Philippe Crevoisier (Groupe SEB) : "La cuisine de demain sera un gigantesque réseau social"

Face aux mutations des secteurs traditionnels, le numéro un mondial du petit électro-ménager (4,77 milliards d'euros de CA, +12,1 % en 2015) répond par la R&D, avec plus de 160 millions d'euros dédiés à l'innovation chaque année, des centaines de brevets déposés et un fonds d'investissement proactif pour veiller sur les startups à fort potentiel. Philippe Crevoisier, directeur général produits et innovation, détaille la stratégie du groupe pour rester compétitif, notamment face à la concurrence chinoise. S'appuyant sur le savoir-faire et sa présence dans "toutes les maisons du monde", l'entreprise mondiale veut faire de la cuisine un espace de chalandise multi connecté et multi-offre, grâce notamment au potentiel des objets connectés. Zoom sur les ambitions digitales et stratégiques du groupe installé à Ecully (Rhône), alors que se tient son Assemblée générale ce jeudi 19 mai.

Acteurs de l'économie - La Tribune. Comment s'intègre le challenge du digital et des objets connectés dans la stratégie globale du groupe Seb ? Quelle est la feuille de route dans ce domaine ?

Philippe Crevoisier. Le challenge du groupe Seb est toujours le même depuis de nombreuses années : comment - par rapport à l'utilisation par le consommateur du produit - pouvons-nous améliorer son usage, son expérience, afin de le rendre encore plus pertinent, plus efficace, et davantage facile d'utilisation.

Cet objectif passe par deux éléments : un "hardware" encore plus performant et l'intégration digitale dans celui-ci, notamment avec le développement des objets connectés. Le digital apporte une plus grande richesse à l'offre globale.
Ce sont donc à la fois des produits intrinsèquement performants, mais qui en plus seront évolutifs, et capables de s'adapter aux clients et à ses applications.

Ainsi, comment cette vision stratégique va-t-elle se concrétiser ?

La cuisine de demain sera un gigantesque réseau social : communautaire, marketing et commercial. C'est la grande idée, et le cœur de notre stratégie.

Pour nous, le plus important est l'expérience du consommateur. Elle se doit d'être multiforme. Nous travaillons ainsi sur le développement d'une nouvelle plateforme répondant à cet enjeu.

Quel sera son principe ?

L'idée est de reproduire ce qui se passe dans une grande surface. L'intérêt de ce genre de magasin était, pour le consommateur, d'y trouver une offre multiple. Nous pensons, que de la même façon, au niveau du virtuel, il y a aura des grandes places de marché, de large plateforme d'expérience dont la cuisine aura une place particulière. Au même titre que la beauté et le bien-être, sur lesquels effectivement, un consommateur intéressé par la cuisine peut aussi être touché par ces autres thématiques.

Nous allons vers un mariage important entre les réseaux sociaux, les expériences utilisateurs et les ventes de produits. Ces différentes composantes sont amenées à se mêler. Le consommateur ne va plus simplement acheter un produit, mais il peut d'abord arriver sur la plateforme pour échanger ou discuter d'une recette avec un ami. Au passage, il peut trouver pertinent de tester un nouveau service qui sera proposé, et in fine, son expérience peut se terminer par un achat.

Le groupe Seb veut faire de la cuisine un espace multi-connecté et muli-offre, notamment grâce à ses objets connectés, à l'instar de la Cookeo de sa filiale Moulinex.

Quels sont les moyens alloués par le groupe Seb pour assurer ce développement ? En 2015, l'entreprise a consacré plus de 160 millions à l'innovation et à la R&D. L'enveloppe restera-t-elle la même ?

 Nous allons rester sur la même typologie de moyens. Ce n'est pas tant une question d'échelle de moyens, que de diversification de ceux-ci. Nous devons, d'une part, envisager une diversification interne, car le groupe Seb - face aux évolutions du marché et de la société-, doit intégrer de nouveaux métiers : anthropologue, des métiers liés à la sémantique ou aux données, etc. Ce sont des compétences que nous n'avons pas encore au sein de l'entreprise. Nous allons donc passer d'une population salariale purement ingénieurs à une population multiscientifique.

Le deuxième point résulte d'une nécessité de chercher une partie de nos nouvelles compétences à l'extérieur du groupe. Par exemple, lorsque nous allons construire cette nouvelle plateforme, Seb sera un acteur majeur de ce projet. Mais nous ne serons pas les seuls. D'autres nous accompagneront. Ces derniers vont amener d'autres solutions, d'autres services. Ce seront aussi bien des grands groupes que des startups, issus de différents secteurs.

Comment le groupe envisage-t-il de chapeauter tout cet écosystème ? Croissance externe, collaboration ? Logique d'open innovation ?

Nous nous inscrivons dans un double phénomène de "out" et de "in". Seb a toute la légitimité pour être leader, car nous avons un gros avantage : nous sommes présents dans toutes les cuisines du monde, de façons multiples et depuis longtemps. Ainsi, dès que nos produits vont être connectés, ce qui est déjà le cas pour certains, notre présence sera mondiale. A contrario, pour beaucoup d'acteurs, le problème majeur est d'entrer dans l'intérieur des maisons, alors que leur offre peut être pertinente. Ainsi, nous sommes légitimes pour être la locomotive.

Leader, certes, mais aussi agrégateur. Le groupe Seb pense profondément qu'il n'a pas la capacité d'avoir une offre complète pour le consommateur. Cette dernière se doit d'être multiforme et sera donc open, avec d'autres acteurs.

Pour mener à bien cette stratégie, vous avez un déjà un outil d'investissement incarné par le fonds SEB ALLIANCE...

C'est un fonds d'investissement développé dans l'idée de repérer toutes les sociétés qui ont des offres sur le segment du culinaire digital. Nous pouvons ainsi garder une veille sur leur action, afin de prendre éventuellement des participations et de travailler plus facilement avec elles, et pourquoi ne pas, in fine, les acquérir.

Mais aussi, ce fonds a une typologie assez variée, avec des entreprises qui sortent du secteur culinaire...

On regarde tous les secteurs, notamment du côté du bien-être, où l'on pense que beaucoup de choses sont prêtes à évoluer. Cela s'inscrit aussi en prolongement de la cuisine, ou celle-ci devient un vrai argument de bien-être.

Quelle est la force de frappe de son fonds ?

C'est un petit fonds, doté de quelques dizaines de millions d'euros.

Groupe Seb

Le groupe Seb se veut proactif sur les questions de l'innovation

Seb passera-t-il au tout "objet connecté ?

Le groupe ne souhaite pas connecter tous ses produits, car cela n'a pas de sens. C'est également une question d'éducation du consommateur. Certains d'entre eux iront très vite sur l'assimilation des objets connectés, tandis qu'une autre couche de consommateurs ne sera pas forcément intéressée par ces évolutions technologiques. Ces usagers mettront un certain temps à comprendre les avantages de celles-ci. Il y a quand même un coût à la connexion, qui est faible, mais qui existe. Nous ne voulons donc pas pénaliser les consommateurs qui souhaitent, par exemple, acheter un simple grille-pain.

Ceci étant, nous pensons que les produits connectés se développeront dans leurs usages, d'autant plus lorsqu'ils sont pertinents. Et la prochaine étape sera de développer des produits interconnectés, travaillant en commun à partir d'une plateforme.

Le cas d'école pour comprendre ces nouveaux usages peut s'incarner dans la relation connectée qui peut exister en un robot de cuisine et une balance de cuisine. À partir d'une recette, ces équipements peuvent interagir.

Cela pourra répondre à certaines difficultés de cuisine, qui nécessite parfois plusieurs opérations complexes en même temps. Avec ces interconnexions, ces opérations seront réalisées de la manière la plus efficace possible.

Vous parliez justement de l'éducation des consommateurs aux objets connectés. Quelle est votre méthode pour évangéliser vos clients ?

Pour assurer la pénétration de ses produits, Seb mise beaucoup sur le parcours et l'expérience du consommateur. Ainsi, nous travaillons par exemple avec des anthropologues,  de façon à ce que la connexion ne soit pas intrusive chez l'utilisateur, mais que celle-ci vienne s'inclure de façon simple et homogène dans le parcours habituel.

Concernant la question des générations, c'est assez étonnant. La génération qui a connu les débuts d'Internet n'est plus si jeune que ça, et donc, l'utilisation de cet outil est un fait naturel pour elle. Même chez des personnes plus âgées, c'est avant tout une question de pertinence de l'usage. Si l'objet connecté s'intègre bien dans la façon de cuisiner, il ne pose pas de problème.
La barrière résulte de la pertinence, et non de l'âge. Une fois l'obstacle de la première utilisation dépassé, c'est difficile de revenir en arrière.

SEB

Selon votre expertise, quand cette bascule peut-elle réellement s'opérer, en France et ailleurs dans le monde ?

C'est peut-être dans les marchés les plus matures, les plus modernes, que les choses sont les plus longues à prendre forme. Les générations des pays "nouveaux" ont beaucoup plus de facilité à intégrer de nouvelles pratiques : la Chine est très réactive sur ce nouveau marché. Nous ne sommes pas à l'abri du risque que les Chinois, dans leurs usages, soient en avance sur l'Europe, voire sur les États-Unis.

Ainsi, face à cette typologie des pratiques des objets connectés, Seb vise-t-il davantage une croissance sur ces marchés émergents ?

Nous avons un œil sur ces territoires, mais notre cœur de marché reste la France (En 2015, le groupe Seb enregistre une progression de son activité dans l'hexagone de 5 %, NDLR).

C'est bien sûr ici que nous allons faire nos principaux lancements. On peut apprendre En France plus naturellement.

Les Chinois sont désormais en capacité d'innover, avec une chaine logistique impressionnante, comme à Shenzhen, intégrants désormais des capacités de R&D à leur force de frappe productive. Sont-ils des concurrents sérieux pour Seb dans le domaine de l'IoT ?

Lorsqu'une activité traditionnelle est bousculée par la révolution digitale, la concurrence ne vient plus seulement d'où elle venait jusqu'alors. Par exemple, les taxis ne pensaient pas que la concurrence viendrait d'Uber, mais bien de leurs coreligionnaires. Cette mutation sera la même dans le culinaire, où la concurrence ne sera plus seulement l'œuvre des fabricants de produits électroménagers, mais elle sera beaucoup plus multiple.

Concernant les Chinois, ils ont effectivement une véritable capacité à aller vite, à développer de nouveaux concepts. Mais je pense que certaines barrières culturelles subsisteront. La cuisine change, évolue, en fonction de l'endroit du monde, afin de rentrer dans les maisons. Cela nécessite des savoir-faire, et pas seulement des compétences technologiques.

Oui les Chinois ont la capacité d'aller vite sur ce marché. Mais si Seb utilise correctement et rapidement la technologie, nous pouvons aussi être très performants. La bataille sera très rude.

Face à l'émergence des objets connectés dans la vie quotidienne, la question des réseaux est essentielle. Comment se positionne Seb sur cet enjeu majeur ?

Nous souhaitons être multicompatible, ce qui implique donc de ne pas choisir tel ou tel réseau. Le réseau est pour nous un support, et ne représente donc pas le cœur de l'expérience.

La guerre des réseaux à bas débits - essentiels pour la connexion des objets connectés - à laquelle se livrent Orange et Sigfox ne vous concerne donc pas ?

Nous nous adapterons aux deux. Je vois cette compétition comme celle qui a pu se produire autour des normes : certaines s'imposent, car elles sont simplement meilleures.

Le groupe imagine qu'il y a un des réseaux qui s'imposera. Celui-ci sera le meilleur et le plus efficace. Mais ce n'est pas Seb qui va choisir. Le consommateur déterminera ce choix, car il souhaitera que son produit soit connecté le plus efficacement possible. On tranchera donc, à terme, sur le plus performant, mais avant cela, on sera compatible avec plusieurs technologies.

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Quid de la sécurité des réseaux, et in fine, de la protection des données personnelles ?

C'est un facteur très important, car aussi bien la sécurité du réseau que celles des données peuvent être un frein au développement. Il y a différent niveau de laxisme ou de non-laxisme sur cette question, en fonction des pays. Certains d'entre eux peuvent aller plus vite dans ce business, car le souci de la donnée est moindre dans ces États. Cela va donc devenir une véritable question de compétitivité.

D'un autre côté, l'entreprise doit maintenir la confiance avec l'utilisateur. Il faut que le consommateur qui nous confie ses données soit rassuré sur notre capacité à les garder pour leurs usages consenties, et qu'elles ne soient pas détournées.

Avec toutes ces évolutions, le plaisir de cuisinier va-t-il se substituer à ces technologies ?

Je suis persuadé que le plaisir de cuisiner sera toujours là. Pourquoi ? Car dans ce plaisir, la partie de créativité est majeure et nullement substituable à un robot. Le cuisinier aura toujours sa touche personnelle, son petit secret de cuisine. Notre rôle est de laisser la place à cette créativité, tout en proposant un mode opératoire qui facilite et optimise la cuisine. Nous voulons faire le pari de leur proposer des produits qui leur permettent de se sentir plus à l'aise avec les techniques de la cuisine, et ainsi d'offrir une amplitude plus large à la capacité de cuisinier. Mais la cerise sur le gâteau sera toujours posée par le cuisinier.

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