Laurent Berger  : "Ultra moderne Jean Ferrat"

Le 13 mars est commémoré le dixième anniversaire de la mort de Jean Ferrat. Une œuvre d'une singulière contemporanéité, comme le confient le mathématicien Cédric Villani, le philosophe Etienne Klein et Laurent Berger, réunis par Denis Lafay dans l'ouvrage "Jean Ferrat, c'est beau la vie" (L'Aube). Ecologie, travail, capitalisme, jeunesse, Europe, syndicalisme... le dialogue - "passionnant", témoigne l'ex-Pdg de Renault Louis Schweitzer - avec le secrétaire général de la CFDT sur celui qu'il désigne "porte-parole d'une société meilleure", en est l'illustration : le "pouvoir" universaliste de la poésie est irréductible. Extraits, en exclusivité pour La Tribune.
(Crédits : Hamilton / Rea)

Denis Lafay : Jean Ferrat, l'homme, ses textes, ses mélodies, que représentent-ils dans votre histoire personnelle, celle d'hier, celle d'aujourd'hui ?

Laurent Berger : Ma découverte de Jean Ferrat, je la dois à ma mère. Elle était une inconditionnelle, et lorsque le tourne-disque a fait irruption dans notre maison - j'étais alors âgé d'une dizaine d'années -, elle a acquis de nombreux albums, et j'ai été aussitôt "baigné" de la poésie d'Aragon et des interprétations de Ferrat. Ni ma mère - une féministe, dont la grande intelligence aurait mérité de faire d'importantes études si la vie lui avait permis - ni mon père n'épousaient la cause communiste, et nul doute que les chansons d'amour de Ferrat semblaient compter dans l'affection qu'ils lui portaient. Pour autant, nous étions de condition populaire, et ces textes résonnaient au fond d'eux puis au fond de moi - y compris lorsque plus tard, alors adolescent, je m'engageai dans le militantisme, au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne puis de la CFDT - comme une invitation à l'émancipation et aux plaisirs simples mais quotidiens et réels auxquels on peut aspirer y compris lorsque l'on est, comme eux, soudeur sur les Chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire ou aide-puéricultrice. Que mon plus ancien souvenir soit Ma Môme* n'est sans doute pas fortuit...

Ses chansons sont formidablement contemporaines, incroyablement modernes...

Oh oui... ! Il est, dix ans après sa mort, "ultra moderne" lorsqu'il radiographie la situation sociale, "ultra moderne" lorsqu'il honore la cause ouvrière, "ultra moderne" lorsqu'il il fait référence à des événements politiques, et bien sûr "ultra moderne" ou plutôt intemporel lorsqu'il chante l'amour... À l'instar de Ma France* ou de Nuit et Brouillard*, certains de ses textes sont un condensé de cours d'histoire et de géographie ! Et ce qu'ils diffusent de "leçons" - de justice, de tolérance, d'humanité - est intemporel et universel.

"La valeur de la vie s'enracine dans la pleine connaissance de sa précarité essentielle [...]. Tout instant vécu, dès lors qu'il se détache ostentatoirement du fond obscur de la mort, acquiert aussitôt de l'éclat", estime le philosophe des sciences Étienne Klein. Une manière collatérale de définir la beauté...

... et une beauté souvent simple, une beauté qui n'est pas matérielle, une beauté qui vient à nous et qu'on ne possède pas, une beauté qui est émotion. Et pour être réceptif à cette beauté, il faut appréhender la notion de "respect" avec exigence. Être respectueux de tout autre, de chaque autre - humain, végétal, animal, bref vivant -, et pour cela, au préalable, être respectueux de soi. On ne peut manifester de l'estime pour autrui si on est en panne ou même en peine d'estime de soi.

L'usine est très présente dans l'œuvre de Ferrat, qui travailla comme laborantin. "C'est ici que j'ai découvert les contradictions, les conflits, et l'utilité de l'action syndicale. J'ai alors rejoint... la CGT", m'expliqua-t-il. Cela ébranle-t-il votre affection pour lui (rires) ?

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 "Jean Ferrat était dans la grande vérité lorsqu'il clamait l'amour du travail et le sentiment de fierté des ouvriers".

Non, bien sûr ! Jean Ferrat ne s'est jamais caché de sa double culture communiste et cégétiste. La seconde résultait naturellement de la première. La CGT ? Elle a toujours été, notamment du temps de Ferrat, un acteur majeur du monde ouvrier ; j'y compte beaucoup d'amis, et d'ailleurs n'est-ce pas mon homologue Philippe Martinez qui devrait occuper ma place de dialoguiste dans un tel ouvrage (rires) ?

"Les hiérarchies refusent aux salariés le droit de discuter et de penser. Or c'est à plusieurs que nous sommes plus forts, que nous progressons, et que nous faisons grandir. L'entreprise doit être un lieu d'expression de cette vérité", me livra-t-il. Le secrétaire général de la CFDT ne devrait pas contester une telle déclaration. Elle incarne même un chantier majeur : réinventer la gouvernance des entreprises afin qu'émerge une répartition inédite des pouvoirs et des responsabilités, mieux conforme à la réalité des contributions du corps social.

Absolument. Trop souvent, il est acté que l'entreprise vit pour l'essentiel de - et donc au profit de - ceux qui en détiennent le capital. Nous nous élevons contre cette vision ; la place de ceux qui travaillent dans l'entreprise est au moins autant déterminante, et doit donc être réévaluée à leur bénéfice. Il faut reconnaître que le travail, et donc les travailleurs, sont partie constituante de l'entreprise au même titre que le capital.

Et cela de trois manières : la présence de représentants des salariés dans les instances de gouvernance de l'entreprise pour peser sur la stratégie ; des lieux de représentation collective des travailleurs dignes des enjeux ; des espaces d'expression des salariés sur leur travail. À ces conditions, la voix des travailleurs et la reconnaissance de leur contribution seraient enfin considérées, et bien sûr la performance globale de l'entreprise y gagnerait. Ferrat avait compris beaucoup de "choses" de l'entreprise...

... Et de compléter : "Le fléau du chômage a durci un monde de l'entreprise devenu plus féroce à l'égard des salariés dont la défense des revendications s'avère toujours périlleuse. Avant, ils étaient terrorisés ; aujourd'hui, ils le sont toujours. La différence porte sur la sémantique. La même brutalité est désormais maquillée par des artifices qui adoucissent les effets. L'avènement des directeurs des ressources humaines en est la preuve, eux dont la mission principale est de camoufler la vérité". Je me souviens, dans l'essai Au boulot ! (L'aube, 2018), de notre échange sur la situation, complexe, des DRH, eux aussi victimes, dans l'exercice de leur métier, de l'économie financiarisée et court-termiste.

La marge de manœuvre des DRH, c'est-à-dire leur contribution simultanément à la performance de l'entreprise et au bien-être des salariés, est certes contrainte par ce contexte de financiarisation et d'immédiateté dans trop d'entreprises. Toutefois, elle n'a pas disparu, elle dépend simplement de la place, de la reconnaissance, du "poids" que la gouvernance et les actionnaires décident de lui conférer.

Les entreprises qui confinent les ressources humaines à appliquer les directives d'ordre purement économique court-termiste, à manier les emplois comme une variable d'ajustement, à négliger la double cause du travail et des travailleurs, effectivement illustrent la parole de Ferrat.

Celles qui, en revanche, sont enclines à partager le pouvoir, les décisions, les responsabilités, les richesses, à discuter collectivement de stratégie et d'organisation, donnent une utilité et même un sens déterminants à la fonction de DRH, puisque celle-ci devient chef d'orchestre d'une telle ambition. Et heureusement cela existe dans nombre d'entreprises, particulièrement celles qui reconnaissent de manière constructive le fait syndical.

"Les dirigeants devraient mieux mobiliser le personnel aux décisions qui impliquent l'avenir de l'entreprise et donc le leur. Mais regardez comment agit celui qui devrait donner l'exemple, le sommet de l'État. Notre gouvernement de gauche [nous sommes alors en 2000], donc a priori garant de pratiques démocratiques, a entrepris de réformer l'administration et de concocter des lois sans y associer ceux qui les font vivre : les fonctionnaires eux-mêmes !" fulminait-il. Aux yeux de Ferrat, l'entreprise est incompatiblement démocratie. Etes-vous aussi péremptoire ?

Démocratiser l'entreprise est une ambition noble et réaliste ; faire de l'entreprise un espace de démocratie totale est chimérique.

Au sein de l'entreprise, quel que soit le niveau de responsabilité ou de hiérarchie qu'on y exerce, tout salarié est contraint dans sa liberté par le lien de subordination que constitue le contrat de travail. En revanche, l'entreprise peut décider de libérer de l'espace au pouvoir des travailleurs, et c'est à cet enjeu que nous nous consacrons. La vaste enquête "Parlons travail" que nous avons conduite en 2016, avait révélé un très grand attachement des salariés à leur entreprise, et un attachement tout aussi important à être responsabilisés, associés aux réflexions et aux décisions, bref, reconnus dans leur utilité. C'est ce combat que nous devons gagner, à l'issue duquel l'entreprise peut se révéler davantage démocratie.

*Jean Ferrat

"Les leçons de justice, ce tolérance, d'humanité, des textes chantés par Ferrat sont intemporelles et universelles".

"Les ouvriers ont l'amour de leur travail. Lorsqu'ils en sont privés, souvent ils désespèrent. Pas seulement parce que c'est une question de bouffe, mais parce qu'il est leur honneur, leur fierté" : ce cri de Ferrat, vous le fils de soudeur, vous devez le partager. Il résonne même d'une autre force devant le déclin du monde ouvrier et une considération du travail manuel désagrégée.

Mon père travaillait parce qu'il fallait vivre, ramener un salaire. Mais je crois qu'il aimait son métier. En tout cas, je le percevais chaque fois qu'un bateau quittait le chantier. Cette fierté, même silencieuse, je la ressentais, enfant, à ses côtés. Je pensais : "Il a sûrement dû souder cette tôle de la coque", et alors d'éprouver que sa main et ses savoirs "étaient" quelque part dans ce bateau.

Auparavant, il avait été manœuvre dans une entreprise d'engrais, puis échafaudeur, puis donc soudeur après avoir passé des examens. Un accident du travail en 1978 l'obligera à interrompre ce métier et à devenir garde-vestiaire jusqu'à sa retraite. Mais quelle que soit son activité, je crois qu'il l'a toujours exercée avec rigueur et le goût de bien faire. La fierté et la dignité de l'ouvrier telles que Ferrat vous les avait confiées.

À la "fierté de l'ouvrier", Jean Ferrat oppose d'autres exemples du travail, aux antipodes. "Leur vie, ils seront flics ou fonctionnaires / De quoi attendre sans s'en faire / Que l'heure de la retraite sonne / Il faut savoir ce que l'on aime / Et rentrer dans son HLM / Manger du poulet aux hormones", évoque-t-il dans La Montagne* (1965). Le Bureau* (quatre ans plus tard) expose une sombre description des métiers et des emplois tertiarisés, que corrodent la monotonie, l'ennui, la solitude, l'individualisme, l'absence de sens. Une réalité toujours d'actualité, alors que partout s'affiche la célébration du progrès et de l'épanouissement censés être universels. Le sujet du sens au travail et du sens du travail est, comme jamais, questionné...

D'abord, et contrairement à ce que pourrait sous-entendre la chanson, nous avons besoin de fonctionnaires. Je n'oppose pas le travail manuel et le travail qui rend un service. Effectivement, lorsque le fruit de son labeur est visible, lorsqu'il connaît une concrétisation palpable, il revêt un sens. Dans le domaine des services, qu'ils soient publics ou privés, le sens du travail peut exister dans une relation à l'usager, dans la satisfaction de lui avoir été utile.

Par contre, il est vrai aujourd'hui que les services publics sont davantage soumis à une logique budgétaire qu'évalués à l'aune de leur utilité pour les citoyens et la société. Cela crée un mal-être chez nombre d'agents des fonctions publiques. D'autre part, les secteurs dits tertiaires, et particulièrement les nouveaux métiers de service, sont trop souvent confrontés à une importante précarité des emplois.

Dans Les Nomades* comme dans Les Derniers tziganes*, Ferrat fait l'ode des sans terre, des sans attache. Ceux qu'on dénomme "nomades" hier vaquaient dans des roulottes, aujourd'hui sont diplômés, exercent des métiers reconnus, se déplacent partout dans le monde au gré des opportunités. Sont dorénavant évoqués des métiers, des emplois, un état d'esprit nomades. Ils sont une réalité, ils sont aussi un défi dans le champ du travail.

On peut attacher au verbe "bouger" cette beauté ici merveilleusement chantée. Bouger n'est pas qu'une question géographique, cela correspond aussi à une réalité professionnelle particulièrement prégnante chez les générations X ou Y.

Presque personne en leur sein n'est disposé à travailler pendant vingt ans dans le même métier, la même entreprise, ou la même ville. Cette réalité de la mobilité, nous devons, en tant qu'organisation syndicale, nous y adapter et l'intégrer à notre stratégie de services et d'action.

Mais lorsque je réécoute attentivement ces deux chansons, je ne peux m'empêcher de penser à une autre incarnation, nettement plus sombre : celle des migrants.

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"Les chansons "Les Nomades" et "Les Derniers Tziganes" me plongent dans une sombre réalité : celle des migrants. Le regard profondément humain que Ferrat destine à ces nomades, pourquoi n'en sommes-nous pas capables en 2020 ?".

Ce regard profondément humain que Ferrat porte à ces "nomades", pourquoi n'en sommes-nous pas capables en 2020 ? Il semble que les peurs et le repli sur soi aient éloigné ou confiné la "première des priorités" : l'humanité.

Le monde ouvrier, c'est aussi cette légèreté, cette relativité des situations, qu'illustre Ma môme* : "Elle travaille en usine / [...] Dans une banlieue surpeuplée, / [...] Mais on s'dit toutes les choses qui nous viennent, / C'est beau comme du Verlaine, / [...] on regarde tomber le jour / Et puis on fait l'amour". Ou comment l'épanouissement brille dans la simplicité de l'authenticité, dans l'humilité de la sincérité, dans l'éclat de la véracité...

Quelle chanson ! Elle est un concentré d'une conception de l'existence que je partage pleinement. On peut être immensément heureux sans jamais lorgner l'exceptionnel si ce n'est l'amour et le bonheur d'être ensemble. Ce texte, au final, est d'une folle espérance. Car il démontre que la valeur du bonheur n'est pas conditionnée à sa valeur marchande, elle n'est pas liée aux conditions matérielles, et elle s'affranchit de ce misérabilisme auquel les condescendants aiment tant réduire la condition ouvrière.

Lors d'un de mes échanges avec Jean, je mesurai son engagement à la dignité d'un chef syndicaliste. Il répliqua : "je ne mérite pas un tel hommage"...

Quelle belle déclamation... De cet homme que je n'ai pas connu mais que j'imagine si généreux, si respectueux, si amoureux des gens, cela ne m'étonne pas. Lui aussi avait compris que rien n'est plus admirable qu'une femme, qu'un homme travaillant dans un atelier, sur une chaîne d'assemblage, dans un bureau, sur un chantier, au sein d'une administration, dans une école ou un hôpital, et qui, "en plus", s'engage, par la voie syndicale, à donner son temps "pour les autres".

Il avait compris, également, que l'essentiel de l'action syndicale n'est pas entre les mains de ses dirigeants, mais entre celles de ces anonymes qui au quotidien, sur le terrain, souvent contre leur intérêt de carrière, destinent une partie de leur énergie à la défense "des autres". La considération de Ferrat pour ceux qui œuvrent à la fois silencieusement et si utilement, ceux qui sont la première cible des opposants du syndicalisme, était à l'image de son attention, précieuse, pour les petits, les invisibles pourtant si "riches".

À sa manière donc, il faisait honneur à ce terme "militantisme" si cardinal de la vocation syndicaliste.

Il était un complice, un allié, un soutien merveilleux du monde ouvrier, dont il a diffusé auprès du grand public non seulement les difficultés mais aussi les ressources, les attributs, l'humanité.

Il parlait des ouvriers au monde ouvrier mais aussi aux cercles qui les méconnaissaient, les ignoraient et même les méprisaient. Il était donc le porte-parole d'une société meilleure, à laquelle il a su et fait associer cette communauté ouvrière.

Ce syndicalisme, Ferrat n'élude pas son érosion. Mais, par aveuglement, méconnaissance, ou esprit partisan, il n'en identifie que les responsabilités extérieures : attitude "décourageante" des dirigeants, société "tout fric", immoralité du capitalisme, qui individualisent et contraignent "les gens à baisser les bras". Or les causes de ce délitement sont "aussi" endogènes.

Bien sûr. Ferrat était tout entier dans l'idéal syndical, et grâce à sa poésie il examinait des contextes concrets. Il n'avait pas pour responsabilité de disséquer l'origine des difficultés du monde syndical ! Toutefois, ces difficultés sont réelles, en tête desquelles on peut citer une distance trop forte avec les réalités d'un salariat de plus en plus fragmenté, mais aussi le retrait de "l'exigence de fraternité" au profit de combats souvent inopportuns et dénués de sens. Or justement, sa manière de mettre en lumière l'œuvre syndicale, sa façon de dénoncer la soumission de l'humanisme à l'idéologie ou au dogme, ont aussi annoncé l'émergence d'un syndicalisme nouveau ou du moins plus proche des travailleurs.

Le syndicalisme mourra s'il continue de penser qu'il s'érode par la seule faute de ses ennemis - qui existent bien.

Je le dis souvent aux militants : nous devons compter avant tout sur nous-mêmes, et pour cela réinventons-nous, créons de nouveaux services, adaptons-nous au monde que dessine la jeunesse, développons des alliances avec les associations et les ONG, soyons inventifs, révisons nos offres, nos discours et notre organisation face à la réalité d'un monde du travail, d'un monde de la formation, d'un monde des métiers, d'un monde du management, d'un monde des technologies en complète disruption. Sans pour autant jamais nous défaire de nos valeurs, de notre raison d'être et de notre éthique.

Comment Ferrat aurait-il réagi à ce que le paysage syndical français - notamment, en 2018, la CFDT couronnée première organisation - est devenu ? À l'explosion des maltraitances, parfois d'une violence insupportable, dont des régimes dits "de gauche", comme au Venezuela, frappent les syndicalistes ? Personne ne sait, bien sûr, mais donnons-nous le droit d'énoncer quelques hypothèses.

En 2018, je ne lui ferais pas l'insulte de croire qu'il aurait sauté de joie de nous voir détrôner la CGT. Mais à propos de la CFDT, j'ose penser que son attachement à la cause syndicale était si fort qu'il était plus fort que l'identité ou l'idéologie des organisations qui la portent. Quant au sujet du Venezuela, il divise tant aujourd'hui que je n'ose pas, en l'occurrence, émettre un avis sur ce qu'hier il aurait suscité chez Jean Ferrat.

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"L'issue qu'il faut appliquer au régime vénézuélien, qui persécute les syndicalistes et appauvrit les conditions de liberté et d'existence, continue de diviser au sein du monde syndical".

Oui, il divise comme dans les années 1970, 1980 ou 1990 il divisait chaque fois qu'un régime socialiste asservissait, muselait ou réprimait les revendications démocratiques, sociales et syndicales.

Des pays sous le joug soviétique à la Chine, des dictatures d'Asie du Sud-Est à celles d'Amérique latine, à combien de reprises les tenants de la liberté d'expression syndicale se sont heurtés aux tenants de la conscience anticapitaliste ! Et le Venezuela, où la CFDT agit auprès des syndicalistes persécutés - comme hier en Pologne ou dans les dictatures sud-américaines, aujourd'hui en Turquie ou à Hong Kong - en est le triste emblème contemporain, l'issue qu'il faut donner à ce régime qui appauvrit dramatiquement les conditions de vie, mais aussi de liberté, de la population, continue de provoquer une vive fracture entre ces deux camps syndicaux.

Sa capacité subversive et transgressive de révolte, d'insubordination, sa foi en la solidarité et son combat pour la fraternité, n'auront pas quitté Ferrat de toute son existence. C'est une leçon pour tout syndicaliste ?

Si l'on n'éprouve pas d'indignation pour les injustices, il semble bien difficile de s'engager syndicalement. Et par indignation, je fais référence aux "vrais" enjeux : tout ce qui méprise la capacité à vivre dignement, à travailler dans de bonnes conditions, à être respecté, à pouvoir s'exprimer et s'engager pour obtenir de meilleurs droits...

Ce qui structure mon indignation, ce qui à mes yeux doit constituer l'essence et le cœur de la lutte syndicale, c'est la situation de ceux qui - quel que soit leur secteur professionnel - sont les invisibles ou les maltraités.

Mes prises de position sur les migrants, la pauvreté, le chômage, les catégories C à l'hôpital, les travailleurs des plates-formes, l'enjeu de l'insertion, témoignent d'une certaine hiérarchie des priorités.

Ferrat en fut indirectement le porte-parole : les combats syndicaux doivent dépasser le seul champ social et agréger les causes sociétales, les premiers sont intrinsèquement imbriqués avec les secondes.

Bien sûr ; les tenants et aboutissants sont multiples et interagissent. Certaines de ses chansons portant sur le travail mettent en scène bien d'autres sujets, et ainsi font le lien entre les enjeux sociaux et sociétaux : galère de vivre dans un logement trop petit ou insalubre, sentiment d'oppression dans les grandes métropoles, difficile accès aux loisirs, etc. Effectivement, le syndicat n'a pas vocation à s'occuper "uniquement" de travail mais de tout ce qui fait la vie des travailleurs.

Tout indigné qui accède à de hautes responsabilités s'expose à la menace de l'embourgeoisement, matériel et intellectuel. Jean Ferrat n'esquivait pas le spectre, vous-même sortez-vous encore gagnant des luttes intérieures pour ne pas y succomber ?

Mon épouse et moi n'avons jamais oublié d'où nous venons, ni les obstacles franchis un à un pour occuper nos responsabilités actuelles. Notre famille, recomposée, de six enfants, notre attachement viscéral aux amis d'hier - et donc de toujours -, la simplicité de nos goûts et l'authenticité de nos plaisirs, nous préservent. Je n'ai pas changé de mode de vie, même si bien sûr nos conditions matérielles d'existence ont progressé depuis mon entrée dans le monde du travail.

De toute façon, être responsable d'un syndicat ramène, au quotidien, à la réalité telle que la vivent la grande majorité des adhérents. Et je ne pense pas que l'on puisse, comme moi, continuer d'aimer autant Ferrat, c'est-à-dire de vibrer à ce point sur ses chansons, si l'on s'est écarté des valeurs qui nous sont communes.

La jeunesse* - titre d'une chanson de Ferrat, éditée en 1965 - questionne singulièrement l'offre syndicale. Cette jeunesse est d'une extraordinaire hétérogénéité : il n'existe bien sûr pas "une" jeunesse, mais une mosaïque de jeunesses, confrontées à des réalités antithétiques. "Des" jeunesses sont en grande souffrance, déclassées, discriminées, désarmées avant même d'aborder le marché du travail, ou sans emploi malgré des diplômes, sans espérance ou confiance en l'avenir. D'autres, "bien nées", maîtrisent les codes, sont conditionnées à la réussite, cultivent naturellement les mécanismes d'agilité et de mobilité. Le particularisme de la relation spatiale à la réalité du monde est emblématique. Il y a encore une vingtaine d'années, l'horizon naturel était, pour beaucoup, la ville, le département, voire la région. La France était l'aventure, l'Europe la grande aventure, la Chine ou le Brésil l'aventure aussi rêvée qu'inatteignable. Aujourd'hui, l'espace de projets de vie - personnelle comme professionnelle - est, chez les mieux formés, illimité. Ils empruntent l'avion comme nous hier le train, ont une excellente maîtrise des langues étrangères - un critère d'employabilité devenu basique -, décident instinctivement de s'installer à Singapour ou à Copenhague. Une autre jeunesse, celle des territoires ruraux, enclavés, périphériques, a pour horizon l'intérieur des frontières où elle a grandi, elle s'estime inadaptée, démunie ou même illégitime pour ambitionner au-delà, l'inconnu que revêt cet au-delà d'ailleurs l'effraye ou la conduit à l'autocensure. Elle est encalminée dans le sentiment "d'impossibilité de s'en sortir", et même ne s'autorise pas le droit de rêver. Devant cette jeunesse si bigarrée, comment un dirigeant prend-il la mesure de la parole et de l'action syndicales ?

Il est en effet déterminant de comprendre qu'il existe une multitude de jeunesses, et aborder la réalité de leurs problèmes, analyser finement leurs besoins et leurs aspirations réclame non pas de les compartimenter, mais de se plonger dans les spécificités.

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"Les barreaux de la "cage" à laquelle Ferrat fait référence sont l'horizon quotidien d'une grande partie de la jeunesse. C'est à les briser que nous devons oeuvrer".

À ce particularisme spatial que vous décrivez, j'en superpose un second : il y a peu, le monde - économique, politique, sportif, artistique, ludique, etc. - "nous arrivait" contenu dans un journal, un poste radio, une poignée de chaînes de télévision. Dorénavant, il nous est "projeté" de manière instantanée et tentaculaire, sans hiérarchie d'importance via les smartphones, ces petits objets dont Michel Serres disait, lucidement, qu'ils concentrent aux yeux de leurs jeunes utilisateurs l'essentiel des préoccupations, des enjeux, des savoirs, des liens affectifs. Ce foisonnement d'informations non filtrées, non validées, lues sans discernement, est un facteur de vulnérabilisation, mais aussi de déstabilisation.

Le monde de la jeunesse n'est pas divisé entre le camp des méritants et celui des incapables. Il est insupportable que la réussite spectaculaire d'un jeune issu d'un contexte social, familial, éducationnel défavorable, semble communément signifier que tous les autres, héritant d'un environnement similaire, soient seuls responsables de leur échec.

Les barreaux de la "cage" à laquelle Jean Ferrat fait référence à plusieurs reprises sont l'horizon quotidien d'une grande partie de la jeunesse. C'est à les briser que nous devons œuvrer.

Les facteurs de "la" paix sont pluriels, et à la paix politique, internationale, ethnique, sociale, les conditions de justice, d'équité, de considération dans lesquelles "on" exerce le travail participent de manière substantielle. La paix entre salariés, la paix au sein des organisations, c'est-à-dire la paix dans l'entreprise, est une contribution, même modeste, au vœu humaniste à la fois le plus candide et le plus sacré auquel Jean Ferrat appelle en 1991 : la paix sur terre*. Laquelle participe des ambitions de tout syndicat dit progressiste.

C'était là l'intuition de l'OIT (Organisation internationale du travail, qui a fêté son centenaire en 2019) : il ne peut y avoir de paix durable sans justice sociale, déclamèrent ses fondateurs. La paix ne s'envisage pas au seul niveau macro-économique, elle se construit dans le plus petit périmètre, celui du premier cercle de proximité de chaque citoyen. C'est là qu'on accomplit l'exercice de sa conscience et de ses responsabilités, c'est là qu'on peut penser et mettre en œuvre autrement les relations humaines, la lutte contre les injustices et les inégalités, et c'est l'agglomération de ces initiatives de proximité qui permet ensuite de bâtir une ambition planétaire de paix.

Et en effet, à cette immense ambition, l'exercice du travail est majeur. Or il y a urgence. Sans justice sociale, la collectivité s'expose à d'incommensurables conflits, y compris en France. Nous ne pourrons pas éternellement demander à un jeune diplômé de subir patiemment et docilement la relégation sociale et le chômage au motif qu'il est noir, porte un nom maghrébin ou habite la banlieue.

Il est le déraciné, l'exilé, le pauvre, l'esclave d'aujourd'hui ; il est l'éleveur malien d'un petit cheptel décimé par la chaleur, il est aussi l'ouvrier philippin sur les chantiers du Qatar, il est le paysan du Guizhou trimant au-dessus des grues de Shanghai : voilà qui est l'Indien* de Ferrat qui "a laissé femmes et enfants" et, "la faim au ventre", espère "voir monter les maigres tiges à récolter entre les pierres" : que faire, face à "cette" réalité de la mondialisation ? Il y a une quinzaine d'années, comme parade aux effets nuisibles de la "mondialisation" - le vocable ne s'était pas encore évaporé, il connaît aujourd'hui une symptomatique résurgence -, la possibilité d'une résistance internationale semblait fondée, qu'une internationale syndicaliste aurait nourrie. Or le morcellement, l'atomisation de cette résistance a triomphé, comme l'atteste l'isolement des contestations, de Hong Kong à Santiago, de Barcelone à Alger, de Caracas à Londres...

La réalité de la Confédération européenne des syndicats que je préside illustre cette difficulté : les membres du syndicalisme européen parlent avec sincérité d'une même voix, mais lorsqu'ils sont de retour dans leur pays, ils sont placés devant ses singularités - sociologiques, sociales, réglementaires - et doivent parfois adapter voire réviser leur élan. Imagine cette configuration à l'échelle de la planète... Comment diffuser un discours structuré, ambitieux, réalisable, qui soit audible dans les usines automobiles du Midwest et les rizières du Viêtnam, dans les mines de Bolivie et les champs gaziers de Russie, dans les plantations de Côte d'Ivoire et les tours de la Défense ou de la City ?

Il existe bien la Confédération syndicale internationale (CSI), créée en 2006 et qui réunit 331 organisations syndicales revendiquant 200 millions de travailleurs dans 163 pays. Sa secrétaire générale, l'Australienne Sharan Burrow, tente courageusement de porter une indignation commune résultant de la somme des indignations constatées sur la planète. Mais trop souvent l'efficacité se heurte à un obstacle majeur.

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""LE" grand combat, c'est de reconnaître que le mépris de démocratie et de solidarité est aussi insupportable à Ankara qu'à Shanghai".

Trop de syndicats établissent une hiérarchie des causes à défendre en fonction des régimes politiques ; tant que les travailleurs opprimés du Venezuela, de Turquie, de Chine, du Brésil ne seront pas traités équitablement, c'est-à-dire indépendamment de la proximité idéologique des syndicats et des pouvoirs locaux, on ne pourra pas progresser. La complainte de Pablo Neruda* est un hommage à une vision internationale, et le syndicalisme est, par essence, internationaliste. Et si ce poème d'Aragon est si merveilleusement adapté et interprété par Ferrat, c'est parce qu'il est exempt d'indignation sélective. "LE" grand combat aujourd'hui, c'est reconnaître que le mépris de démocratie, le mépris syndical, le mépris de toute solidarité, est aussi insupportable à Caracas qu'à Shanghai, à Ankara qu'à São Paulo.

À cet écueil se superpose un second, systémique : la réalité "des" mondialisations - économique, financière, commerciale - fait que la cause humaine, sociale, d'un "ouvrier pauvre" du textile au Laos se heurte à l'intérêt du "consommateur pauvre" américain. Cette dissymétrie questionne en premier lieu les syndicats d'Europe : au nom de cette "équité" des traitements, comment faire admettre à un chauffeur de poids-lourd adhérent de la CFDT que la cause de son homologue polonais venant affecter son intérêt est "tout aussi" importante ?

Il n'est pas contestable que ce type d'équation est très difficile à faire partager - d'ailleurs davantage dans les actes que dans les discours, plutôt rassembleurs. Peut-on apaiser la colère de salariés français en leur expliquant que la délocalisation de la production de leur usine profitera à d'autres ouvriers encore plus précaires qu'eux-mêmes ? Impossible.

La double règle du "repli sur soi" et de la "peur de perdre" fait son œuvre. Aucun adhérent n'est insensible à son intérêt personnel, c'est une évidence - et c'est tant mieux ! En revanche, il ne peut accepter - et il a raison - le dumping social, et il n'est pas non plus insensible aux causes des plus éloignés de sa condition. Je suis d'une génération qui s'est battue en faveur d'un rééquilibrage Nord-Sud, et cette quête demeure prégnante au sein de la CFDT. Le combat planétaire a d'ailleurs porté ses fruits : bien sûr d'immense inégalités et injustices persistent, toutefois il n'est pas contestable que la mondialisation a sorti une partie de la population de l'extrême pauvreté, de la famine, de l'inaccès aux soins.

Accord europeen pour stopper les flux d'armes vers la libye

"'L'Europe, si elle le veut et s'en donne les moyens peut être l'espace de régulation et de progrès où l'économie, l'écologie et le social iront de pair".

Comment pourrait-on reprocher aux populations des pays émergents d'aspirer à ce que nous connaissons depuis des décennies : consommer, éduquer, vivre mieux ? Les rapports de force sont de plus en plus répartis, et l'enjeu maintenant est commun : poursuivre ce rééquilibrage tout en préservant l'avenir d'une planète qui, de toute évidence, doit changer de paradigme. Songeons que cinq planètes seraient nécessaires si les bientôt huit milliards d'humains vivaient comme aux États-Unis...

La redistribution n'est pas une préoccupation propre aux adhérents syndicaux des pays florissants, elle concerne la population mondiale, et elle pose une question de fond : vivre autrement, oui, mais comment, si l'on veut que l'adverbe ne soit pas synonyme de retour en arrière ni producteur de nouvelles inégalités ? Or cette question n'est pas indépendante de l'exemple auquel tu fais référence. Il est tout à fait normal que le chauffeur cédétiste fulmine contre le dumping social ; notre rôle de syndicat est d'y répondre du mieux possible, mais en l'intégrant dans une réalité et une réflexion à la fois holistiques et honnêtes. Et l'Europe, si elle le veut et si elle s'en donne les moyens peut être cet espace de régulation et de progrès où l'économie, l'écologie et le social iront de pair.

La vague altermondialiste, internationaliste, universaliste honorant l'"humanité égale" chantée par Ferrat avait pu fleurir parce que le contexte de marchandisation était encore "raisonnable" ; en 2020, le pouvoir qu'exerce le mercantilisme sur les raisonnements, les comportements et les organisations, indexe comme jamais la valeur d'un Homme à sa valeur comptable, productive, consommatrice - et cette réalité contribue, elle aussi, aux aléas du syndicalisme mondial. Comme jamais et pour toujours ?

"L'époque" de cette floraison de revendications n'était pas celle du mercantilisme exacerbé, mais celle d'un joug à certains égards davantage encore oppresseur : le colonialisme. Rien, absolument rien de la "valeur" d'un être humain ne devrait être marchand et rien ne devrait le priver de sa dignité. Face à une mondialisation sans régulations suffisantes, face à la montée de pouvoirs populistes et extrémistes, face à des réalités très disparates, l'enjeu pour le syndicalisme international et européen est de créer un destin commun, et pour y parvenir de construire des revendications qui fassent sens pour chaque travailleur. C'est, je crois, possible. C'est en tous les cas la condition pour partager une espérance commune d'un monde meilleur et s'y engager résolument.

"Je ne suis qu'un cri*", chante Ferrat. Est-ce cela la vocation d'un militant syndical ? Est-ce à être un "porte-cri" qu'est destiné un leader syndical ?

Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988, l'affirmait haut et fort : "Nous devons être le cri du peuple." Quelle belle expression...

Edmond maire est decede

"Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988) l'affirmait haut et fort : "Nous devons être le cri du peuple." Quelle belle expression..."

Un militant porte un cri, et le responsable syndical est pour partie le porte-voix de l'ensemble des cris, ces cris qui sont l'incarnation d'une aspiration à du respect, à de la dignité, à de la justice, à de l'égalité... Ces cris peuvent venir de mal-être personnel, d'une indignation collective ou d'un dysfonctionnement systémique. Mais émettre un cri n'est pas suffisant : il faut y associer des convictions, des propositions, une capacité d'engagement pour acter des avancées.

Aujourd'hui plus qu'hier, est-il difficile de faire entendre son propre cri, et surtout le cri des autres, des invisibles ?

Plus difficile je ne crois pas, car l'action syndicale n'a jamais été simple. Mais c'est sans doute plus complexe, car le monde du travail est plus divers et traversé par de nombreuses mutations et évolutions rapides. De plus, la profusion d'informations et de canaux de communication provoque un tel brouhaha... Toutefois, et le mouvement des Gilets jaunes l'a mis en valeur, une partie de la population veut être entendue et considérée. Reconnaître l'autre, reconnaître qu'il existe, le reconnaître dans la richesse de ses altérités et de ses singularités, constitue un mécanisme aussi puissant que fondamental de la société. Cela passe, là encore, par le quotidien. Or, à constater l'état des relations les plus basiques - comme le font ressortir les études d'opinion sur la confiance -, il existe indiscutablement une grande marge de progression en matière de tolérance, de considération, de bienveillance.

Il est devenu capital de riposter à l'hystérisation et à l'antagonisation des relations humaines. À cette absolue urgence, la contribution des femmes est centrale, comme le développe joliment l'agroécologue Pierre Rabhi. "La femme est l'avenir de l'homme*", chanta d'ailleurs son voisin ardéchois Ferrat en référence à une proche maxime de Louis Aragon (Le fou d'Elsa, Gallimard, 1963). Il est peu dire que le chantier, même incontestablement en progrès, de l'égalité des sexes demeure immense. Particulièrement au sein de l'entreprise ou des organisations institutionnelles, et à ce titre la gouvernance de la CFDT n'est pas exemplaire.

Je suis particulièrement sensible à cette cause, et nul doute que l'empreinte familiale y concourt, avec une mère aussi féministe que la mienne, qui veillait scrupuleusement à ce que notre sœur soit en tout point l'égale de mes frères et moi. Et comme quatre des six enfants de notre famille sont des filles, l'égalité prospère sans embûches ! L'ai-je appliquée avec aisance au sein de la CFDT ? Malgré un réel féminisme dans les mots de la Confédération, cela n'a pas toujours été un long fleuve tranquille. Sur ce sujet à mes yeux central, je n'ai jamais rien lâché. Et cela dès ma première responsabilité de secrétaire de l'Union régionale Pays de la Loire. À mon arrivée, aucune des unions départementales n'était dirigée par une femme ; lorsque j'ai quitté mes fonctions, la parité était de règle. En 2019, les femmes représentent un peu plus de la moitié des adhérents de la CFDT (50,2 % précisément). Puis c'est au prix d'un long et patient combat que j'ai proposé puis obtenu la stricte parité au sein de la commission exécutive et du bureau national. Ces "victoires" figurent parmi les plus essentielles de ma responsabilité au sein de l'organisation.

Une maxime dit : "L'amour ne fane-t-il pas quand il n'y a plus de preuves d'amour ?". Le sujet de l'égalité hommes-femmes répond d'une logique comparable : seuls les actes réels comptent, et c'est ainsi que s'impose ensuite, en douceur, l'évidence dans les consciences des plus rétives. Cela me semble bien plus important, par exemple, que l'écriture inclusive, à laquelle, moi qui suis si sensible à la beauté des mots et des textes, ne suis guère enclin. Je suis toujours étonné, lors de visites d'entreprises et de lieux de travail, d'entendre déclarer les femmes "plus minutieuses", "plus empathiques", "plus éthiques", "plus humaines", plus... que sais-je encore ? que les hommes. Elles sont « elles » dans leur grande diversité et leur singularité propre ! Simplement, elles doivent être considérées, c'est-à-dire respectées et traitées, de manière strictement égale aux hommes.

Au final, sans même peut-être en avoir conscience, Jean Ferrat s'est révélé bien davantage qu'un compagnon : un formidable promoteur du syndicalisme.

Absolument. Il est célébré à la CGT bien sûr, mais aussi au sein de la CFDT, et dans chaque lieu que dominent les quêtes de justice sociale et de reconnaissance des plus vulnérables. Cela notamment parce que de ses textes rien n'était ésotérique, tout était vrai, sensible, concret. Espérer, même naïvement, un monde humainement meilleur n'est la propriété d'aucune formation politique ou syndicale ; c'est l'apanage de tout humanisme, or l'humanisme traverse et transcende.

L'une des plus belles chansons de Ferrat, l'une des congruences texte-musique qui sollicitent le mieux nos émotions, est Le Bilan*. Il y exerce un réquisitoire implacable du stalinisme, de l'infamant dévoiement de l'espérance socialiste. "Au nom de l'idéal qui vous faisait combattre / Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd'hui", revient cadencer les phrases et lier les strophes. Quel est votre idéal, cet idéal que vous aimeriez avoir accompli lorsque vous céderez les rênes de la CFDT ?

Je ne crois pas au bilan personnel dans une organisation collective. La CFDT est devenue première organisation syndicale du pays, mais cela n'est pas une fin en soi. Cette CFDT, je voudrais que son nombre d'adhérents progresse beaucoup plus. Je voudrais que, par le dialogue, la concertation, le contrat, elle propose une espérance aux mondes du travail et de l'entreprise, et une espérance inscrite dans les réalités actuelles - apprendre à concilier écologie, justice sociale, économie et démocratie.

Je voudrais qu'elle soit toujours sur le front des combats en faveur des populations les plus en difficulté. Enfin, j'aimerais qu'il soit dit, car démontré, que ce bilan sert au-delà de la CFDT : la société tout entière, le vivre, l'imaginer et le bâtir "tous" ensemble. Se dire qu'ensemble, avec toutes celles et ceux qui ont partagé la "tâche", finalement nous avons fait honneur à Jean Ferrat, mais surtout à ceux qui ont tant compté pour lui et occupé une place si centrale dans son œuvre : les travailleurs.

Couverture livre Jean Ferrat

En librairies : "Jean Ferrat, c'est beau la vie", raconté par Denis Lafay, Laurent Berger, Etienne Klein et Cédric Villani (L'Aube, 17,80 € TTC)

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Références des chansons citées

  • Ma môme. Paroles de Pierre Frachet. Album Deux enfants au soleil, Barclay, 1967
  • Ma France. Album Ma France, Barclay,1969.
  • Nuit et brouillard. Album Nuit et Brouillard, Barclay, 1963.
  • La Montagne. Super 45 tours, décembre 1964. Album La Montagne, Barclay, 1965.
  • Le bureau. Album Ma France, Barclay, 1969.
  • Les nomades. Paroles de Michelle Senlis. 25 cm Decca, décembre 1962.
  • Les derniers tziganes. Paroles de Michelle Senlis. Album Aimer à perdre la raison, Barclay, 1971.
  • La jeunesse. Paroles de Georges Coulonges. Album La Montagne, Barclay, 1965.
  • La paix sur terre. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey, 1991.
  • Indien. Album À Santiago, Barclay, 1967.
  • Complainte de Pablo Neruda. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
  • Je ne suis qu'un cri, Paroles de Guy Thomas. Album Je ne suis qu'un cri, Temey, 1985.
  • Le bilan. Album Ferrat 80, Temey, 1980.

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Commentaires 6
à écrit le 23/06/2020 à 15:48
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Le syndicalisme, en France bien sûr, a fait la preuve de sa nuisance: ne représentant personne, facteur de blocage permanent, couteux pour notre économie, incapable de gérer les régimes sociaux. Cela pose à notre démocratie un immense problème. Laure...

à écrit le 13/03/2020 à 4:19
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LA TRIBUNE en Auvergne-Rhône-Alpes Un porte-voix approprié, pour personnes aptes à Penser à Réfléchir, sur ce qui fait à la fois le Quotidien et qui doit contribuer à l'Unité de la Société dans laquelle nous évoluons, avec Cœur et Dignité. Le Res...

à écrit le 13/03/2020 à 2:47
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Ferrat savait chanter, c'est indeniable. C'etait aussi un joli demagogue. Un reac bien a la mode.

à écrit le 12/03/2020 à 17:44
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Citation : "Toutefois, ces difficultés (du monde syndical) sont réelles, en tête desquelles on peut citer une distance trop forte avec les réalités d'un salariat de plus en plus fragmenté, mais aussi le retrait de "l'exigence de fraternité" au profit...

à écrit le 12/03/2020 à 16:44
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#L'Europe, si elle le veut et s'en donne les moyens peut être l'espace de régulation et de progrès où l'économie, l'écologie et le social iront de pair". Lol !

à écrit le 12/03/2020 à 10:01
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Merci d'avoir eu l'idée d'un tel ouvrage que je vais m'empresser de lire, et merci d'avoir choisi cet artiste puissant par sa voix et ses textes, pour aborder des sujets majeurs de notre société. J'adore "Ma France": un texte fabuleux à apprendre et...

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