur de l'évolution tient à ce que cette situation heurte une des normes les mieux partagées au monde et des plus difficiles à faire bouger. Pour en rendre compte, des économistes comme George Akerlof et Rachel Kranton ont importé dans la théorie économique l'idée (tirée des psychologues et des sociologues) que chacun se construit une identité au sens où il se sent appartenir à une catégorie (ici une identité de genre) qui dit comment se comporter et il est coûteux d'en dévier. On le voit, cela va au-delà d'un simple stéréotype.

Mariage, identité de genre et part des revenus

Dans une étude récente du très sérieux NBER (mai 2013), Marianne Bertrand, Emir Kamenica et Jessica Pan, adeptes de cette « économie de l'identité » (identity economics), ont montré que le salaire du mari constitue un des « plafonds de verre » qui bloque la progression du salaire des femmes mariées, casse leur dynamisme. Lorsqu'ils étudient la distribution des couples en fonction de la part gagnée par la femme, ils constatent que, dès que celle-ci dépasse 50% du revenu global du ménage, le nombre de couples tombe en chute libre (on parle d'une « falaise ») ; cela s'observe de façon permanente depuis 1970, pour des couples avec ou sans enfant, pour les jeunes couples comme les plus vieux. La norme « la femme doit gagner moins que son mari » affecte donc au départ le choix du conjoint, ensuite l'évolution des revenus au cours de la vie maritale. Il apparaît en second lieu que, au cours de la vie du couple, une femme qui a la capacité de gagner plus que son mari aura tendance à abandonner son emploi ou à borner ses efforts de façon à se maintenir à un niveau inférieur (comme George Akerlof est le mari de Janet Yellen, devenue présidente de la Fed, dans leur cas la règle n'a semble-t-il pas joué).

Gagner plus pour … travailler plus à la maison

On pourrait croire que, selon ce qu'estimait Gary Becker jadis (l'un des pionniers de l'étude des comportements humains et des « gender economics), le fait que la femme travaille et gagne aussi bien ou mieux sa vie que son mari conduise à une répartition du travail domestique mieux équilibrée et de façon d'autant plus égalitaire que le revenu du couple l'est. Or, tout au contraire, l'étude montre que lorsque la femme gagne davantage que son mari, celle-ci augmente sa part dans la répartition du travail à la maison. Il semble que, pour ne pas casser l'image que le mari a de lui-même, la femme se sente obligée d'en faire davantage à la maison.  Les chercheurs ont également étudié la qualité de la vie des couples selon la répartition des revenus. Tant que le mari gagne plus, aucun problème n'apparaît du fait de cette répartition, mais dès qu'il gagne moins, ses réponses au questionnaire le montrent moins heureux, les disputes augmentent et le nombre de divorces également. Il n'est pas impossible que la femme finisse par se lasser de devoir accroître sa part du travail domestique pour ménager l'ego de son mari. Observons que ce n'est nullement le revenu de la femme en soi qui pose problème, seulement le fait qu'il soit plus élevé, même à peine plus élevé, que celui de son compagnon!
L'efficience du « marché du mariage »

Marché du mariage

Reste enfin ce que les économistes nomment « le marché du mariage ». Non seulement, nous l'avons vu, le nombre de divorces augmente, mais le taux de mariages se réduit lorsqu'il est plus fréquent que la femme gagne plus que l'homme : l'appariement ou l'adéquation de l'offre et de la demande réciproques devient en effet plus difficile lorsque l'identité de genre fait repousser par l'éventuel mari une femme risquant de gagner plus que lui. Il y a donc un lien entre la réduction du nombre de mariages aux États-Unis (81% en 1970 à 51% en 2010 entre 25 et 40 ans) et l'accroissement du salaire relatif  des femmes. Selon les estimations des trois chercheurs, 23% du déclin du mariage s'expliquerait par le maintien de la norme néanderthalienne ! Les femmes qui gagnent plus que la moyenne des hommes de leur environnement auraient plus de difficultés à se marier. Ironiquement, non seulement la survie des stéréotypes et identités de genre font perdre quatre à six points de PIB en bridant les femmes mariées dans leur carrière, mais ils sont responsables de la baisse du taux de mariage. Cette étude de genre ne devrait-elle pas amener les tenants de la famille traditionnelle à recommander la généralisation des ABCD de l'égalité ?



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Commentaires 4
à écrit le 17/03/2014 à 12:48
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"Les femmes qui gagnent plus que la moyenne des hommes de leur environnement auraient plus de difficultés à se marier." En effet mais simplement parce qu'elles recherchent toujours un mari qui gagnerait plus qu'elle. Plus elles gagnent plus l'offr...

à écrit le 17/03/2014 à 12:42
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"(les femmes sont davantage à temps partiel, font moins d'heures supplémentaires, ce qui est une forme de discrimination due aux stéréotypes de genre)" En effet, les hommes se croient encore obligés de travailler plus et n'osent pas, par exemple, ...

à écrit le 17/03/2014 à 12:35
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"Finalement, en tenant compte charitablement de la situation familiale, du domaine du diplôme et des interruptions de carrière, l'INSEE estime la discrimination pure, celle qui tombe sous le coup de la loi, à 7%" Alors qu'on nous bassine avec une ...

le 24/03/2014 à 5:49
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Il est évident qu'il en va de l'intérêt des grands industriels de maintenir des tensions dans notre système. Tensions entre hommes et femmes, attisées chaque jour par des sondages bidons sur la conduite automobile, sur les salaires, sur le taux des ...

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