Michel (Troisgros) et les garçons, à table !

La quatrième génération déjà aux fourneaux - César dans l'établissement, Léo en apprentissage -, l'emménagement dans l'écrin d'Ouches (8 millions d'euros d'investissement) qui approche : la maison roannaise Troisgros traverse une période majeure de son histoire gastronomique et familiale bientôt séculaire. Aux manettes de cet ensemble cumulant 8,5 millions d'euros de chiffre d'affaires et employant 80 salariés, Michel a ensemencé ses principes de management, sa culture entrepreneuriale, et sa créativité dans sa passion, intime, pour l'art contemporain. Laquelle ne fait pas qu'inspirer l'humanité du lieu, « l'âme » du futur établissement, la manière d'impliquer les équipes, ou la singularité de la gestion et des investissements : elle est aux cœur des émotions qu'exhalent le lapin, foie gras et truffe, l'asperge verte à la noix et au safran, le maquereau en gelée d'ananas ou le papillon hors saison. Pour la première fois, Michel Troisgros lève le voile sur cette mystérieuse, secrète et lumineuse imbrication.

Acteurs de l'économie - La Tribune : Traquandi, Viallat, Favier, Poitevin, Tusek, Schutte, Fontana, Rothko... voilà quelques-uns des artistes plasticiens ou peintres que vous chérissez. Votre amour de l'art contemporain se nourrit certes des œuvres mais aussi de la considération, particulière, que vous portez à leurs concepteurs. Votre travail de décortication intellectuelle et émotionnelle de l'œuvre n'est pas dissociable de l'intérêt que vous conférez à l'acte créateur, à la puissance créatrice, aux ressorts intrinsèques du créateur. Cette plongée dans la création des autres permet-elle de lire votre propre cheminement créateur ?

Michel Troisgros. Mon attirance pour l'art contemporain, qui a pour creuset l'acte de création et pour manifestation l'émotion esthétique, a grandi progressivement. Au départ quelques menues acquisitions, puis d'autres de plus en plus significatives - mais toujours raisonnables, non compulsives -, et surtout la rencontre avec les artistes. Des visites dans leurs ateliers aux dialogues sur le processus artistique, j'ai nourri patiemment un enrichissement, une curiosité et surtout un plaisir toujours croissants. Puis, petit à petit et parfois inconsciemment, j'ai saisi que ces rencontres avec l'art - l'œuvre et son créateur - pouvaient orienter ou tout au moins dessiner une certaine position sur mon travail.

Pour autant, cette irrigation croisée est très difficile à cerner ou à expliciter. D'une part car elle est éminemment diffuse, aussi parce qu'elle s'insère dans une multitude de situations : outre la rencontre avec l'œuvre, les ateliers et les artistes, elle s'imprègne de chaque exposition visitée, de chaque déplacement dans les foires, de chaque livre lu. Et cela, à chaque occasion, plus ou moins discrètement, plus ou moins consciemment, plus ou moins vivement.

Avec le temps, toutefois, une conviction s'est imposée : mon amour pour l'art, l'espace que l'art occupe dans mon cerveau, mon cœur et mes tripes, participent substantiellement et concrètement à mon épanouissement de cuisinier. A deux titres en particulier : l'affranchissement d'une partie de mon passé et l'émanation d'un style propre.

Michel Troisgros

"Mon amour pour l'art, l'espace que l'art occupe dans mon cerveau, mon cœur et mes tripes, participent [...] à mon épanouissement de cuisinier." Photo : Laurent Cerino.

Comprendre ce processus créatif parallèle aujourd'hui réclame d'en mieux comprendre l'origine. Cette « attirance » pour l'art contemporain est-elle atavique ? Fut-elle spontanée, accidentelle ? Est-elle-même « datée » autour d'un événement, d'une révélation émotionnels ?

Mon grand-père - propriétaire d'un Bernard Buffet - ou mon père, admirateur du peintre roannais Jean Puy, n'étaient pas insensibles à l'art pictural, sans toutefois qu'il ne les « habite » comme cela s'avèrera être mon cas. Cette attirance, qui est aussi celle du couple que je forme avec Marie-Pierre, s'est véritablement matérialisée au milieu des années 1980, lors d'une visite chez le galeriste américain Philip Nelson, alors basé à Lyon.

De ce jour-là en effet date la naissance de mon parcours d'amateur-collectionneur, « collectionner » constituant un marqueur fondamental du cheminement vers l'art, surtout lorsque l'acte d'achat se veut déraison, « folie » et bouscule toute rationalité pécuniaire. Philip me présenta des artistes qui m'étaient alors inconnus : Gérard Traquandi, Thomas Schutte, etc., et mon regard se figea sur un petit format, un paysage de Tusek composé à la cire.

J'étais d'abord intrigué puis hypnotisé par la matière, la profondeur et la transparence d'une œuvre dont la couleur était indéfinissable. Ce que je ressentais était inédit et unique, je la « voulais » indescriptiblement « avec moi, près de moi. » D'une valeur de 11 000 francs, je n'avais absolument pas les moyens de l'acquérir ; Philip Nelson me la remit toutefois, en toute confiance, charge à moi de la régler dans le temps, selon mes possibilités. Je la ramenai à Roanne, la présentai à mon épouse en la prévenant du coût déraisonnable et de ses attributs à mes yeux - bien davantage qu'aux siens, d'ailleurs ! - fortement contemporains. Voilà désormais trente ans que ce paysage est dans notre chambre, trente ans que tous trois sommes liés, trente ans que mon regard le croise le matin, au réveil, sans que jamais l'émotion ou tout au moins l'attirance ne se soient essoufflées. Et cette acquisition audacieuse, insensée, est devenue fondatrice de ma trajectoire de collectionneur - lequel est intrinsèquement du même ordre.

L'évolution chronologique des typologies d'art ou d'artiste auxquelles on se consacre peut constituer une lecture de son cheminement, de sa progression vers et dans l'art. Les étapes qui succèdent à cette première véritable rencontre d'amateur et de collectionneur signeront peu à peu votre identité de cuisinier...

Chacune de ces rencontres, chacune de ces acquisitions constitue en effet une étape, d'abord dans ma démarche d'amateur, ensuite de cuisinier. Et ces étapes, je peux les égrainer sans peine.

Philip Nelson m'entraînant dans son sillage à Art Basel et à la Fiac ; mes premiers achats pour l'entreprise, qui déterminent notre volonté de diffuser au sein du corps social et parmi les clients cet attachement à l'art - diffuser ayant bien sûr pour sens celui du partage - ; ma participation au Festival des arts de la table, au début des années 1990, qui associait des équipes de créateurs culinaires et artistiques et me permit de côtoyer les frères Ronan et Erwan Bouroullec, le designer britannique Terence Conran, l'architecte d'intérieur Christian Liaigre - avec qui nous nous associerons plus tard pour lancer le restaurant Le Central -, Jean-Charles de Castelbajac, Kowalski - détruisant au marteau de somptueux services de Limoges et provoquant un chaos de manière étonnamment structurée et ordonnée. Et l'artiste plasticien Philippe Favier, dont la découverte, plus tard, de l'atelier stéphanois ouvert sur le cimetière de la ville constituera un moment d'émotion particulier ; comment oublier sa contribution personnelle à l'événement, lorsqu'il disposa sur la nappe des centaines de petits lézards censés « accompagner » mon travail culinaire accompli sur le canard ?

Ces quelques épisodes - parmi bien d'autres - m'ont aussi profondément qu'imperceptiblement marqué, ils ont en commun d'avoir sédimenté un principe fondamental : la liberté. Celle de créer, d'oser, et d'entreprendre. La liberté aussi d'être disruptif, de s'affranchir des carcans et de l'académisme réducteur.

Le central Michel troisgros

La Colline du Colombier et le restaurant Le Central contribuent à une activité consolidée de 8,5 millions d'euros et qui emploie 80 personnes.

L'artiste « vrai » est en effet imperméable aux modes, aux influences, aux pressions exogènes, il dicte sa création à son époque et aux amateurs. Cette stricte indépendance est-elle possible dans votre domaine ? Jusqu'où impose-t-on un goût, une saveur, un parfum, une couleur, qui prosaïquement doivent « aussi » composer avec les attentes du public comme des critiques ? Quelle est votre liberté créatrice, quelle limite fixez-vous à sa faculté subversive ?

Reproduire en cuisine strictement une telle liberté est complexe, car de notre côté nous devons composer avec la gourmandise, l'organisation, le plaisir des clients. Et ces derniers, je suis très attentif à leurs observations, à leurs suggestions. Ils n'apportent pas de solution à une quelconque problématique, en revanche du dialogue que nous partageons peut jaillir chez moi une idée que je vais traduire ensuite dans ma création. Les exemples ne manquent pas.

En 2014, j'ai créé un plat à partir des sucs de coquilles Saint-Jacques qui, une fois réduits et mêlés à du beurre, caramélisent et produisent une substance collagène. Ce plat, que je titre alors Coquille Saint-Jacques croustillante, je m'attèle comme à chaque nouvelle création à observer minutieusement la manière dont les premiers clients l'accueillent, le goûtent, le commentent. Tout compte : le choix des couverts, la forme de l'assiette, la façon de découper la matière et de la porter à la bouche, les humeurs - sourires, grimaces, rictus -, etc. Très vite, les clients confient leur surprise : la vive satisfaction gustative est tempérée par l'inconfort de la mastication ; en effet, la texture finale colle aux dents... Aussitôt alors nous avons débaptisé le plat et l'avons renommé... Coquille Saint Jacques qui colle aux dents. Dès lors, nous inversions totalement le sens de la surprise : de désagréable, elle devenait prévisible et compréhensible, révélant dans la bouche du convive toutes ses propriétés sans que la mastication, acceptée puisque intégrée à la composition du plat, ne les altère.

Parfois, la mise en perspective d'un plat et d'un client fait surgir une interrogation puis une idée séduisantes. Il y a quelques années, l'un de nos desserts était constitué de boules de meringues floquées, à l'intérieur, de noix de coco, de sésame, de gingembre, etc. Cet assemblage de sphères composait un ensemble « platement » dénommé sur la carte. Un jour, s'attable un couple de Japonais, vivant en France. La femme portait autour de son cou un collier de perles, dit Mikimoto, produit phare d'une maison de joaillerie célèbre dans son pays d'origine. Au moment où nous conversâmes du dessert de meringues, aussitôt l'évidence s'imposa : je retrouvai mon chef pâtissier et lui annonçai que le plat désormais porterait le nom du bijou.

Finalement, derrière nombre de créations se nichent de belles histoires.

Certaines de vos créations, comme Champ coloré inspiré de la période « colorfield » de Mark Rothko, font concrètement résonance à des œuvres d'art. Elles ont pu être inspirées directement par ces dernières, mais aussi résulter du principe de sérendipité au nom duquel, tout comme dans le domaine de la science, une découverte nait du hasard, accidentellement. Ce fut le cas notamment d'une composition à base de lait que « l'apparition » d'une œuvre de Lucio Fontana transforma incidemment...

C'est effectivement une belle illustration du rapport conscient-inconscient qu'entretiennent « mes » deux « âmes » de cuisinier et d'amateur d'art, du particularisme impénétrable et incontrôlable de cette heureuse et jouissive dualité.

Le lait exerce sur moi un plaisir, une attraction particuliers. Enfant, chaque soir au coucher j'en buvais un verre, et au petit déjeuner j'étais le seul de la tablée à me régaler de la peau formée par la montée en température du lait cru. La mémoire de cette gourmande sensation, j'ai essayé de la ressusciter quarante ans plus tard, entamant alors un travail d'exploration et de tests dont j'ignorais absolument tout de l'issue possible. De nombreuses étapes, émaillées de retours en arrière, d'esquives, d'échecs, de nouvelles tentatives furent nécessaires pour qu'au bout d'un chemin tortueux, j'adopte un « caillé de lait dans l'aplat. »

Aidé par mon ami fromager Hervé Mons et peut-être porté par une inspiration italienne, je travaillai alors une fine feuille de lait égouttée sur un tamis conçu pour l'occasion et qui, au final, permit d'obtenir une lasagne de lait. Là encore se succédèrent des étapes parfois déconcertantes, même décourageantes car manipuler le lait à cette fin s'avère très complexe. C'est la maîtrise de la température d'emprésurage assurant à la composition une épaisseur et un plaisir gustatif certains qui constituera le déclic. Dès lors, j'entrepris de superposer des feuilles, m'essayai à différentes déclinaisons (burrata, canneloni, etc.), différents mélanges de saveurs fruitières (mangue, ananas, etc.), différentes présentations (coupé en cube, en purée, etc.), différents traitements (cru, cuit)... Et in fine, je retins la forme d'un simple voile.... au départ, impossible à stabiliser. Et un jour, alors que je le déposai sur une purée de truffes noires, il se déchira. Soudain alors apparut sous mes yeux une œuvre de Lucio Fontana, celle d'une matière blanche uniforme finement découpée et révélant un fond noir.

Origine du monde

L'oeuvre de Lucio Fontana...

Mais étonnamment, lorsque je testai cette présentation, les clients ne semblèrent pas sensibles. Ni réfractaires ni enthousiastes, plutôt indifférents. A leurs yeux, elle était trop convenue. Je saisis alors que l'évocation de l'œuvre de Fontana devait être partagée avec le convive, la surprise visuelle, la genèse créatrice et l'histoire du plat participant pleinement à la composition finale et donc à l'émotion. Alors nous formâmes le personnel de service à « lacérer » - c'était le terme employé par l'artiste argentin -, sous les yeux du client, la surface blanche, laissant apparaître immédiatement le lait qui, aussitôt rétracté, révélait la substance noire. Le plat était alors nimbé d'une toute autre lumière. Il devenait « extra-ordinaire » aux yeux de tous, il était enfin achevé.

Lait Fontana

...qui a inspiré "accidentellement" Le lait caillé à la truffe

Puis un jour vous découvrez dans la galerie zürichoise de Peter Freeman, l'œuvre de l'artiste suisse Silvia Bächli, et notamment une aquarelle dont la composition stratifie une trentaine de traits de couleurs plus ou moins rectilignes. Cette fois, le syncrétisme des créations picturale et culinaire ne sera pas fortuit...

En effet, dès que je la découvris, cette superposition à la fois multicolore et horizontale m'interpella et m'inspira immédiatement l'évocation d'un millefeuilles.

Michel Troisgros

L'œuvre de Silvia Bächli...

Je montrai la reproduction à mon chef pâtissier, et ensemble nous entreprîmes une composition : différentes couches alternant meringue et feuilletage extrêmement fins - au point que le sucre était à peine perceptible - aux tons pastels - afin de respecter les propriétés de l'aquarelle -, entre lesquelles étaient disposées différentes matières (mousses, etc.) qui assuraient à l'ensemble moelleux mais aussi hauteur.

Quant à la forme finale, nous optâmes pour celle d'un papillon, que le maître d'hôtel découpait délicatement au centre avec le dos du couteau, faisant alors remonter les extrémités, telles des ailes. L'ensemble, d'une grande légèreté, semblait flotter dans l'air. Tout comme l'œuvre de Silvia Bächli.

Michel Troisgros

...à l'origine du dessert nommé Papillon.

La naissance de ce dessert Papillon témoigne que l'acte de création culinaire résulte d'un processus tout à la fois totalement personnel et totalement partagé. Comment orchestrez-vous simultanément la perméabilité aux idées, aux inspirations de l'autre et la culture de votre identité culinaire personnelle ?

Dans notre métier, créer est une action collective. Un peu à l'image des ateliers. J'ai besoin des autres pour être contrarié et rassuré, pour trouver mon chemin, pour mettre en œuvre la « chose incertaine »...

Les autres sont mon épouse, mon fils César, mon chef Florian, mon chef pâtissier Arnaud, et bien sûr chacun de ceux qui, parmi les salariés et parfois les clients, participe directement ou non au processus créateur.

Tous finalement sont quelque part un peu « là », à mes côtés, lorsque je commence de gribouiller une idée, un vague projet de plat, la vision d'une composition. Cette équipe rapprochée peut alors aussi critiquer, amender, embellir ladite idée. Nous avançons comme notre architecte Patrick Bouchain, qui partage sans cesse avec ses collaborateurs l'avancée des travaux de construction de notre futur domaine à Ouches.

Je suis fondamentalement dans un fonctionnement collectif, et mon rôle est aussi de stimuler la créativité des autres.

Le collectionneur est par essence irrationnel, indiscipliné, insensé. Cette caractéristique particularise-t-elle votre travail créatif et est-elle seulement compatible avec l'extrême rigueur, presque mathématique, qui s'impose au cuisinier et au chef d'entreprise ?

Au contraire de mon ami Pierre Gagnaire, tout entier dans la spontanéité, la fulgurance gestuelle, et l'immédiateté, je travaille de manière très réfléchie, construite, structurée. Une fois ses contours définis, le plat va « suivre sa vie », évoluer au gré des précisions ou des touches d'amélioration que nous lui apporterons.

Mais nous le fabriquons chaque jour selon une stricte matrice, et nous sommes donc dans un processus de reproduction, de répétition qui nous distingue radicalement de celui de l'artiste qui, une fois l'œuvre achevée, se plonge aussitôt dans une exploration inédite, dans un profond renouvellement. Notre création est multipliée, celle de l'artiste est unique.

Quelle place professionnelle, émotionnelle, intime, l'acte de création - c'est-à-dire aussi le doute, le renoncement, l'échec - occupe-t-il dans l'éventail des tâches qui vous incombent aux commandes des établissements composant la « Maison Troisgros » ? Ces dernières polluent-elles, entravent-elles votre créativité ?

La partie créatrice de mes responsabilités constitue non pas une respiration - dans le sens d'une simple récréation salutaire - mais la respiration, celle qui m'assure d'être en vie même si, bien sûr, elle n'occupe pas l'exhaustivité de mon temps. Ce privilège, je le dois aussi à mon épouse qui décide dans de nombreux domaines de nos entreprises et ainsi sanctuarise ce temps personnel consacré à cuisiner et à chercher.

Les « autres » responsabilités m'essoufflent-elles ? Absolument pas. J'éprouve un plaisir particulier dans chaque tâche. Et cette faculté, je la dois en premier lieu à une singularité qui ne m'a jamais quitté : l'insouciance. C'est d'ailleurs grâce à elle que j'ai « osé » accepter de prendre les rênes de la maison, car toute personne consciente de l'enjeu constitué par une telle succession d'un tel attelage - mon oncle Jean et mon père Pierre - aurait légitimement déguerpi ! Qui, dans les cénacles décisionnels locaux, dans ceux, nationaux, des critiques, ou au sein de ma corporation, n'a pas pronostiqué mon échec face à l'envergure de l'héritage ?

Aujourd'hui, parce que le temps à vivre est nécessairement plus court que celui vécu, je vis l'existence - de patron, de cuisinier, de père, d'époux, d'ami, et bien sûr d'amateur d'art - d'une manière formidablement intense et toujours protégée des menaces extérieures par une dose de légèreté.

Michel Troisgros

"Dans notre métier, créer est une action collective. Un peu à l'image des ateliers. J'ai besoin des autres pour être contrarié et rassuré." Photo : Laurent Cerino

Les œuvres que vous avez disposées sur les murs de votre établissement « disent » beaucoup de vous-même, et bien sûr de l'identité de votre cuisine et de la « maison ». Elles ont succédé à celles - notamment de Jean Puy - du temps de votre père. Cette progressive mutation picturale cristallise-t-elle votre affranchissement de la tutelle paternelle ?

C'est, je pense, une réalité. Ces oeuvres m'aident à aller au-delà de mes peurs, à défier et à dépasser mes angoisses. Elles m'exhortent à m'éveiller et à me construire. Elles possèdent donc le pouvoir de m'avoir stimulé. A tous ces titres, elles m'ont permis de me délester d'un passé, d'un héritage à certains égards sclérosants.

Nombre de grands établissements plurigénérationnels comportent, à leur carte, un plat mythique. Le canard au sang à la Tour d'Argent, la Soupe VGE chez Bocuse, le loup au caviar chez Pic, le gargouillou de jeunes légumes chez Bras, la sole aux nouilles de Fernand Point (exceptionnellement proposée par Patrick Henriroux à la Pyramide)... et bien sûr chez vous le saumon à l'oseille, créé par votre père et votre oncle en 1963. Toute création de cet ordre doit-elle demeurer immuable ou au contraire évoluer ? Comment honore-t-on une histoire modernisée ? Que signifie alors recréer une création ?

Au tournant des années 90, j'avais remisé le saumon à l'oseille. J'étais en effet arrivé à saturation, nous le préparions de manière strictement identique depuis trente ans. A force, l'âme et le sens même de ce plat s'étaient évaporé, non pour le client bien sûr mais pour ceux qui en cuisinaient par dizaines chaque jour.

Puis j'acceptai de reconsidérer ma décision, à condition de le revisiter. Nouvelle cuisson, nouvelle découpe, nouvelle composition de l'oseille - cru-cuit et fortement acide -, nouvelle crème, nouvelle présentation. In fine apparaissait un saumon épais, cuit à la vapeur, léger, rosé à cœur, presque à déguster avec des baguettes.

C'était une création sur l'histoire, un principe de reconsidération qu'il m'est arrivé d'appliquer à d'autres plats de Jean et Pierre : la tresse de sole et de lasagnes, le poulet au vinaigre, le steak au poivre...

Souvent le verbe « moderniser » est employé pour justifier ou expliciter l'évolution d'une recette ; son sens n'offense-t-il pas le principe même de création ?

Les « recréations » sont, émotionnellement, moins intenses à élaborer que les créations ex-nihilo, mais elles ont le mérite de maintenir en vie des plats d'hier qu'on a enrichis de techniques, d'ingrédients, d'imagination d'aujourd'hui.

Et ce mot « modernité », je l'aime particulièrement. Il m'inspire l'intemporalité, le mouvement perpétuel, une position ni avant-gardiste ni arrière-gardiste : simplement dans l'époque. Il signifie être dans la vie, être soi-même, exprimer ses convictions. Et être tout entier dans la création. Peut-être cet attachement à la modernité est-il atavique : mon grand-père, plein d'ambitions et de projets, n'avait-il pas rebaptisé ce lieu, alors nommé Hôtel des platanes, en Hôtel moderne ?

Michel Troisgros

"Le saumon à l'oseille a longtemps constitué une "boussole, un référent solide et stable ; mais il m'a placé dans un inconfort que je veux éviter à mes fils."

L'affadissement, voire même la panne créateurs sont l'obsession de tout artiste. Vous initiez la naissance, chaque année, d'une dizaine de plats ; ce spectre vous hante-il ?

Soyons lucide : je ne peux pas avoir la même fulgurance créatrice qu'à trente ou quarante ans. La faculté de créer ne s'érode pas, mais elle est plus lente à s'exprimer.

En revanche, tout comme chez les peintres délivrés des carcans et proches d'atteindre l'apothéose : la liberté, les créations que je conclus sont moins maladroites, davantage abouties. Et, fort d'une plus grande confiance, je sais désormais précisément quand une exploration ou une expérimentation sont achevées.

Maintenir intacte sinon la rapidité au moins la virtuosité créatrices impose-t-il une discipline ?

Jamais je n'ai marqué de pause. Je suis en recherche permanente, et cet exercice doit être constant, sans relâche. C'est sans cesse et partout qu'il faut être en questionnement, et bien sûr être en curiosité vers l'autre, en interrogation de l'autre, en ouverture à l'autre est capital - l'autre étant les mondes, les cultures, les philosophies, les découvertes, les arts, les plus lointains comme les plus proches.

Cette discipline, je me l'applique en premier lieu, mais, « œuvre collective » oblige, j'y entraîne mon fils César et toute l'équipe, toutefois sans organisation particulière. Une fois rassemblé puis partagé, ce processus créatif se concentre sur des questions clés, dont les réponses, lorsqu'elles sont concluantes, vont déterminer notre capacité individuelle et collective de s'approprier l'objet final : que peut-on faire de cet ingrédient ? Comment le transformer ? Avec quoi l'associer ? Comment le cuire ? Quelle forme lui donner ? Quelle température ? Quel contenant ?...

La capacité créatrice de votre fils, âgé de 30 ans, commencez-vous à la cerner, parvenez-vous à la qualifier ? Avez-vous repéré ce qu'elle a de commun et de distinct avec la vôtre ?

C'est très difficile. Et notamment parce que j'ignore s'il établira avec la création les mêmes relations que moi. Des relations qui nécessairement sont intimement liées au cadre, à l'atmosphère, au « climat » familial dans lequel on a grandi.

« Ma » structure, « mon » organisation, « mon » histoire de créateur ont pour gènes une mère italienne et un père bourguignon, elles ont « baigné » dans un univers atavique particulier qui a conditionné, par exemple, mon goût de l'acidulé et de la simplicité - qu'il m'est d'ailleurs arrivé d'associer à des matières ou à des couleurs d'artistes plasticiens. Sans doute, parce qu'il m'a côtoyé de manière si proche, César conservera-t-il cette double appétence.

Bien sûr, l'expression de sa créativité demeure balbutiante et est encore au stade de l'initiation. Mais il commence d'apporter des propositions et même d'intéressantes contributions qui lui son propres. D'une part une étonnante connaissance du fumé et du grillé, sans doute rapportée de son expérience de deux ans en Californie, au contact d'un melting pot ethnique qui l'a ouvert aux spécificités aussi bien chinoises que mexicaines, indiennes que cubaines.

Cette cuisine au feu, finalement primitive, m'était inconnue, mais grâce à lui je la découvre et apprends à l'apprécier. D'autre part un goût prononcé pour le piquant « appuyé » : lui aussi m'était étranger, et nous nous sommes employés ensemble à l'intégrer peu à peu à nos créations.

Cette capillarité, cette hybridation créatrices entre père et fils que vous avez le pouvoir de faire fleurir ou de faire fâner, quel en est le principal substrat ? L'amour ?

Bien sûr, de l'amour en toile de fond, mais au quotidien en premier lieu une communication fluide, transparente et constructive. Au milieu de l'équipe, nous avons la responsabilité d'assurer une grande dynamique de performance, de questionnements, d'innovation.

L'exigence de perfection, on ne l'accomplit qu'au prix de cette discipline, et cette dernière prend forme grâce à une bonne communication entre nous tous car elle seule permet de dépasser les contraintes et de faire vivre le débat entre nous. Et avec César, ce doit être tout particulièrement le cas.

Michel Troisgros

Michel Troisgros et son fils César, appelé à prendre la succession de son père. Photo : Laurent Cerino

Que représentent à vos yeux, que constituent dans vos mains un navet, une asperge, une épice, un canard ou un homard ? Les assimilez-vous à la pierre que travaille le sculpteur, aux tubes dont le peintre extrait la couleur ?

Avec chaque ingrédient, j'entretiens une relation profondément respectueuse, affectueuse. Même le plus modeste doit être ainsi apprécié. Un grain de riz n'apparaît pas dans la main par hasard ; il est le fruit de la terre nourricière et du travail des agriculteurs.

Regarder l'ingrédient puis le manipuler de la sorte permet d'ailleurs, j'en suis convaincu, d'obtenir le meilleur de lui, comme s'il se plaçait dans une relation de réciprocité et s'offrait ainsi en remerciement d'être considéré. Une telle démarche peut même donner « la solution » car elle autorise d'explorer des possibilités inédites lorsqu'on butte sur une énigme.

La mondialisation fait coexister deux phénomènes antithétiques : l'ouverture - aux civilisations, aux cultures, aux peuples, aux religions, aux techniques - et le repli - sous le joug de la standardisation et de la rationalisation. « A force de faire des normes pour protéger notre société, c'est une partie des racines de notre civilisation que l'on perd en route », juge d'ailleurs votre confrère Alexandre Gauthier (La Grenouillère, Montreuil-sur-mer). Cet écartèlement, comment le rendez-vous supportable ?

Les opportunités de découvrir le monde pèsent infiniment plus lourd que les effets collatéraux, certes réels, que l'organisation de ce monde génère. Dans mon métier, elles sont « miracle. »

Croyez-vous que ma cuisine, mais plus largement celle de l'ensemble de mes confrères, serait aussi multiculturelle, aussi inventive, aussi surprenante si je ne partais pas à la rencontre, de plus en plus aisée, des réalités civilisationnelles du Japon ou du Maroc, des Etats-Unis ou du Brésil ? Le champ des possibles est devenu considérable, presque enivrant. Et à des conditions d'hygiène et de qualité incomparables.

Ces mêmes épices qu'autrefois on importait par dizaines de kilos entreposés pendant des semaines dans des cales de navires infestées d'insectes, aujourd'hui nous les réceptionnons au gramme près, sous vide, quelques heures après les avoir commandées. Et en plus, à l'instar de celles proposées par Olivier Roellinger, on les sait cultivées à l'autre bout du monde dans des conditions bio et sociales incomparables. La mondialisation est un formidable progrès.

Quant au diktat des normes, parfois les plus ubuesques et contraignantes, il est une malheureuse réalité - qu'il faut aborder avec distance, de manière dépassionnée pour ne pas se faire « trop mal ». Mais seulement dans le domaine hôtelier. Pas en cuisine. Là, sur la liberté de création culinaire, je ne perçois pas d'impact d'un durcissement, d'une logique protectrice, d'une normatisation supposés au sein de la société. Et à rapporter les témoignages de mon père, toute idéalisation du « bon temps d'hier » est même saugrenue.

Certes à l'époque on pêchait des saumons dans la Loire. Mais, épuisés par les remontées à contre-courant, affamés, amaigris, perclus d'hématomes, ils s'offraient très médiocrement à être cuisinés à l'oseille. Aujourd'hui, même d'élevage, le poisson est magnifique. Et d'ailleurs, lorsqu'il en prépare un, mon père n'a aucune nostalgie de cette époque !

Le vin escorte, parfois même devance le plat. Il est tour à tour son complice, son compagnon, son guide. Il lui est indispensable. Le créateur de plats et le créateur de vins partagent-ils les mêmes ressorts créatifs ?

Tous deux ont en commun un immense respect pour la matière dont ils extraient leur travail, et pour le vigneron il s'agit bien sûr des sols et des plants.

Ils épousent un même goût pour l'effort, un même sens de l'effort. Ils honorent le travail de la main, et manient un palais singulier, la technique, la connaissance et la sensibilité afin de fabriquer un « travail d'auteur », c'est-à-dire une production à soi, une signature différente de toutes les autres.

Pour y parvenir, ces grands vignerons n'hésitent pas à transgresser règles et normes, à expérimenter des cépages ou des modes d'élevage inconnus, à délaisser le confort commercial des reconnaissances officielles (AOC) pour explorer ce qu'ils estiment correspondre à leur exigence la plus ultime, à leur conviction la plus radicale. La plus intègre, la plus honnête - ces deux termes constituant sans doute ce qui nous fait le mieux commun. Aujourd'hui Eloi Dürrbach à Trévallon (Alpilles) ou hier Didier Dagueneau (Pouilly-sur-Loire) en sont une belle illustration. Il y en a bien d'autres.

Vins Michel troisgros

"Tous deux ont en commun un immense respect pour la matière dont ils extraient leur travail, et pour le vigneron il s'agit bien sûr des sols et des plants." Photo : Laurent Cerino

Finalement, vous considérez-vous artiste ?

(silence) Je l'ignore. Certes, tout comme l'artiste, je suis dans la création, dans la recherche. Mais au contraire de lui, cette création résulte aussi d'un travail collectif et fait l'objet d'une reproduction répétitive.

Ma grande perplexité à l'endroit des artistes plasticiens bordés de collaborateurs, et mon attachement à l'unicité de l'œuvre - ou presque, dans le cas de la photographie - m'invitent donc à me considérer davantage artisan qu'artiste.

Cette exigence d'unicité peut être contournée : des gravures de Redon, Goya, Besnard ou Fantin Latour éditées à plusieurs dizaines d'exemplaires sont des œuvres d'art à part entière. Un plat pourrait être servi seulement quelques centaines de fois et définitivement retiré de la carte... Lorsqu'il est créé et indépendamment de sa reproduction ultérieure, un plat peut-il être une œuvre d'art ?

S'il rassemble les critères suivants : avoir du sens dans une histoire personnelle, avoir d'autres desseins que faire nouveau ou beauté esthétique, mettre en lumière un ingrédient à un moment donné, être conçu avec sincérité et audace, nous pouvons le considérer un peu comme tel.

Qu'est-ce qui « fait » la légende d'un plat, comme le saumon à l'oseille ? Laquelle de vos créations pourrait-elle connaître ou aimeriez-vous qu'elle connaisse une telle consécration ?

Je ne suis pas sûr de vouloir un tel accomplissement. Certes, il constituerait une fierté personnelle, mais aussi, pour mes successeurs, un poids, et même un fardeau. Tout héritage est vertueux lorsqu'il n'est pas entrave à l'épanouissement, à la créativité de ceux qui le recueillent et sont appelés à se « réaliser. »

Certes, le saumon à l'oseille constitua longtemps une sorte de « boussole », un référent solide et stable auquel mon travail, en quête d'équilibre de goût et de simplification, se raccordait opportunément lorsqu'il était encore en formation ; mais au fur et à mesure que j'ai voulu imposer mon style, que je suis parvenu à épurer, éclaircir, fluidifier mes créations, que j'ai mûri, il m'a placé dans une ambiguïté, un inconfort que je veux éviter à mes fils. Un plat iconique devient embarrassant lorsqu'il anéantit le mouvement, le progrès.

La création artistique ne peut pas, par essence, être quantifiée, classée, hiérarchisée. La création culinaire est, elle, cornaquée par les guides qui l'asservissent à cette mécanique, infernale, du chiffre et du rang. L'amoureux « des » créations ne juge-t-il pas cela antinomique ?

Oui, bien sûr. Pourquoi accepter dans un domaine de la création, celui de la gastronomie, ce que l'on n'imagine pas un instant être appliqué aux artistes - quelle que soit leur discipline ?

Toutefois, dans mon métier, nous avons appris à « vivre » avec cette réalité, et à en comprendre la logique : informer les clients sur les spécificités des établissements, leur fournir des repères pour choisir. D'autre part, jamais je n'ai éprouvé au travers de ces guides une quelconque entrave, un conditionnement aussi infime soit-il à ma dynamique créatrice, à ma liberté d'oser.

Nous avons été le premier établissement trois étoiles à retirer les nappes des tables, parce que nous estimions que cette disposition n'épousait plus les singularités de notre cuisine. Bien sûr, nous avons craint la réaction des inspecteurs des guides. Nous en ont-ils tenu rigueur ? Non, et ils ont honoré là leur « cahier des charges » : noter la seule cuisine.

Mais le pouvoir de ces guides, qui « font » la réputation et la loi économique des grands restaurants, dépasse cette stricte vocation. Ils constituent un tremplin exceptionnel de visibilité et donc une source de reconnaissance et de croissance incomparables, mais la perte d'une étoile au Guide Michelin signifie mécaniquement et instantanément l'écroulement d'un tiers de l'activité, une dégradation humaine et professionnelle publique, in fine l'effondrement simultané de l'homme, du créateur, de l'entrepreneur qui sont indivisibles, « existent » indissociablement. Et les manifestations les plus indicibles peuvent survenir : la rumeur ou quelque allégation journalistique d'une rétrogradation auraient participé à précipiter Bernard Loiseau au suicide. Objectivement, de ce qu'elle génère de vertueux et d'insupportable, de constructif et d'inique, la loi - ou la dictature - des guides a-t-elle encore toute sa raison d'être ?

Il me semble que les guides, et notamment « le » Michelin, ne couronnent pas encore suffisamment ce que le public souhaite de plus en plus découvrir : une cuisine perfectible, inachevée voire encore maladroite, mais profondément audacieuse, en mouvement.

Ils consacrent souvent des établissements et des chefs arrivés à maturité et qu'ils peuvent distinguer sur des éléments factuels de reconnaissance, selon une grille de critères qui bien sûr peut ne pas épouser les attentes universelles ou l'impatience des clients. J'observe aussi que ledit Guide, conscient de cette réalité, décerne de plus en plus 1 ou 2 étoiles à des « maisons » ou des créations atypiques.

Enfin, et cela je l'entends aux quatre coins du monde de la bouche même de mes consoeurs et confrères : « quelle chance vous avez, en France, d'avoir un guide qui fait à ce point-là référence intègre et donc autorité ! ». Et aussi « qui stimule, qui pousse à la performance et à l'exigence. » Mon frère Claude, aux commandes de plusieurs établissements au Brésil, s'est exclamé, lorsque le Guide Michelin a annoncé l'édition d'une version locale : « Les emmerdes commencent »... puis, aussitôt : « Mais c'est une opportunité. Finies désormais les critiques influencées et les petits arrangements, place à des jugements fondés, professionnels et honnêtes. »

Michel Troisgros

"Il me semble que les guides, et notamment « le » Michelin, ne couronnent pas encore suffisamment ce que le public souhaite de plus en plus découvrir : une cuisine perfectible, inachevée voire encore maladroite, mais profondément audacieuse, en mouvement." Photo : Laurent Cerino

La Maison Troisgros, c'est, à Roanne, un restaurant gastronomique, un hôtel Relais et Châteaux, le café-restaurant-épicerie Le Central, c'est aussi un domaine, la Colline du Colombier, dans la campagne environnante, c'est également une marque qu'il faut faire rayonner, c'est enfin des expériences extérieures, plus ou moins accomplies, au Japon, à Paris (Le Lancaster, jusqu'en 2012) ou à Moscou (le Koumir, que vous avez quitté en 2002, trois ans après son ouverture). Avec 80 salariés et un chiffre d'affaires consolidé de 8,5 millions d'euros, c'est une belle PME, c'est aussi un type d'entreprise aux antipodes de celui dont vous avez hérité. Quelles en sont les singularités ?

Nous donnons à vivre une expérience gustative, émotionnelle, sensuelle, un moment de plaisir et d'émerveillement hors du temps qui plongent le convive d'une part dans la mémoire plurigénérationnelle du lieu - et dans sa propre mémoire -, d'autre part dans le processus d'émotion. Et nous, acteurs de la maison, vivons en direct et partageons au plus proche desdits convives cet instant particulier.

Longtemps - et encore aujourd'hui dans un certain nombre d'établissements, même multi-étoilés - la culture et les pratiques managériales mêlaient brutalité, harcèlement, dénigrement, discriminations - sexuelles, ethniques, etc. -, extrême hiérarchisation. Le contexte juridique, mais aussi l'enseignement dans les écoles de formation, l'incorporation d'éléments étrangers, et les exigences ou propriétés - notamment l'instabilité et l'infidélité professionnelles - des nouvelles générations, sinon bouleversent au moins modifient sensiblement le paradigme. Comment le fils de, le patron, et le père de conjuguent-ils avec cette réalité ? Quelles vertus - y compris dans le processus de création, d'implication, d'innovation collectifs - cette nouvelle injonction sécrète-t-elle ?

La sincérité, l'empathie, l'humilité, la proximité, le travail, la communication et la cohérence des paroles et des actes constituent les fondations de notre management. Ce que l'on peut résumer à la quête d'exemplarité, bien sûr que l'on n'exauce jamais pleinement mais vers laquelle je veux tendre.

Je suis attentif à ce que mes collaborateurs sont, dans l'exercice de leur responsabilité en premier lieu mais aussi au-delà, lorsque les circonstances l'imposent. Je les considère, je fais en sorte de les intéresser à toute la périphérie de leur métier - c'est le cas par exemple des professions de salle, longtemps dégradées et auxquelles nous confions de nouveau des informations ou des taches valorisantes aux plans tant techniques que relationnels avec les clients -, je veux qu'ils s'épanouissent et s'accomplissent.

Les fruits que nous retirons de cette logique ne se limitent pas à la grande fidélité des équipes, pourtant jeunes. L'envie et donc la faculté de créer sont stimulées grâce à des process managériaux qui font naître les conditions d'une création partagée.

Ainsi, chaque semaine un tandem de cuisiniers présente un projet de plat, que César et moi critiquons et invitons à revisiter pour la semaine suivante. Souvent ce projet n'a pas de suite, parfois il ouvre les prémices d'une belle nouveauté. Mais quelle que soit l'issue, l'essentiel est ailleurs : il a constitué une possibilité, celle d'essayer, d'oser, de fouiller. Combien de fois cette expérience a permis de révéler chez un collaborateur une capacité à imaginer qu'il ne soupçonnait pas !

Aucune autre entreprise - pas même les maisons de haute couture - que celle de la filière gastronomique n'est à ce point dépendante de son « chef. » L'identité, la réputation et la notoriété de l'établissement sont totalement consubstantielles à celles de son incarnation tutélaire. Cette personnification constitue un poids, une fragilité, là aussi une pression considérables. Comment « les » patrons que vous concentrez en une seule personne cultivent-ils cette nécessaire personnalisation et travaillent-ils à sa minoration ?

C'est une position délicate. Marie-Pierre m'accompagne dans la bonne gestion. Oui, à l'extérieur j'incarne la maison Troisgros, et cela je l'assume pleinement. En revanche, y compris en interne, mes propos, mes actes ou mes initiatives managériales de facto permettent de relativiser cette personnification. Et en premier lieu la manière dont je partage avec mon fils les rôles en cuisine.

César se prépare aussi à me succéder. Cela signifie définir un environnement qui, progressivement, l'affranchit de trop lourd fardeau historique, favorise l'accomplissement de sa propre identité culinaire, lui donne de réinventer la « maison » que nous aurons continué de développer ensemble mais dont un jour il prendra peut-être la suite. C'est à ce dessein que correspondra l'avènement, en 2017, du domaine d'Ouches.

Michel Troisgros

"La sincérité, l'empathie, l'humilité, la proximité, le travail, la communication et la cohérence des paroles et des actes constituent les fondations de notre management." Photo : Laurent Cerino

Dans cette propriété de 17 hectares située à une dizaine de kilomètres de Roanne, migreront en effet le restaurant et l'hôtel. Elle sera tout entier « création ». Création architecturale, création d'une âme, création d'une histoire, et bien sûr création culinaire. Qu'espérez-vous que César et peut-être Léo en feront ? Qu'y retrouvera-t-on de vous-même et de votre épouse, de Jean et de Pierre, de vos grands-parents Jean-Baptiste et Marie, de la dynastie - culinaire et entrepreneuriale - Troisgros ?

Tout, jusqu'à l'extrême proximité des cultures, des arbres fruitiers ou de l'étang autour desquels l'établissement a été implanté, aura en effet une incidence sur notre quotidien - même s'il est trop tôt pour en dessiner les contours ou en visualiser le contenant.

Les tons, la lumière, le silence qui nous imprègnent orienteront notre travail, et jour après jour donneront à celui de César un style, des champs de possibilités. Mon attachement aux arbres est fort, comme l'illustre l'œuvre d'Eric Poitevin accrochée aujourd'hui au mur de l'établissement roannais et en témoignera demain la disposition de la salle du restaurant autour d'un chêne centenaire ; celui-ci n'incarne-t-il pas mon lien aux générations antérieures, mais aussi la force, la solidité, et « l'enracinement dans la croissance » - croissance organique, endogène, locale plutôt qu'externe et multiple - que notre projet symbolise ?

Cet environnement, je ne doute donc pas qu'il aura une résonnance sur ce que César et moi puis un jour César tout seul - ou avec son frère - initierons. De mon grand-père, il aura l'esprit aventurier et le grain de folie. De mon père et de mon oncle, pionniers de la nouvelle cuisine, il aura le mouvement, mais aussi la confiance en l'avenir et le courage de s'interroger et de rénover, aux plans culinaire et économique. De Marie-Pierre et moi, ce lieu sera le fruit de notre culture, de nos rencontres, de nos découvertes, et de nos passions.

Roanne est l'épicentre d'un territoire isolé et d'un département durement frappé par la crise industrielle ces vingt dernières années. Cette activité déliquescente, d'autres grands noms de la gastronomie française n'y ont pas survécu - Pierre Gagnaire, Christophe Roure, Gilles Etéocle... Les sollicitations pour vous arracher à cette terre n'ont pas manqué. La fidélité à l'histoire et à la mémoire familiales est-elle suffisante pour résister à la tentation de partir ? Comment vous préparez-vous à faire le deuil de Roanne, à fermer les portes d'un bâtiment qui a accumulé depuis 1930 tant d'histoire et d'émotions ?

« Troisgros quitte Roanne. » Voilà ce que furent les premières réactions à l'annonce de notre déménagement en 2017. Bien au contraire, s'installer à Ouches après y avoir si massivement investi ne signifie-t-il pas démontrer haut et fort notre enracinement dans le territoire ? Et c'était d'ailleurs pour mettre fin au morcèlement de nos activités et ainsi nous recentrer sur celles de la région que nous avons cessé nos activités à Paris et à Moscou.

Bien sûr, et notamment lorsque l'impatience d'être seul aux fourneaux se faisait grande, nous avons eu la tentation à maintes reprises de partir, de goûter à la liberté. Mais cet attachement à la maison reprenait le dessus chaque fois. Ces dernières années, il s'est révélé une condition absolument nécessaire pour que nous décidions définitivement de rester à Roanne. Mais pas tout à fait suffisante. Pour qu'elle le soit, il nous fallait imaginer un projet, réinventer, nous remettre en danger. Pour le plaisir.

Lorsqu'en 1983, à la mort de votre oncle Jean, vous fûtes désigné futur successeur de votre père - vous aviez alors 25 ans -, le processus de transmission s'affirma en effet lent, nécessairement cahoteux. Pendant douze années, vous cohabitâtes avec votre père avant qu'il décide de retirer sa veste en cuisine. Dans la préparation de cette transmission, qu'intégrez-vous et qu'écartez-vous de ce que vous avez connu dans le sillage de Pierre ? Qu'est-ce que le père, l'artiste, et le patron s'imposent pour que César se construise en tant qu'homme, que créateur, que successeur ?

Je ne suis ni mon père, ni mon fils. Je suis le maillon du milieu. Chacun de nous vit une situation personnelle, où les relations humaines dans un contexte aussi singulier, mais aussi les époques sont différentes. Ce que je sais, c'est que chaque période de cette épopée a été un accomplissement à la fois humain, collectif et familial. Pour autant, je suis lucide.

D'une part, le contexte économique, politique, social planétaire est radicalement différent de celui auquel j'ai été confronté il y a trente ans, et impose de regarder l'avenir et celui de l'établissement différemment. D'autre part, je ferai en sorte de ne pas faire connaître à mon fils l'épuisement que j'ai éprouvé parfois aux côtés de mon père ; je souhaite qu'il s'épanouisse plus vite, pour qu'il puisse « exister » à mes côtés.

En cuisine, je m'impose de lui laisser un champ libre, et pour cela lui ai délégué un grand nombre de fonctions : ressources humaines, achats, animation de l'équipe, relations avec les producteurs, et aussi la recherche.

César possède une personnalité et un physique, il bénéficie d'une visibilité médiatique croissante grâce auxquels sa renommée grandit. Ses activités (voyages, événements à travers le monde, etc.) hors de la maison contribuent à le mettre en confiance et à le faire connaître. Enfin, il fait preuve d'un engagement personnel, d'une belle maturité et d'une lucidité face aux enjeux bien supérieurs à ceux qui furent les miens à son âge.

Michel Troisgros

"Je ne suis ni mon père, ni mon fils. Je suis le maillon du milieu. Chacun de nous vit une situation personnelle, où les relations humaines dans un contexte aussi singulier, mais aussi les époques sont différentes." Photo : Laurent Cerino

Votre patronyme est un « cadeau du ciel », il peut être aussi un poids. Et ce dernier est lourd lorsqu'il s'agit de toujours honorer un tel établissement gastronomique, une telle empreinte créatrice, aussi une telle racine roannaise. La pression - financière, familiale, médiatique, critique - qu'exerce l'enjeu d'Ouches peut-elle « aussi » lester votre descendance d'une charge, d'une responsabilité auxquelles d'autres grands restaurateurs, bien plus artistes que patrons, n'ont pas su faire face ?

Nous sommes déjà exercés à cette pression. Elle sera plus forte encore à l'ouverture mais on s'y prépare. Rester en haut, faire face aux critiques, au remboursement des dettes, déjouer les pièges de l'exposition médiatique, etc. Mais cette pression est une invitation à la performance, l'exhortation à se réinventer, pour s'épanouir. Cette future maison est bien davantage une chance, fabuleuse, qu'un piège.

Le rêve de bâtir, jusqu'à présent nous l'avons circonscrit au Central ou à la Colline du Colombier faute de pouvoir l'initier dans un établissement hérité dont nous sommes locataires et dont nous avons mesuré les limites. Marie-Pierre et moi sommes heureux que César, que nos enfants, puissent imaginer à nos côtés ce que pourrait être leur avenir.

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