Bartabas : Le travail, c'est la santé

L’homme engagé a toujours porté un regard critique sur l’entreprise et le patron ; en colère contre une société repliée sur soi et acculturée, il n’a rien perdu de son parler-vrai, sincère, droit, façonnant le personnage qu’il est. À 60 ans, l’artiste, l’écuyer et chef de troupe Bartabas conserve avec fierté cette force intacte pour s’affranchir des diktats de l’argent - qui "pourrissent notre société" -, en puisant inlassablement dans sa relation mystique avec les chevaux qui apportent "humilité et valeurs". Une approche singulière qui le guide et lui donne les moyens de créer et jouer des spectacles à guichets fermés. Passionné par le/son travail, Bartabas imprime son âme dans tout qu’il entreprend - de la création à la transmission -, et ce, en bousculant les codes bien-pensants.
(Crédits : Antoine Poupel)

Acteurs de l'économie - La Tribune. Depuis plus de 30 ans, vous parcourez le monde avec votre troupe et vos chevaux du théâtre Zingaro. Voici plus de quinze ans que vous formez des jeunes artistes à l'Académie équestre de Versailles. Ces aventures différentes relèvent de valeurs singulières et similaires. De quelle manière les vivez-vous ? Comme un chef d'entreprise ? Un artiste ? Un écuyer ?

Bartabas. La grande aventure que je vis en permanence, je ne la conçois pas comme un chef d'entreprise, bien qu'il s'agisse de deux compagnies artistiques qui emploient plus de 80 personnes et autant de chevaux. L'aventure Zingaro, c'est d'abord une passion pour laquelle je me bats tous les jours, car je n'ai pas l'impression d'avoir "réussi" comme nous avons coutume de l'entendre. Au contraire, je continue à considérer, aujourd'hui encore, ce qui m'arrive comme un miracle.

La fragilité de la structure est toujours la même depuis le premier jour, et elle le sera encore demain. Dès lors, je ferai toujours tout mon possible pour réunir les fonds nécessaires pour monter un spectacle. Seule l'échelle a changé. Alors que je devais trouver 10 000 euros hier, aujourd'hui, c'est un million d'euros. Cette situation demande de l'énergie, mais me permet aussi de maintenir mon équilibre de vie, sans m'enfermer dans un confort qui pourrait perturber la singularité de l'ensemble. Je suis donc à la fois écuyer, auteur et chef de troupe. Avec un supplément d'âme à la compagnie et à l'école. Et si je n'avais pas fait ce métier, sans doute aurais-je été charpentier en suivant un compagnonnage. C'est l'état d'esprit qui m'anime.

Vous recrutez, formez, investissez, créez. Toutes les caractéristiques de l'entrepreneur sont ainsi réunies. Néanmoins, loin de vous l'idée de vous considérer comme un patron, un chef d'entreprise, ni de voir vos structures comme des entreprises. Sont-ce de vilains mots ?

Mon raisonnement est différent de celui des autres, et pourtant il demeure simple. Évidemment et de manière très pragmatique, Zingaro est une entreprise au même titre que l'Académie en est une, l'aspect pédagogique en plus. Ces deux entités génèrent un chiffre d'affaires. Seulement, nous ne les considérons pas comme des entreprises traditionnelles et n'avons jamais visé leur rentabilité. L'idée originelle était de fonder une compagnie. Créée par des amoureux de théâtre et de chevaux, celle-ci s'est, peu à peu, transformée, faisant de Zingaro ce qu'elle est aujourd'hui. Peu y croyaient. Néanmoins, nous y sommes parvenus, ce qui nous confère cette énergie pour avancer, seuls. D'autant plus seuls que nous n'avons pas d'actionnaires, étant précisé que les subventions qui nous sont allouées par le ministère de la Culture, le conseil départemental de Seine-Saint-Denis et la ville d'Aubervilliers servent à équilibrer nos exercices trop déficitaires et ne représentent qu'une toute petite partie de notre budget.

Nous vivons décemment certes, mais l'argent n'est pas notre moteur. Les excédents sont tous réinvestis. Ce n'est pas non plus la réussite qui nous fait avancer. Seule la passion anime les personnes qui travaillent ici. Entreprendre, c'est oser, avoir le courage de sa passion, travailler pour soi-même afin de pouvoir s'enrichir intellectuellement. Les logiques d'entreprise n'existent pas chez nous. C'est en ne pensant pas au profit financier qu'il est possible de réussir. Cette dimension s'avère encore plus vraie dans les métiers artistiques : se demander si son projet sera rentable est déjà une erreur. Notre manière de concevoir l'acte d'entreprendre a toujours été la même. À nos débuts, nous ne nous payions pas, mais étions passionnés par ce que nous entreprenions. Le résultat en est la preuve aujourd'hui. Nous ne donnons pas notre travail à quelqu'un qui, ensuite, va l'exploiter. Ici, chacun exploite le sien, se forgeant humilité et valeurs.

Dans votre métier, rien ou presque ne peut se faire sans argent. Et pourtant, vous portez un regard critique sur les investisseurs...

À chaque création, nous nous endettons à hauteur d'un à deux millions d'euros. Le besoin en financement est donc élevé et les banques remplissent pleinement leur rôle. À nous ensuite, durant trois ans, de les rembourser. Un spectacle est un coup de poker. S'il ne rencontre pas le succès, nous sommes morts. L'accident de parcours peut vite arriver pour une entreprise comme la nôtre, entreprise de spectacle vivant. Avec le temps, nous avons la chance d'avoir conquis un public fidèle, ce qui nous apporte une certaine solidité. Cette dimension nous protège aussi, puisque le théâtre ne gagnera jamais autant d'argent que le cinéma ou la littérature. Nul ne pourra, ici, s'enrichir.

Au théâtre, ceux qui investissent sont rares et ils le font par passion. Dans l'économie traditionnelle, les investisseurs ne le font pas toujours en adhérant au projet, mais plutôt avec l'objectif de gagner de l'argent en profitant du travail de ceux qui composent l'entreprise et créent de la valeur. C'est alors leur argent qui travaille, non eux-mêmes. Ils espèrent gagner toujours plus et c'est ce raisonnement qui pourrit notre société. Je préfère une aventure qui, bien qu'elle soit fragile, demeure avant tout humaine et soit heureuse. Zingaro est une entreprise artisanale. Chacun des artisans qui la composent possède, produit et exploite son propre travail. Nous travaillons ensemble, réinjectant les bénéfices dans le projet. Personne n'est exploité. A cet égard, nous sommes tous au même niveau, y compris moi. Il n'y a pas de grands chorégraphes sans grands danseurs. Il n'y aurait pas eu Maurice Béjart sans Jorge Donn. Cette manière d'appréhender la vie, ce sont les chevaux qui me l'ont appris.

Bartabas Zingaro

"Le travail doit être considéré autrement. Ce n'est pas une question de quantité, mais de passion." (Crédits : Appawoosa)

Ce rapport conflictuel à l'argent imprègne votre parcours. Vous avez toujours refusé les propositions, notamment venues de l'étranger, qui pourraient vous assurer confort et pérennité. Si vous aviez cédé, eût-ce été au détriment de la qualité et des valeurs qui ont forgé Zingaro ?

Parvenir à accomplir ce dont vous avez vraiment envie, en conservant son échelle, constitue le véritable challenge de l'entreprise, c'est ce qui donne ce sentiment de fierté au fil des années qui passent. Relever ce défi, à défaut d'être devenu milliardaire, aura permis de conduire un projet ensemble, de le faire vivre et grandir en respectant ses propres valeurs et en cultivant le vivre-ensemble. Lorsque Zingaro se produit à Lyon, nous rassemblons plus de 30 000 spectateurs, pendant un mois, sous un chapiteau d'une capacité de 1 300 places. Cette taille permet encore de croiser le regard du spectateur. C'est notre parti pris. Si demain, nous devions jouer devant 5 000 personnes durant dix représentations, ce serait plus rentable puisque nous passerions moins de temps sur place. Néanmoins, c'est un choix que j'ai toujours refusé de faire.

Si j'avais voulu, Zingaro aurait pu être aussi décliné partout dans le monde, avec différentes équipes, à la manière du Cirque du Soleil. Je me souviens avoir joué deux fois à New York, pendant trois mois à guichets fermés, avec le spectacle Chimère, alors produit par des Américains. À partir de là, j'ai été sollicité pour monter un Zingaro à Las Vegas. Et ce, tous frais payés. J'ai décliné la proposition, car Zingaro n'est pas reproductible. Atteindre un tel niveau avec mon cheval nécessite dix ans de travail. Dix ans de complexité. Avec tout l'argent du monde, des moyens humains et des chevaux supplémentaires, l'âme de Zingaro se serait perdue. Ils n'ont pas compris mon refus et m'ont certainement pris pour un idiot. Depuis toujours, j'endosse la responsabilité de porter une compagnie à laquelle ses membres, humains et animaux, donnent une part de leur vie. C'est la raison pour laquelle je me dois aussi et surtout de respecter les chevaux. L'usage immodéré et indécent de l'argent ne permet pas tout, au contraire. Il conduirait à dénaturer la singularité de notre aventure. L'accepter nous amènerait, naturellement, à faire moins bien, à la fois pour nous-mêmes, les artisans, et pour le public. Ne pas céder au diktat de l'argent demande ainsi une grande détermination, une grande humilité.

Argent et culture sont-ils dès lors deux notions antinomiques ?

Dans n'importe quelle discipline, il est possible de gagner de l'argent. Il faut simplement ne pas renier sa qualité artistique face à l'appel de l'argent. Si l'artiste accepte de mentir sur cette qualité dans le but de gagner toujours davantage, il met le doigt dans un engrenage et n'en sortira pas indemne. C'est la raison pour laquelle je maîtrise toute l'échelle de l'exploitation de Zingaro. Je peux ainsi maintenir cette exigence de qualité et veiller à ce que nos valeurs soient préservées. Nous créons le spectacle, nous le répétons, l'exécutons, puis nous le vendons aux spectateurs afin qu'ils en ressortent grandis. Nous travaillons pour ne jamais abandonner notre liberté. C'est le prix de notre passion.

L'âme qui vous habite, et que vous transmettez à ceux qui vous entourent dans l'aventure Zingaro, dès l'origine, et depuis 15 ans, au sein de l'Académie, est-elle née du constat que les cursus classiques d'enseignement ne vous convenaient pas et étaient incompatibles avec ceux que vous imaginiez, en tant qu'autodidacte ?

Le travail avec les chevaux est long et fastidieux. Il requiert de nombreuses années d'apprentissage. Le cursus classique dans le domaine artistique n'a donc pas de sens. Trois à quatre ans de formation pour travailler avec les chevaux ne sont pas suffisants. Je considère que le travail est la source même de l'épanouissement de l'élève, celui qui lui donnera les moyens d'avancer dans la vie.

Ici, l'élève doit savoir gagner sa place, apprendre d'abord et transmettre ensuite en s'impliquant quotidiennement. Il n'est pas reçu à l'Académie en s'asseyant et en attendant qu'on lui donne le cours. Il apprendra la valeur du travail et de l'argent à la seule condition de s'impliquer. C'est très dur, mais c'est cela que l'on nomme à l'Académie l'apprentissage. L'enseignement n'est pas un dû, il se mérite. C'est ainsi que l'apprenant parviendra à vivre avec les autres, à les respecter et à se respecter. En tant qu'artiste, en fondant cette école, j'ai relevé, à ma manière, le défi de l'éducation. J'aurais pu me contenter de faire des conférences pour prêcher la bonne parole. J'ai préféré créer une école avec cette idée de transmettre le travail équestre comme un art et non comme un sport.

Cette volonté de transmission imprègne-t-elle de la même manière ce que vous entreprenez au sein de Zingaro et ce que vous prônez au sein de l'Académie ?

Non, ce sont deux formes différentes. Zingaro, je la considère comme un compagnonnage. À l'Académie, il s'agit d'abord de transmettre un savoir. J'occupe un rôle de chorégraphe, je transmets mon savoir à des danseurs. Le rapport est différent de celui qui lie un professeur de danse à ses danseurs. Désormais, j'interviens peu. Je laisse aux trois titulaires, présents dès l'origine, le soin de la transmission.

Dans cette école, rien n'est figé : une personne peut y demeurer toute sa vie. Un paradoxe, si l'on se réfère au sens même de l'institution. D'autres nous quittent pour monter leur propre compagnie. Certains autres s'en vont naturellement, constatant que leur progression a atteint son maximum. Ici, je n'impose rien, sauf le travail et le don de soi. Les personnes le savent et le comprennent d'elles-mêmes.

Au sein des deux entités, je m'emploie à transmettre des valeurs humanistes. Le théâtre n'est qu'un accessoire. Les chevaux sont même un prétexte pour apprendre à être de meilleurs humains et à mieux comprendre les hommes. Zingaro n'aura plus de suite le jour où je m'en irai, car nous n'avons pas de répertoire. En revanche, j'espère que l'Académie continuera sans moi. Une manière de poursuivre la transmission à laquelle je suis attaché.

Bartabas Zingaro

"Être autodidacte vous apprend beaucoup de choses, en particulier que notre vie n'est pas à séparer en trois périodes : celle de l'apprentissage, celle de la rentabilisation du savoir appris et celle de la retraite." (Crédits : Nedal Badache)

À 60 ans, qu'est-ce qui anime encore le chef de troupe que vous êtes dans cette vie faite de labeur, mais aussi de bonheur ?

Voir fleurir les gens. Des personnalités se dévoilent, éclosent et dépasseront le maître pour certaines. Le bon professeur est celui qui sait se laisser dépasser, se rendre inutile. Dans le domaine artistique, c'est fondamental. Le professeur n'est pas là pour façonner des ouvriers qui répondront à des ordres, mais pour construire des êtres qui parviendront à s'exprimer. Venir à Zingaro ou à l'Académie, c'est faire en sorte de donner son maximum. Je n'obligerai personne à faire ce qu'il n'est pas capable d'accomplir, mais si la personne possède les capacités, je l'incite à se dépasser. Néanmoins, s'imposer des freins est inadmissible. La passion doit donner l'envie de se battre, de se transcender. Je me nourris ainsi de voir s'épanouir ceux qui m'ont rejoint et donner le meilleur d'eux-mêmes.

Vous entretenez une relation très particulière avec vos chevaux. Ceux-ci vous ont d'ailleurs façonné. Qu'en est-il des femmes et des hommes qui composent la compagnie ?

Cette compagnie, c'est une vie. Un besoin. Un équilibre. Un mélange pouvant se révéler complexe, puisqu'il est difficile de séparer complètement les sphères privée et professionnelle. Mais l'engagement est entier. Les chevaux nous demandent une présence permanente, comme aux paysans, en leur temps.

Je défends l'idée que nous ne sommes pas une communauté, car si nous vivons tous sur notre lieu de travail, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), nous ne partageons pas notre quotidien ensemble. Nous ne prenons pas les repas en commun, chacun mangeant chez lui et conduisant sa vie comme il l'entend. Zingaro ressemble à un village, avec ses affinités entre habitants, mais cela ne me regarde pas. L'organisation du travail se fait donc naturellement. Ce qui n'empêche pas une certaine complicité. Nous nous connaissons depuis tellement longtemps qu'un simple sourire ou un silence vaut tous les discours.

L'écoute du cheval est essentielle pour que l'animal produise un travail de qualité. L'amour et l'entraînement aussi. Appliquez-vous la même recette avec vos collaborateurs ?

Écoute, amour et complicité avec les hommes sont mes trois piliers. Je demande beaucoup afin d'obtenir le meilleur de tous, pour tous. Chacun doit comprendre par lui-même et construire son propre chemin. Je pourrais ainsi dresser un cheval avec un cavalier manquant d'expérience. Il va obéir, mais n'en gardera aucun ressenti. Je préfère qu'il fasse des erreurs, cherche et trouve la solution par lui-même. Cela demande de la rigueur, une grande capacité d'écoute, un sens certain de l'observation et de l'amour pour son métier et pour ceux qui l'entourent. C'est la recette pour que chacun puisse se faire une place à l'intérieur de la maison.

Homme de gauche, vous considérez le travail comme la source de l'épanouissement tant personnel que professionnel. Vous vous êtes même clairement opposé aux 35 heures, par exemple. Travailler, est-ce donc la seule mission de l'homme sur Terre ?

Je suis contre les 35 heures pour une raison philosophique, car une heure de plus est considérée comme une heure de trop. Et si une heure de travail peut se révéler une souffrance, cela veut dire que l'Homme est seulement né pour se reproduire, manger et dormir, comme le font les animaux.

Cette position concerne d'abord le travail artistique parce que celui-ci est choisi et qu'il se vit comme une passion. Dans ce cadre, le décompte des heures passées à progresser dans son art n'a pas de sens. Cela dit, je connais aussi des personnes passionnées par leur travail, qu'il soit manuel ou intellectuel, difficile voire pénible car ce n'est pas le secteur d'activité qui conditionne la passion pour son travail.

Cependant, je sais que beaucoup de salariés connaissent des conditions de travail très contraignantes et je conçois que les 35 heures hebdomadaires soient pour eux une avancée.

Bartabas Zingaro

"Le bon professeur est celui qui sait se laisser dépasser, se rendre inutile. Dans le domaine artistique, c'est fondamental." Spectacle On achève bien les Anges (élégies). (Crédits : Antoine Poupel / Hugo Marty)

En 2015, dans un entretien à Télérama, vous disiez être persuadé que l'avenir du monde allait se jouer au travers de relations resserrées entre les gens. Pourtant, l'élection présidentielle en France a montré, une fois encore, combien la société était clivée, fracturée. Dans quoi ce problème trouve-t-il son origine ?

La situation que nous vivons est dramatique. L'acculturation des gens envers la politique a atteint un stade inimaginable. Nous suivons désormais la politique comme l'on suit un feuilleton. C'est grave ! Les gens n'ont plus d'avis, ne sont plus capables d'analyse, de pensée et de recul. Ce phénomène n'est pas simplement le fait des politiques, mais aussi d'une société qui évolue dans le mauvais sens, de la manière dont les médias diffusent l'information, de la manière dont internet donne aux personnes l'impression de tout savoir, alors que c'est l'inverse. Personne ne s'offusque désormais de voir Marine Le Pen arriver au second tour de l'élection présidentielle. Les vrais problèmes liés à la mondialisation, à la surpopulation, aux enjeux migratoires sont occultés par la société du paraître et de l'artificiel. L'avenir de l'humanité en dépend. Que se passera-t-il demain ? Tout le monde s'en fiche.

Valeurs, respect, vivre-ensemble : Zingaro et l'Académie sont deux actes de résistance dites-vous, un exemple en soi. Leur rôle est-il encore plus fort à l'heure actuelle ?

Zingaro et l'Académie sont des actes militants, au-delà d'actes d'engagement plus personnels. Je les ai créés sans faire aucune concession au monde de l'argent, des médias, des institutions, mais simplement en respectant les gens et leur travail. Je considère d'ailleurs que voir un spectacle de Zingaro est important pour ceux qui n'en ont jamais vu, car nous leur donnons l'image d'une troupe qui casse les codes, entreprend à Aubervilliers et tourne partout à travers le monde en démontrant qu'il est possible de faire des choses avec ses valeurs et une philosophie exemplaire, dans une société de contraintes.

De manière générale, la création artistique est-elle la meilleure réponse à la lutte contre l'obscurantisme, à la montée des extrêmes ?

L'acte artistique n'a pas de dimension positive. La notion de créateur est apparue dans les années 1990. Auparavant, ce mot n'existait pas, l'artiste était metteur en scène, comédien... D'un coup, il est devenu créateur, créateur d'emplois, par exemple. Un artiste ne crée pas une œuvre pour générer quelque chose de positif financièrement. Il le fait, car il ressent le besoin d'exprimer une colère, un regret, un souhait. Telle est la singularité de l'artiste, celle qui va faire avancer la discipline au point de sensibiliser d'autres personnes.

Le fait pour une jeune fille ou un jeune garçon de vouloir devenir comédien il y a 200 ans était considéré comme un acte politique, accompli hors même de la société, mais qui offrait un miroir sur celle-ci. C'était le prix à payer. Désormais, c'est le contraire ; avoir fait la Star Academy est bien vu. Tout le monde veut devenir artiste pour être vu, reconnu et si possible pour gagner de l'argent. C'est un renversement important dans la manière de concevoir l'acte artistique qui conditionne une acculturation des humains. Heureusement, quelques personnes comprennent encore le sens de l'acte artistique pour transmettre des messages.

Cette vie que vous menez depuis vos débuts, lorsque vous faisiez du théâtre de rue jusqu'à diriger aujourd'hui une PME, en ayant toujours refusé de rentrer dans le rang, que vous apprend-elle ?

Être autodidacte vous apprend beaucoup de choses, en particulier que notre vie n'est pas à séparer en trois périodes : celle de l'apprentissage, celle de la rentabilisation du savoir appris et celle de la retraite. Ma vision est celle d'une recherche permanente d'accomplissement, d'apprentissage, de découverte et de partage. Elle me suivra jusqu'à la mort. Les chevaux me l'ont aussi appris et ont conditionné ma vie. Ils sont devenus une nécessité vitale. Comme un musicien qui continue de faire ses gammes chaque matin, j'ai besoin de me retrouver en silence et en harmonie avec eux. On comprendra que je n'attends pas la retraite avec impatience et que je me satisfais de ma caravane car pour moi le bonheur n'a rien à voir avec la possession immobilière. Avoir trop de confort serait même dangereux.

Est-ce la société actuelle du tout connecté, de la génération Y pourvoyeuse de nouveaux modes de travail qui participent à ce confort et, peut-être, impose une forme de repli sur soi ? Est-ce un conflit générationnel sur la valeur du travail ?

Des jeunes refusent un CDI en me disant qu'ils privilégient leur qualité de vie, préférant travailler six mois et voyager ensuite. Certains ne sont pas prêts à consentir un investissement personnel trop lourd. D'autres peuvent me demander des conditions particulières de travail, notamment en termes de perspective d'évolution, de carrière, d'augmentation. Leur état d'esprit diffère du mien. Je ne conçois pas le bonheur ainsi. J'observe d'ailleurs que les gens sont de plus en plus frustrés. Par le passé, les travailleurs n'avaient pas de vacances, mais leur frustration était sans doute moindre, alors qu'ils travaillent toute leur vie. Aujourd'hui a émergé la notion de temps de loisirs. "Mais si tu n'as pas les moyens, comment en jouir ?" Cela crée de la violence et de la frustration. Le travail doit être considéré autrement. Ce n'est pas une question de quantité, mais de passion. Néanmoins, je reconnais que l'informatique et les innovations peuvent permettre de s'organiser différemment et les nouvelles générations sont très habiles en la matière. Si c'est un outil pour que les individus puissent encore rêver, alors pourquoi pas ?

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.