Eric Matarasso : "La mobilité des talents est une opportunité pour la France"

Que veulent les jeunes, encore étudiants ou déjà diplômés, pour leur carrière professionnelle ? C'est une question à laquelle tout jeune bachelier peut désormais se poser. Travailler dans de grands groupes ou des petites structures ? Dans l'industrie ou la recherche et développement ? L'agence de conseil en communication et marketing 4ventsgroup a posé ces questions à un panel de 8 633 jeunes de 20-30 ans. Eric Matarasso, directeur associé de l'agence, analyse leur apparent désintérêt pour l'industrie, leur attirance paradoxale pour l'innovation et parfois les fantasmes de la jeune génération.

Acteurs de l'économie - La Tribune. Vous avez constaté dans votre étude une baisse régulière de l'intérêt des répondants pour l'industrie. Pourtant, le secteur reste innovant. N'est-ce pas plutôt l'image de l'industrie, peut-être jugée archaïque et vieillissante, qui impacte un tel choix des étudiants et jeunes diplômés ?

Eric Matarasso. Il existe un effritement. Comme vous l'évoquez, il s'agit plutôt d'une question de représentation. Peut-être existe-t-il un problème dans la définition des catégories. Par exemple, une personne qui travaille dans une entreprise en lien avec l'Internet des objets connectés (IoT), n'a pas forcément l'impression de travailler dans l'industrie. En revanche, travaille-t-elle dans ce secteur ? Oui sans doute, au sens large.

Mais ce problème n'est pas propre à l'industrie. Pour l'informatique par exemple, la norme est d'employer le terme digital. Des glissements sémantiques s'installent peu à peu.

En outre, il a tellement été dit que l'industrie était morte, qu'elle se faisait désormais en Chine, que finalement, les individus ont peut-être fini par le croire. Et ce même si l'industrie crée de nouveaux emplois, comme dans l'IoT.

Tout cela ne serait donc qu'une question de sémantique ?

Non, pas seulement. L'emploi industriel en France a tout de même singulièrement baissé. Nous évoluons vers une société de service, tant aux personnes qu'aux entreprises.

Il est par ailleurs paradoxal que le secteur industriel figure, malgré tout, parmi les trois secteurs les plus plébiscités par les étudiants et jeunes diplômés, après l'énergie et le conseil. Comment l'expliquer ?

L'industrie figure dans le top 3 car elle est plébiscitée par les ingénieurs. A l'inverse , les managers privilégient le luxe et le conseil. Cette attirance pour le conseil, que l'on retrouve aussi dans une certaine mesure du côté des ingénieurs, va avec ce goût des jeunes - sans vouloir généraliser - d'aller plus vite dans leur carrière. Ce qui est normal car le monde s'est accéléré.

Ce qui signifie que les jeunes ont envie de réaliser beaucoup de choses différentes dans un laps de temps relativement court. Et de ce point de vue, le conseil est un secteur qui correspond à ces envies dans la mesure où les salariés travaillent sur plusieurs missions, pour des clients variés. Cette diversité correspond à l'état d'esprit de l'époque. A l'inverse de l'énergie ou de l'industrie, qui sont des secteurs où le temps est long.

La recherche et développement ainsi que le marketing figurent donc parmi les secteurs plus plébiscités. Deux fonctions qui représentent pour vous les deux faces de l'innovation. Pourtant, dans cette même étude, il est mentionné que l'innovation n'est pas un des critères principaux dans le choix des entreprises. De fait, l'innovation est-elle ou non un critère dans le choix des 20-30 ans ?

La réponse est plutôt simple. Quand nous leur demandons, "comment sélectionnez-vous les entreprises où vous voulez postuler", l'innovation ne figure pas parmi les premiers critères : il figure plutôt en milieu de peloton. Alors, comment l'expliquer ?

Aujourd'hui, le mot innovation est devenu galvaudé. L'innovation n'est plus un critère de démarcation. Par exemple, quand j'ai présenté les résultats de l'étude, j'ai demandé à l'assemblée, composée de quelque 200 personnes, que les personnes qui travaillent dans une entreprise qui n'est pas innovante lèvent la main.

Personne ne l'a fait.

Or, en réalité, certaines entreprises sont plus innovantes que d'autres. Les salariés de l'IoT ou des biotechs sont nécessairement innovants. A l'inverse, en chimie lourde, les grandes innovations en matière d'acier n'ont pas lieu à la même fréquence que dans les biotechnologies, ce qui est normal.

Peut-être que dans leurs discours employeurs, les marques surpondèrent cet élément, tout comme la politique RSE, et en font peut-être un peu trop par rapport à ce que les jeunes attendent du discours d'un futur employeur.

Justement, il apparaît dans l'étude que la politique en matière de ressources humaines des entreprises semble totalement inadaptée, et en complète opposition avec ce que recherchent les étudiants. Ainsi, ces derniers portent davantage d'attention au secteur d'activité ou à la localisation géographique qu'aux critères éthiques ou à l'innovation. De fait, les entreprises doivent-elles revoir leurs politiques de communication, et si tel est le cas, quelles orientations doivent-elles prendre ?

Il semblerait logique que les entreprises adaptent leur communication en fonction des critères des étudiants, puisqu'ils sont les plus importants pour leur cible.

Mais un problème se pose alors. L'employeur ne peut pas dissocier la communication qu'il réalise auprès de cette cible jeune et celle qu'il adresse à ses clients et ses actionnaires. Même si le rythme d'innovation est relativement lent, l'entreprise est dans l'obligation de montrer qu'elle innove, sinon, dans cinq ans, elle n'existe plus. Il est donc obligatoire d'affirmer que l'on est innovant, même si on l'est moins qu'Apple sinon cela créerait un désalignement des communications au pluriel.

Toutefois, pendant les entretiens en face à face, même si des questions telles que la politique RSE sont légitimes, elles ne sont pas fondamentales. Il faut trouver le bon équilibre.

Pour vous, ce choix des étudiants et jeunes diplômés pour la R&D et le marketing est un signe de l'envie de changer le monde. Cependant, à l'inverse, ils ont une vision plutôt négative de l'entrepreneuriat puisqu'ils préfèrent travailler dans de grandes entreprises plutôt que dans des startups ou à leur compte. Pourtant, entreprendre permet de favoriser le changement.

Tout dépend pourquoi. Pour apprendre et progresser vite, le score des startups, qui atteint 26 %, est très bon. Les écarts ne sont pas si importants avec les grandes entreprises internationales. Par ailleurs, si l'on additionne les ETI, PME et startup ont atteint 60 %. De fait, nous sommes quand même dans cette idée qu'il est possible de progresser vite dans les plus petites structures.

Le secteur du numérique semble peu attirer les postulants. Comment l'expliquer, alors même que le secteur manque de main d'œuvre et offre par conséquent de réelles perspectives d'emploi.

Il existe plusieurs raisons, dont la structuration de l'offre. Très peu d'écoles apprennent la programmation. Pour cette raison, Xavier Niel a lancé l'Ecole 42. Il voulait montrer qu'il existait un manque de formation dans ce domaine.

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D'autant plus que les écoles qui pourraient préparer à ces métiers, comme les cursus d'ingénieurs, évoluent vers des formules mixtes, et se rapprochent des écoles de management. Elles perdent leur coloration technique et découragent un peu les individus à aller vers ces métiers de programmation. Or, les entreprises sont en recherche de ces profils.

Google est considéré comme étant l'employeur de référence, devant Danone ou le groupe Airbus. Comment justifier cette attirance ? Est-elle liée au business model du groupe, son apparente flexibilité ou au fait que l'entreprise soit justement américaine ?

Elle est liée à toutes ces raisons évoquées. On trouve ce côté entreprise à la croissance phénoménale, combinant les deux mondes de la recherche et développement, et du marketing. L'entreprise connaît un essor extraordinaire, il est logique qu'elle engendre une telle attractivité.

Maintenant, en France, Google embauche seulement une centaine de personnes par an, essentiellement dans des fonctions liées au commerce. Pour le marketing, mieux vaut aller en Californie.

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Google incarne ce rêve des entreprises nouvelles générations. D'autant plus que le géant américain gagne tellement d'argent qu'il peut proposer à ses collaborateurs des conditions de travail que d'autres ne pourraient pas procurer.

Pourquoi un employeur de référence, n'est pas toujours le même que l'employeur chez qui l'on souhaite travailler ?

Parfois, un tel classement tient à peu de choses. Si DCNS obtient son contrat avec l'Australie un mois avant l'enquête, le résultat n'est pas le même. On en parlerait alors comme d'une entreprise moderne, qui dispose d'un carnet de commandes sur 40 ans, qui est la fierté de la France. Elle gagnerait 2 ou 3 % mais cela lui ferait gagner une dizaine de places dans le classement. De fait, je n'écris jamais dans mes commentaires des remarques comme "il est dommage que telle entreprise ait perdu quatre points cette année". L'environnement est fluctuant.

Maintenant, quand on constate que les trois leaders de l'énergie, Total, Engie ou Areva, glissent dans le classement, de 10 à 20 places, dans ce cas-là, cela a une signification.

L'écart entre une grande entreprise française et une grande entreprise internationale est abyssal, tant du point de vue pécuniaire que dans la qualité d'apprentissage. D'où vient cette image pour les répondants ?

Tout d'abord, concernant l'écart dans la rubrique "bien gagner ma vie", les deux grilles de salaire sont les mêmes. La rémunération dans les groupes français n'a rien à envier à celle des groupes internationaux. Un tel écart me semble injustifié : il s'agit d'un fantasme que la rémunération est forcément plus élevée dans une entreprise internationale.

Tableau 4ventsgroup

De l'autre côté, pour la rubrique "apprendre et progresser vite", un autre élément plus intéressant permet d'expliquer une telle différence. Les grands groupes internationaux, lorsqu'ils sont installés en France, disposent rarement de filiales de 2 000 ou 5 000 personnes. Pour exemple, Amazon en France emploie entre 1 000 et 1 200 personnes. Ces grands groupes internationaux sont donc finalement des ETI ou PME.

En résumé, si le jeune diplômé veut apprendre et progresser rapidement, il n'est pas inintéressant d'intégrer un groupe international, car il n'est pas si important localement.

En France, le modèle de management a longtemps été marqué par la hiérarchie. Dans un monde où il faut aller plus vite, nous sommes en train de déconstruire ce modèle, pour aller vers quelque chose de plus agile. Cependant, cela prend du temps de changer une image, et les groupes français ont pris du retard.

Entre bien gagner sa vie, ou apprendre et progresser rapidement, les jeunes ont l'impression de devoir choisir, se retrouvant face à un dilemme qu'il semble impossible de résoudre.

Oui, sauf dans les grandes entreprises internationales, où les deux critères sont présents. Sauf que cette situation relève pour moitié du fantasme.

Les ETI sont parfois obligées de surpayer les diplômés car elles se disent qu'elles ne sont pas assez connues. Finalement, les jeunes se retrouvent alors avec un package de rémunération supérieur à ce qu'ils pourraient avoir dans les grands groupes.

A l'inverse, j'ai eu l'occasion de discuter avec un DRH d'une entreprise du CAC 40 qui m'indiquait que leurs salaires étaient dans la fourchette basse, car ils bénéficient de l'image de la marque. Des groupes à forte attractivité n'hésitent pas à payer moins, car ils savent qu'ils resteront malgré tout attractifs.

Finalement, les jeunes ont beaucoup de fantasmes.

Heureusement. S'ils ne veulent pas changer le monde à 20 ans, ce n'est pas à 80 ans qu'ils vont le faire. Avoir des rêves est essentiel : c'est bien de vouloir faire du marketing chez Nestlé, et ce même s'ils ne recrutent que deux personnes par an.

Pourtant la réalité professionnelle des 20-30 ans n'est pas comme celle que vous décrivez. On parle plutôt de chômage des jeunes, de surdiplômés...

Je ne suis pas du tout d'accord avec ce constat. On parle de chômage des jeunes quand ces derniers ont un bac +5 qui ne mène à rien. Pour ma part, je suis sociologue de formation. Or, on forme jusqu'à cinq fois les besoins annuels dans ce domaine. La question est : pourquoi les faire aller dans cette voie ?

A l'inverse, un élève qui sort d'une école d'ingénieur, même peu réputée, trouve un emploi directement. Après, si un diplômé d'un bachelor en management souhaite s'orienter vers le marketing dans le luxe, alors oui, ce sera bouché.

Face à cette situation, d'autres décident de partir à l'étranger.

Très peu. Dans une planète mondialisée, la mobilité est facilitée. Pour un jeune français talentueux, il est facile de postuler dans un laboratoire de recherche. Nous ne sommes pas face à une problématique de fuite, mais de fluidité. La tendance est d'avoir un discours alarmant sur le sujet. Or, il faut, à mon sens, rester calme.

Donc pour vous, il n'existe pas de risque pour l'économie française de voir ces personnes qualifiées partir à l'étranger ?

La question est plutôt : si 20 000 jeunes diplômés décident de partir à l'étranger, à nous de faire en sorte que les 20 000 qui arrivent soient eux aussi qualifiés. Mieux vaut prendre cette fluidité comme une opportunité.

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Commentaire 1
à écrit le 06/07/2016 à 20:01
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"Très peu d'écoles apprennent la programmation" Ah bon?! on ne doit pas parler des mêmes, il est quasiment impossible de faire des études d'ingénieur sans programmer, ne serait-ce que pour se servir d'outils informatiques même si cela, in fine, se ra...

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