René Ricol : "Dieu est emmerdant"

Jamais le co-fondateur de Ricol Lasteyrie – promise à EY – ne s’était ainsi exprimé sur sa « double » foi de chrétien et d’entrepreneur. Confronté aux chapitres socio-économiques, radicaux et même "marxistes", de l’Exhortation apostolique de François, l’ancien Médiateur du crédit et Commissaire général à l’investissement défend les propriétés humanistes du libéralisme, pourfendu par un Pape "admiré, agaçant. Et empêcheur d’être satisfait". Sa plaidoirie pour revivifier une France entrepreneuriale "fossilisée" ambitionne de réconcilier l’individu et la société avec "la réussite", et veut démontrer que le capitalisme et le libéralisme, l’entreprise et le succès, peuvent faire honneur à l’Évangile. Sacrée croisade.

Acteurs de l'économie-La Tribune : Votre trajectoire professionnelle est celle d'un entrepreneur (fondateur du cabinet Ricol Lasteyrie, spécialiste en évaluation financière et en conseil corporate) et d'un "serviteur" des entrepreneurs - vous avez présidé la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, le Conseil Supérieur de l'Ordre des Experts-Comptables, l'International Federation of Accountants, l'Agence pour la création d'entreprises, le conseil d'orientation de France Investissement, et avez été Médiateur du Crédit puis Commissaire général à l'investissement. De ce double focus, comment jugez-vous les particularismes d'une part de l'état d'esprit entrepreneurial, d'autre part des supports entrepreneuriaux propres à la France ?

René Ricol : La France n'est pas une nation d'entrepreneurs, elle ne peut pas revendiquer un esprit d'entreprendre. Et voilà bien l'une des principales carences non seulement du pays mais aussi de la société qui le compose. Bien sûr, on recense des vocations d'entrepreneurs et des opportunités d'entreprendre - parfois formidablement brillantes -, mais toutes épousent une démarche individuelle, aucune ne résulte d'un substrat culturel et historique collectif. Et n'oublions pas qu'aux côtés de celle constituée d'entrepreneurs "véritables", c'est-à-dire riches de gênes ou de vocations endogènes, une catégorie significative d'entrepreneurs rassemble ceux qui bâtissent par opportunité, par obligation.

Bref, la France n'est pas une terre entrepreneuriale féconde, et dans ce domaine même la Grande-Bretagne la devance désormais. Ce qui donne de l'espoir, c'est que près d'un tiers des naissances d'entreprise sont réalisées par des chômeurs qui cherchent en premier lieu à créer leur emploi ; cela fonctionne souvent, et signifie que ces mêmes personnes auraient pu entreprendre plus tôt, car elles disposent d'un esprit enclin à devenir entrepreneur.

René Ricol

Crédit photo : Laurent Cerino/ADE

Pourquoi n'entreprend-on pas naturellement en France ? Entreprendre, c'est bien davantage que créer une entreprise. C'est une philosophie existentielle, que l'on exerce outre dans "son" entreprise, dans une association, dans la fonction publique, au sein d'une banque ou d'une PME. Certains attributs de la société, et notamment le malthusianisme qui a gangréné le premier terrain d'ensemencement entrepreneurial : l'école, ou le principe de précaution qui a contaminé les comportements jusque dans l'entreprise, pénalisent-ils tout particulièrement la France ?

C'est effectivement dans le système éducatif que l'on isole la première et peut-être la principale responsabilité. Dès l'école primaire, tout devrait être initié pour éveiller les enfants au bonheur d'entreprendre, mais aussi pour irriguer les vraies valeurs de l'entrepreneuriat - l'effort, la créativité, le partage, la prise de risque - et riposter aux représentations, purement mercantiles et égoïstes, que répandent les idéologies dogmatiques. La France a échoué à mettre en adéquation ses origines judéo-chrétiennes et l'acte d'entreprendre, et c'est en premier lieu au système éducatif que l'on doit ce pesant déficit.

Quant au principe de précaution - apparu concomitamment à un droit d'ingérence dont les manifestations ont démontré, dans la plupart des cas, qu'il provoquait in fine bien davantage de désordres que de réparations durables -, personne ne peut contester son évident dessein : ne pas mettre en danger la vie des autres ou l'intérêt des générations futures. Mais, parce qu'il a pour socle une civilisation qui cherche des substituts religieux à sa déchristianisation et est en quête de certitudes, il est devenu un dogme. Un dogme inaliénable, sanctuarisé et qu'on ne peut pas discuter. Un dogme qui s'est imposé d'une part au pragmatisme, qui devrait dicter toute exploration d'un nouveau progrès, d'autre part au doute, ce doute inhérent à toute aventure - scientifique, entrepreneuriale... et spirituelle - et auquel désormais il faut coûte que coûte faire rempart.

Le gaz de schiste en est une démonstration. Plutôt que "d'expérimenter" la possibilité (ou l'impossibilité) de trouver la matière puis de l'extraire sans menacer l'avenir de l'humanité - ce que le commissariat général à l'investissement avait proposé de financer dès 2011 -, il a été décidé "par précaution" et donc par dogmatisme de ne rien initier ! "Oser" discuter de l'intérêt de l'expérimentation est interprété comme une scandaleuse transgression, exactement comme si l'on blasphémait une religion. On a "fait" du principe de précaution un dogme religieux, on l'a détourné de sa vocation originelle : établir des limites à ce que l'on "connaît", à ce dont on a pu mettre en perspective les coûts et les bienfaits, à ce dont on a débattu avec responsabilité et maturité. Et cette vision n'est remise en cause, pour l'essentiel, ni par la droite, ni par la gauche !

Cette idéologie de la peur et de la protection a priori, défigure le "bon" risque - audacieux mais maîtrisé, utile et bienveillant. Elle est incompatible avec le risque entrepreneurial et impacte jusque dans l'état d'esprit des entrepreneurs...

C'est une certitude. En France, la vulgate invite bien davantage à être fonctionnaire qu'entrepreneur, à posséder des biens immobiliers qu'une entreprise. Ce qui est solide, stable, anticipé et contrôlé est privilégié au risque, à l'incertain, à la surprise, à l'aventure. Les entrepreneurs eux-mêmes y succombent. Nombre d'entre eux n'adossent-ils pas une société civile immobilière à leur société, quand bien même cela crée un conflit d'intérêts entre leur enjeu patrimonial et leur activité entrepreneuriale ? Eux aussi cherchent des situations refuges, preuve que la société a dévitalisé et "désanobli" le risque. Et cette tentation générale est particulièrement vivace en période de crise - "faisons le dos rond et privilégions les valeurs sûres" - alors que riposter à ladite crise et régénérer la compétitivité réclament au contraire de l'audace, de l'inventivité, de l'expérimentation. La manière dont le processus volontaire et négocié de réduction du temps de travail initié par Gilles de Robien en 1996 fut brisé un an plus tard par l'imposition de la loi Aubry sur les 35 heures est symptomatique d'un mal typiquement français, profond et délétère : l'infantilisation et la déresponsabilisation du pays, qui se sont substituées à un système légitime et approprié de protection.

En vidéo, René Ricol était l'invité du cycle de conférence Tout un programme 2014.

Entreprendre n'a d'utilité collective, au sein de l'entreprise comme à l'égard du territoire, que s'il épouse un sens, poursuit une perspective et des principes - essaimer, partager, rebondir, etc. Le regard que vous portez sur la civilisation occidentale et sur l'état d'une société française en partie ségrégée, précarisée, cloisonnée, peureuse, inégalitaire, fait-il craindre un souffle entrepreneurial davantage égotiste qu'altruiste, davantage immédiat que long-termiste, davantage mercantile que généreux ?

L'enjeu prioritaire est de redonner du sens à la création. Créer une entreprise n'est pas un acte égoïste, c'est un acte de partage, qui d'ailleurs se déploie jusque dans la genèse même de l'entreprise : un nombre croissant d'entre elles naît de la détermination commune et complémentaire de plusieurs créateurs. L'entreprise rend service à la société, et c'est ce qu'il faudrait enseigner dès le plus jeune âge à l'école. La France regorge de jeunes, "généreux", qui veulent donner sens et utilité à leur existence professionnelle et orientent le choix de leur futur métier sur cet axe altruiste ; par manque de connaissance ou insuffisamment sensibilisés, trop peu parmi eux optent pour l'aventure entrepreneuriale.

Aux responsabilités publiques qui furent les vôtres, vous avez saisi l'influence, négative et positive, que les pouvoirs publics exercent sur la faculté d'entreprendre. État et esprit d'entreprendre forment-ils un oxymore ? Les arcanes de l'Institution publique - particulièrement Bercy - dignes du Procès de Kafka, le pedigree des technocrates, et l'extrême politisation de la "chose" entrepreneuriale, dominent-ils l'action entrepreneuriale publique ?

L'État et l'entrepreneur occupent des situations clairement antagonistes, et l'abîme ne cesse pas de se creuser : il est de plus en plus profond. La faute, en premier lieu, à l'image malsaine et à la réputation mensongère auxquelles une grande partie de la classe politique ligote les créateurs d'entreprise : ces derniers sont "réduits" à s'enrichir personnellement, et tout ce qui fonde, nourrit, embellit leur trajectoire - se réaliser, laisser une trace, innover, employer, responsabiliser - est étouffé, délibérément nié. Tout cela parce que l'État ne s'est pas réformé et ne sait pas réformer...

... Mais aussi parce que le culte et l'idéologie de l'entrepreneuriat, entretenus par la propension à sacraliser et à individualiser le succès entrepreneurial, constituent une menace pour tous ceux, salariés comme demandeurs d'emploi, qui "n'entreprennent" pas. Au risque que ce qui est communément associé à la réussite entrepreneuriale : initiative, risque, audace, autonomie, drape "ceux qui n'en sont pas" d'une dévalorisation et même d'une culpabilisation iniques...

Au sein de l'administration publique - plus ouverte que la classe politique -, une partie du corps social est tout à fait disposée à épouser les principes et les conditions d'exercer ses responsabilités dans un cadre et un esprit entrepreneuriaux, elle est incontestablement sensible à prendre le parti de l'entreprise et à œuvrer au service de la vitalité entrepreneuriale - pas une seule objection ne me fut opposée, bien au contraire, lorsqu'en ma qualité de Commissaire général à l'investissement je décidais de substituer aux traditionnelles subventions publiques une logique de co-investissement de l'État pour financer les grands projets d'avenir. Mais elle est maintenue, même emprisonnée dans ce carcan infantilisant et déresponsabilisant orchestré par les élus, et la nature des missions qu'on lui assigne ne porte pas à servir les entreprises.

Pour autant, tout n'est pas perdu. L'histoire récente démontre que rien n'est irréversible : dans les années soixante, l'économie et l'industrie françaises figuraient très loin de leurs homologues anglaises et allemandes, et la vraie volonté de réforme entreprise dans les années 1970 permit d'inverser le classement.

René Ricol

Crédit photo : Hamilton/Rea

L'image de l'entrepreneuriat s'est peu à peu dépolitisée, elle s'est universalisée et transcende les interprétations claniques et partisanes qui ont fait l'histoire économique en France. Cette victoire tient pour partie à l'aggiornamento auquel la gauche progressiste s'est résolue, mais aussi à l'émergence de nouvelles filières qui, à l'instar du numérique, génèrent une importante vitalité entrepreneuriale au sein des jeunes générations. Est-elle emblématique d'une politique publique dans ce domaine singulièrement dynamisante ? Au-delà, quelle analyse comparée faites-vous des dispositifs entrepreneuriaux déployés sous les présidences Sarkozy et Hollande ?

Mettre en perspective ces deux périodes est difficile, car Nicolas Sarkozy dut faire face à une crise financière d'une ampleur et d'une brutalité exceptionnelles. L'exécutif qui lui a succédé a commis une erreur lourde de conséquences : il a été décidé simultanément d'infliger un coup d'arrêt brutal à la consommation - en mettant fin au dispositif vertueux des heures supplémentaires non chargées et non fiscalisées - et d'initier une vigoureuse politique de l'investissement. Or relance de la consommation et relance de l'investissement ne peuvent pas être désolidarisées, et attenter à l'intérêt des consommateurs signifie un désalignement des intérêts - des citoyens, de l'investissement, et donc de l'économie dans son ensemble - qui nuit à la performance générale, notamment en privilégiant l'exportation à un marché domestique nécessairement affaibli.

Dans le même temps, le "pacte de responsabilité" fut un vrai virage, important et porteur d'espoir. Il faut maintenant lui adosser un "pacte de solidarité" avec les grands groupes français, essentiel à la mise en œuvre du dispositif. Qui croit encore que la France possède les moyens, la force, la représentativité de déployer de grandes politiques macro-économiques comme lors des septennats de Valéry Giscard d'Estaing ou François Mitterrand ? La France est désormais un acteur de taille moyenne sur la grande scène internationale, et sa seule possibilité de capter un peu de la dynamique et de la croissance internationales - aucun espoir de croissance endogène n'est réaliste - réside dans la vitalité de ses grands groupes mondialisés, qui d'ailleurs la singularise par rapport à la plupart des autres pays européens. Ces grands groupes mondialisés, qui tirent profit de la croissance de chaque pays dans lequel ils se développent, constituent pour l'économie de l'Hexagone une force considérable - à condition, bien sûr, qu'ils demeurent français et qu'ils n'oublient pas qu'ils sont français.

Or la réalité est qu'ils se désintéressent progressivement de la France, et le dépaysement des centres décisionnels et des dirigeants eux-mêmes menace le pays d'un appauvrissement supplémentaire, bien davantage structurel et profond que seulement conjoncturel...

Ces dirigeants s'éloignent non seulement parce que le marché intérieur "pèse" de moins en moins en termes de volume d'activité, de marges et donc de profitabilité, mais aussi parce qu'ils se heurtent à un climat de suspicion et même d'hostilité délétère. Comment dans un pays peut-on être plus fier de ses footballeurs que de ses chefs d'entreprise ? Pourquoi la réussite des premiers est-elle glorifiée et celle des seconds noircie de méfiance ? Alors oui, et pour bien d'autres raisons que celles fiscales régulièrement évoquées, les dirigeants de ces grandes entreprises et ETI (entreprises de taille intermédiaire) prennent leurs distances avec la France. C'est pourquoi il faut arrimer le "pacte de responsabilité" audit "pacte de solidarité" à même de faciliter la vie de ces sociétés et de leurs dirigeants et ainsi les convaincre d'investir dans leur pays racine et de dynamiser le tissu socio-économique composé des sous-traitants et autres nombreux partenaires directs ou indirects. C'est toute l'économie et en premier l'emploi qui tireraient profit de cette vitalité partagée.

Enfin, mettons fin à ces abscons dispositifs qui, comme le CICE (Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi), résultent là encore d'une logique macro-économique dépassée et qui même affaiblit certaines réalités micro-économiques : il faut mettre en œuvre des initiatives claires, lisibles et équitables. Par exemple réduire à l'identique toutes les charges de toutes les entreprises, et simultanément rehausser le temps de travail afin de faire face aux contraintes financières et budgétaires consubstantielles. À cette condition, la productivité, notamment dans les petites entreprises, serait substantiellement dynamisée et notre retard sur l'Allemagne pour partie jugulé. Il ne s'agit, finalement, que de bon sens. Et de courage politique.

L'envie d'entreprendre et les valeurs entrepreneuriales sont propagées, pour partie, par ceux qui les incarnent médiatiquement. À l'outrance mercantile et matérialiste caractéristique des années 1980 ont succédé de nouveaux visages - acteurs des technologies de pointe comme du micro-crédit -, de nouveaux territoires - Silicon Valley comme pays émergents -, de nouveaux horizons - préservation de la planète. Anoblissent-ils l'image de l'entrepreneuriat ? Et jugez-vous les entrepreneurs emblématiques à la hauteur de leurs responsabilités dans la diffusion d'un esprit d'entreprendre responsable et utile ?

Ils doivent "travailler" à rendre la population fière de leur réussite, c'est-à-dire de tout ce qu'ils ont ensemencé au profit de la collectivité - emplois, épanouissement des collaborateurs, maillage territorial, développement à l'international, etc. Ils doivent montrer que leur accomplissement financier n'est pas volé, et qu'il coiffe un succès protéiforme qui sert l'ensemble des parties prenantes de leur écosystème. Ils doivent faire la démonstration de ce qu'en réalité les pouvoirs publics, les élus, l'école auraient dû, depuis longtemps, infuser dans chaque strate de la société française. Jusqu'où continuera-t-on de jeter l'opprobre sur "ces salauds de patrons qui réussissent" ? Combien de temps encore devront-ils accepter d'être honteux d'avoir réussi ? Pourquoi seuls les entrepreneurs en combat pour survivre devraient-ils être salués ?

Chrétien, vous avez cherché à inscrire votre management et votre stratégie entrepreneuriale dans le corpus de la Doctrine sociale de l'Église. Or justement l'interprétation théologique et ecclésiastique de la réussite ne reconnait celle-ci que dans sa dimension sacrificielle, sobre voire ascétique, exclusivement généreuse et altruiste. L'Église n'est pas un compagnon de "l'entrepreneur en réussite"...

À mes yeux, l'entrepreneuriat et la Doctrine sociale de l'Église sont en très grande cohérence. Qu'est-ce qu'être chrétien ? C'est chercher à donner un sens à son existence, c'est chercher à aligner du mieux possible ses lignes de vie et de croyance. C'est donc chercher à être utile, et cela à chaque instant de son existence : on n'est pas chrétien dans le cloisonnement confortable de sa journée mais dans l'affrontement de toutes les situations, y compris bien sûr professionnelles. Nombre de métiers, à commencer par celui de médecin, honorent cette exigence de sens et d'utilité - qui bien évidemment peut épouser une motivation philosophique ou spirituelle non chrétienne.

René Ricol

Crédit photo : Hamilton/Rea

L'école n'a pas su (ou voulu) montrer qu'entreprendre constituait un formidable levier d'épanouissement. Mais nous, chrétiens, n'avons pas suffisamment su mettre en perspective les trésors d'humanité inhérents à l'entrepreneuriat et les louables exigences de l'Évangile ; or, en de nombreux points, les "valeurs" propres à l'entrepreneuriat et à la religion chrétienne se superposent parfaitement.
Être chrétien impose de ne pas entreprendre "n'importe comment", c'est-à-dire sans humilité, égoïstement, en mettant autrui en danger, sans partager les fruits du succès. Sans savoir tendre la main et aider ceux qui sont en difficulté, sans être capable de participer à restaurer une dignité lézardée ou anéantie. Or, l'humilité, l'altruisme, la considération des autres, l'entraide, la compassion "active" - grâce auxquels, par exemple, l'entreprise peut séduire des profils hautement intègres, exigeants, ouverts, et performants - ne constituent-ils pas les clés majeures de la réussite entrepreneuriale ? N'est-ce pas la preuve qu'appliquer les principes chrétiens favorise l'accomplissement entrepreneurial ?

Dans quelles situations concrètes êtes-vous parvenu ou avez-vous échoué à juxtaposer harmonieusement vos convictions de chrétien et vos exigences de patron ?

Le succès et l'échec sont indissociables, et tout au long de l'existence se devancent à tour de rôle. Et l'examen ou l'accueil de la réussite réclament toujours un peu de relativité... Alors que tout jeune, je me félicitais auprès d'un ami prêtre d'avoir perçu une augmentation de salaire ; "n'oublie pas que ce que l'on donne à l'un a été pris dans la poche d'un autre", m'avait-il répondu... L'Évangile rappelle que l'on n'est jamais assez dans le partage. Après, il appartient à chacun, au fond de son intériorité et de sa conscience, d'établir les conditions d'un juste, tolérable et réaliste alignement de ses convictions chrétiennes sur ses obligations.

Certes, je n'ai jamais ignoré que je ne faisais pas assez, que je pouvais toujours "faire davantage" pour que cet alignement fasse du mieux possible écho aux exigences de l'Église ; mais objectivement, j'ai toujours éprouvé le sentiment que la foi m'escortait positivement dans mon cheminement professionnel et pavait le développement de mon entreprise ou l'élargissement de mes responsabilités. Etre chrétien m'a aidé à réussir.

Dans l'exercice de vos responsabilités professionnelles, par exemple au moment d'arbitrer des décisions lourdes de conséquences humaines, Dieu vous a-t-il toujours aidé ? Avez-vous parfois éprouvé le sentiment qu'il n'était pas présent, qu'il vous abandonnait et vous livrait à vous-même ?

"Vivre sa foi" relève toujours d'un processus extrêmement personnel, totalement unique et singulier, en définitive empirique et mystérieux. Pour ma part, être chrétien m'exhorte à "chercher à voir ce qu'il y a de mieux chez chaque autre que je rencontre". J'ai le souvenir de mon père qui me disait : "Il n'existe pas de gens incompétents, seulement des personnes qu'on a positionnées à ou qu'on a laissé prendre une place qui n'est pas la leur". Mais je ne pense pas que Dieu se mêle des succès et des échecs, il n'est pas interventionniste, et dès lors il n'est ni particulièrement là ni particulièrement absent lorsque je dois prendre des décisions d'entrepreneur.

En revanche, il est une présence permanente, plus ou moins prégnante selon les moments que l'on traverse, et qui ramène aux exigences éthiques lorsque l'on est tenté de déraper dans ses existences autant personnelle que professionnelle. Dieu est "emmerdant" parce qu'il est toujours là ! Et parce qu'il rappelle sans cesse qu'on aurait pu faire davantage, parce qu'il ramène à l'humilité de ce qu'on croit avoir accompli héroïquement et qui en réalité est insuffisant. Cette relation à Dieu est une aide quotidienne précieuse, elle est aussi parfois un agacement car elle m'empêche d'être complètement satisfait.

À l'automne 2013, le pape François publiait sa première exhortation apostolique, Evangelii Gaudium. Plaçons certains de ses chapitres en perspective de vos convictions et de vos actes. Votre activité poursuit l'objectif d'améliorer la performance financière de vos clients. Comment éprouvez-vous le fait que les exigences de ces clients et concomitamment vos analyses et vos préconisations malmènent parfois "l'accomplissement humain" propre à la Doctrine sociale de l'Église ?

Chez Ricol Lasteyrie, et justement pour ne pas nous placer en contradiction avec nos principes, nous nous permettons de ne pas travailler avec et pour n'importe qui. Ni n'importe comment. Nous sommes mandatés pour essayer d'améliorer la capacité de l'entreprise à affronter son futur. Et non pour générer les plus fortes ou les plus rapides plus-values spéculatives. Notre réputation de conseil en stratégie ou en fusions-acquisitions est celle d'une recherche équilibrée et durable des intérêts financiers et humains. Et elle résulte d'une manière de travailler enracinée dans des valeurs humanistes très largement partagées par les associés et collaborateurs - qu'ils soient chrétiens ou non.

Pour autant, et en cela il honore parfaitement la pensée du Christ et les écrits de l'Évangile, le pape François est bel et bien un "empêcheur d'être satisfait". Son interprétation aiguë, révolutionnaire, même marxiste de la parole divine nous place de manière permanente dans l'insatisfaction et le devoir de "faire mieux et plu" pour les autres.

René Ricol

Crédit photo : Hamilton/Rea

"Nous devons dire non à une économie de l'exclusion et de la disparité sociale. Or aujourd'hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. Au point que les exclus ne sont pas des exploités mais des déchets, des restes". Contestez-vous la radicalité du jugement ? À quelles conditions concrètes est-il possible de corriger, même à la marge, cette inéluctabilité ?

Lorsqu'il défend les plus démunis et les plus exclus, lorsqu'il nous interpelle sur notre responsabilité dans ce double fléau ou sur l'insuffisance de nos engagements pour participer à le réduire, François est totalement dans son rôle de Pape. Mais la réalité du monde économique ne fait pas strictement écho aux positions, sévères, de François. Dans les pays en voie de devenir d'immenses puissances économiques, chaque jour émergent d'impressionnantes richesses mais aussi sortent de l'indigence des millions de pauvres. Et ceci dans une réelle paix sociale, car tout le monde, même à des rythmes ou dans des proportions extrêmement disparates, a le sentiment de progresser.

C'est finalement plutôt dans les pays occidentaux que les inégalités se font les plus criantes : tout comme dans les pays en développement les riches le sont de plus en plus, mais a contrario le nombre de personnes qui basculent dans la pauvreté augmente incroyablement vite. Or pour la juguler, personne n'a trouvé de "meilleur" système que le capitalisme. Bien sûr il est très imparfait, mais il est le seul à autoriser un avenir décent pour le plus grand nombre. Et puis, il existe nombre de leviers pour l'améliorer et pour renouer avec nous-mêmes. Les règles de la participation, édictées par le général de Gaulle au lendemain de la guerre et destinées à réconcilier une nation polytraumatisée et polyfracturée, y concouraient. Il s'agissait simplement de mobiliser et de récompenser tout le monde et équitablement dans l'effort de reconstruction. Pourquoi avec le temps les a-t-on peu à peu détricotées, complexifiées, et vidées de leur sens ?

Vous militez donc pour les ressorts d'humanisation et d'acceptation du libéralisme économique. Le réquisitoire de François est pourtant sans appel. Il fustige la "confiance, grossière et naïve, dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique, dans les mécanismes sacralisés du système économique, dans la faculté de chaque croissance économique à produire plus grande équité et inclusion sociale dans le monde". Quelle plaidoirie lui objectez-vous ?

Par ses déclarations éclairées, le Pape nous secoue de la tête aux pieds et nous rappelle qu'être chrétien expose à de folles exigences. Ces exigences, j'ai parfois l'impression d'y faire face avec satisfaction mais il suffit alors que je me plonge dans les textes de l'Évangile pour mesurer toute l'étendue de l'écart ! Le Pape appelle à ne pas faire une confiance aveugle au capitalisme et au libéralisme. Il a raison. Et je pense que l'encadrement et la régulation sont nécessaires pour assurer une juste répartition des richesses. A cet égard, je suis frappé du rendez-vous manqué des socialistes avec une large partie des chrétiens, probablement parce que leur approche des relations entre les citoyens a voulu être inutilement clivante.

L'Évangile est-il une somme de textes d'inspiration et d'exemple libéraux ?

L'Évangile est une écriture, une exigence, un idéal formidablement libéraux. Un libéralisme débarrassé d'égoïsme. Le libéralisme donne à chacun le droit de créer, de bâtir, d'innover, de développer, il est le seul système qui favorise l'épanouissement et l'accomplissement de la personne, il est peut-être ce qui peut sauver l'humanité - individuelle et collective.

En effet, d'ici 2025, les entreprises vont être confrontées à quatre grands enjeux - auxquels j'adjoins un cinquième, la digitalisation, lui aussi transformateur de la société mais déjà en mouvement - : la globalisation - qui interroge en profondeur leur stratégie, y compris d'investissement -, la solidarité - qui interpelle tout particulièrement les pays développés exposés à un agrandissement des écarts de moins en moins supportable -, l'aggravation des dérèglements climatiques, et, sous le joug d'un terrorisme de plus en plus planétaire et sophistiqué, le durcissement des régulations et contraintes administratives. Le libéralisme ne doit pas être considéré comme l'ennemi de ces enjeux majeurs incontournables, mais au contraire comme le moyen de parvenir à des fins heureuses. Notamment parce qu'il est libérateur de créativité et d'énergie.

René Ricol

Crédit photo : Hamilton/Rea

"La dictature de l'économie sans visage et sans un but véritablement humain", "la spéculation financière", la "tyrannie invisible" ont produit "l'idolâtrie" et le fétichisme" de l'argent. Les propriétés du libéralisme économique et les injonctions propres à votre secteur d'activité rendent "l'objet" de l'argent - c'est-à-dire le sens, l'utilité, l'équité, l'intégrité, l'éthique de l'argent - difficilement compatible avec l'exigence consubstantielle à ladite Doctrine...

L'argent n'occupe pas le cœur de notre mission ; celle-ci consiste à examiner les grands défis du monde, à en comprendre les manifestations et à en mesurer les répercussions pour des entreprises que nous conseillons dans leur stratégie et dans leur démarche de transparence. Bien sûr, l'argent est un risque de corruption et de perversion, et d'ailleurs qui démarre au premier dollar - combien sont prêts à tuer pour quelques billets ? L'argent cristallise tous les maux de la société, à la fois domestique et planétaire, parce qu'il matérialise la cause de toutes les inégalités, des plus justes aux plus insupportables - famine, soins, etc. Ce que sous-tendent les propos du Pape, c'est donc davantage l'enjeu du partage.

Pour autant, je ne suis pas dans la tentation de l'auto-flagellation : elle fige bien davantage qu'elle permet le mouvement et donc le progrès. On n'avance pas et on ne fait pas avancer sans optimisme, sans joie... et sans action. La contemplation est précieuse et utile, elle prépare à l'action qui enclenche les transformations.

Chez Ricol Lasteyrie, comment, concrètement, travaillez-vous à mettre en cohérence votre politique - managériale, sociale - avec la Doctrine sociale de l'Église ?

Quelques actions emblématiques traduisent notre préoccupation d'être attentifs à l'existence de chacun ; la vie sécrète bien des écueils, et le travail doit constituer un lieu d'apaisement et d'épanouissement. Un dirigeant est chargé de veiller à ce que chaque salarié s'accomplisse. La rémunération, fixe, variable et participation réunies, assure à l'ensemble des collaborateurs d'être "le plus correctement possible" rétribués. En matière de soins, nous avons toujours appliqué une stricte égalité d'accès, quelle que soit la responsabilité exercée, et recouru à une couverture et à des complémentaires santé identiques pour tous.

Nos rapports humains épousent quelques règles fondamentales. La première est de dire la vérité et d'accepter que la vérité soit dite. D'autre part, personne n'a le droit de critiquer un collègue. Les désaccords existent, parfois même sont nécessaires, mais se règlent entre quatre yeux et jamais ne peuvent se prêter à une quelconque interprétation collective nauséabonde. Enfin, chaque talent a le pouvoir de devenir associé et le droit de partir chez un client - nous pouvons même l'accompagner. Et lorsqu'il rejoint un concurrent, nous en déduisons que nous avons failli.

À vos yeux qu'est-ce qu'une tolérable, une juste et même une vertueuse disparité (ou inégalité) sociale ?

Rien n'est plus difficile d'établir une juste échelle des disparités de rémunération, car nombre d'éléments intangibles interfèrent. Par exemple, est-il scandaleux que le président d'un grand groupe dispose d'un appartement de réception et d'un personnel à même d'organiser d'importants dîners professionnels ? Pour ma part, je ne le pense pas. Ceci étant, un éventail de rémunérations nettes d'impôts et taxes de un à cinq me semble acceptable et juste, même si, je le confesse, l'amplitude est, chez nous, beaucoup plus large.

Dans le domaine professionnel, être chrétien éclaire-t-il ou obstrue-t-il la capacité de discernement moral, par exemple lorsqu'il s'agit de distinguer l'assistanat de l'assistance ?

Le souvenir d'un patron attaché à "vivre" ses principes chrétiens dans l'entreprise et finalement prisonnier d'un système égalitariste et nivelant vers le bas l'ensemble du corps social finalement devenu éruptif, m'a servi de leçon. Pour toujours. L'assistanat, qui signifie se substituer aux responsabilités, n'est pas une posture chrétienne, au contraire de l'assistance qui consiste à aider à se construire, à se redresser, et donc à recouvrer dignité et utilité.

Autre effet collatéral d'un marché qu'il vomit parce qu'il sacralise le bien-être consumériste, François constate la "terrifiante mondialisation de l'indifférence", au nom de laquelle "nous devenons incapables d'éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, comme si tout nous était une responsabilité étrangère". L'Homme et le patron que vous êtes souscrivent-ils à cet examen et ont-ils cherché à y faire face ?

Nous ne sommes pas dans un monde parfait et naturellement bienveillant. L'innocence de le croire est non seulement inepte mais dangereuse. Et je peux en témoigner : il y a 25 ans, lorsqu'au milieu de la dynamique de développement de mon entreprise je fus frappé par un cancer, mes associés, mes proches partenaires et moi décidâmes de taire l'épreuve afin de ne pas fragiliser, à l'extérieur, l'édifice. Quand bien même, quelques uns dans notre entourage concurrentiel eurent connaissance de ma maladie et cherchèrent à dissuader des clients ou prospects de faire appel à nous, au prétexte que je n'allais pas survivre... Chaque classe de la société possède son double lot de gens bienveillants et malveillants, et les occasions d'être frustré, déçu voire anéanti par l'ingratitude de celui qu'on soutient sont pléthore. L'aide, qui forme la première manière de lutter contre l'indifférence, ne doit appeler ni contrepartie ni réciprocité. Et finalement, ce qui compte véritablement, c'est d'être en mouvement, dans le mouvement d'ouverture, de partage, de générosité ou de remise en cause, sans se préoccuper des retours ni du point d'arrivée. Car ce dernier n'est pas universel, il est ce que chacun est capable de supporter dans sa vie. Presque chaque jour je reçois quelqu'un pour essayer de l'aider ; mais je n'attends pas de retour.

"Je suis convaincu, assure François, qu'à partir d'une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social". Pourquoi aurait-on besoin de Dieu pour cela ? La femme et l'homme athées ne recourent-ils pas au substrat immanent pour cheminer avec humanité ?

Ce qui est essentiel, dans l'existence personnelle comme dans l'entreprise, est de partager un corpus commun de valeurs. Et ces valeurs, qui convergent vers une même préoccupation humaniste, naissent puis prospèrent dans des terreaux aussi bien religieux qu'athées. Personne n'a le monopole de Dieu, le Dieu des chrétiens, des musulmans et des juifs est le même - c'est en tous cas ma conviction -, et croire en Dieu apparaît, à mes yeux, comme la chance de progresser sur un chemin balisé. Pour autant, je connais nombre d'athées dont l'œuvre humaine, notamment dans le champ professionnel, dépasse de très loin celle de chrétiens engagés.

"L'économie, comme le dit le mot lui-même, devrait être l'art d'atteindre une administration adéquate de la maison commune, qui est le monde entier', estime François. L'économie est un champ de batailles idéologiques, et la "matière" économique est reléguée au fur et à mesure que les débats d'idées, les combats vocationnels, les luttes doctrinaires se dissolvent sous le joug, "anesthésiant », du marché, de l'égoïsme, de l'individualisme, de la propriété. L'appauvrissement spirituel de la société occidentale vous fait-il peur ?

Bien sûr. Et en premier lieu parce qu'il favorise la promotion de l'argent au rang de religion. Or l'argent ne devrait être qu'un outil de dialogue dans la société, au même titre que l'épanouissement au travail ou la sécurisation de la santé des enfants, et dès lors n'être qu'un moyen et en aucun cas une finalité. Ceci étant, une auscultation, morale et éthique, "honnête" de l'argent exige de sortir des clichés et des doctrines aussi grossières que réductrices.

René Ricol

Crédit photo : Hamilton/Rea

Le fond du problème est moins l'argent possédé que l'utilisation ou la destination que son détenteur lui réserve. Les milliards de dollars que tel ou tel créateur d'empire informatique consacre, en acteur institutionnel, à des chantiers humanitaires, au développement de startup ou aux investissements d'une pépite industrielle, ne sont-ils pas utiles et respectables ? Faut-il les mêler à ceux, invisibles et néfastes, de fonds d'investissement spéculatifs qui exploitent sans conscience éthique l'épargne des salariés et retraités des pays occidentaux ? Faut-il condamner dans les pays en voie de développement ces riches industriels dont l'aventure entrepreneuriale extirpe des centaines de milliers de salariés de la pauvreté ?

Certes, il n'est pas contestable que pour certains l'argent est déifié. Chez le modeste épargnant qui thésaurise de manière pathologique comme chez le spéculateur londonien qui génère des dizaines de millions de dollars de revenus en quelques heures. Le PDG de grand groupe rémunéré 3 millions d'euros par an doit-il faire l'objet d'une stigmatisation comparable ? Certainement pas. Car c'est oublier d'une part que 60 % sont engloutis dans les impôts, d'autre part que sa double utilité sociale et sociétale est indiscutable, enfin que des profils calibrés pour exercer de telles responsabilités sont rares. Les amalgames sont extrêmement dangereux, et il est vital d'apprendre aux citoyens à distinguer les origines louables et condamnables, les destinations vertueuses et inutiles de l'enrichissement. Le déficit de pédagogie et d'information, dont l'école et les élus politiques sont les principaux coupables, est criant. Et dévastateur. Or, si l'on n'y remédie pas, si l'on ne fournit pas aux citoyens les éléments exhaustifs de connaissance à partir desquels ils peuvent déterminer une conscience critique, comment peut-on espérer valoriser l'esprit d'entreprendre, encourager à réussir et à prendre des risques, faire aimer l'entreprise ? Et in fine faire participer à dessiner une spiritualité qui fonde des règles de vie et des disparités voire des inégalités acceptables de tous ?

Nombre de très riches familles que nous conseillons accomplissent leurs arbitrages en fonction d'un sens élevé du devoir qu'incombe, à leurs yeux, l'utilisation de cet argent. Elles prouvent qu'une juste et efficace utilisation de la richesse clôt tout débat sur la détention de richesses, ce que d'ailleurs la récente disparition de François Michelin a permis de mettre en lumière. Voilà un homme dont la réelle richesse ne fit jamais l'objet de la moindre contestation, car son emploi - c'est-à-dire la destination et la manière de la consommer -, tout entier dans le respect de la Doctrine sociale de l'Église et au service de l'entreprise et des salariés, fut toujours plébiscité.

À son humble niveau et nonobstant les obstacles intrinsèques énumérés par le Pape, croyez-vous que l'entreprise puisse être une scène d'expression, d'épanouissement, de revitalisation du vivre-ensemble ?

J'en suis absolument convaincu. L'entreprise est un être à part qui doit vivre et se survivre, il est un terrain privilégié pour faire grandir des valeurs communes et spirituelles, et pour donner sens à l'existence. C'est ce que l'on baptise "culture d'entreprise" qui, aux côtés de "a fierté d'appartenir à l'entreprise" et du "savoir-faire de l'entreprise", compose un bien triptyque extraordinairement précieux. L'école est, elle aussi, un lieu fondamental pour que soient fécondés les germes de cette spiritualité. Mais l'une comme l'autre ne peuvent donner le meilleur engrais que si, plus globalement dans l'ensemble des espaces d'apprentissage, il est mit fin à un certain nombre de luttes idéologiques et clivantes. Le chômage est l'un de ces sujets transpartisans qui devrait résister aux combats politiques et rassembler dans une préoccupation et une vision communes.

Accomplir ce vœu se heurte à deux obstacles. Le premier est inhérent à l'exercice de la responsabilité politique : au nom de quoi les élus doivent-ils se sentir autorisés à présupposer ce qui est bon et mal pour l'individu ? Le second, qui résulte de ce déficit informationnel et pédagogique ouvrant les portes à l'ignorance, aux préjugés les plus sectaires et à la chimère égalitariste, attise la jalousie au sein de la société. Chez Ricol Lasteyrie, je n'ai été le premier salaire que pendant une période. En ai-je souffert ou nourri une quelconque jalousie ? Bien sûr que non. Je cherchais simplement à m'entourer des meilleurs collaborateurs, et ces derniers devaient être convaincus "aussi" financièrement de me rejoindre.

Aucune société ne peut progresser si la jalousie, dévastatrice, figure parmi ses attributs et conditionne les rapports humains, qu'ils soient intimes ou professionnels. Et à ce titre, l'Église a une responsabilité : elle ne doit pas se rendre complice de ce mal, et même doit contribuer à l'atténuer. L'épanouissement, qui dicte notre existence, ne doit pas se mesurer à celui - surtout matériel - des autres mais s'évalue aux seules valeurs que l'on s'impose.

"L'appétit du pouvoir et de l'avoir ne connaît pas de limite". Vous exercez un pouvoir considérable, vous êtes un homme de pouvoir et du pouvoir. Les circonstances dans lesquelles vous le pratiquez harmonieusement avec vos principes éthiques dominent-elles celles qui le malmènent ?

Deux lieux de pouvoir mettent en grand danger l'accomplissement de la foi : celui de la spéculation, où Dieu est argent, et celui de la politique, où l'on peut soi-même se voir Dieu. Le premier, je l'ai toujours soigneusement évité, et le second je l'ai côtoyé en respectant de strictes règles - gratuité et sentiment de servir mon pays - qui m'ont protégé de ses périls.

Vous avez opéré, en mars dernier, les premières étapes d'une intégration complète d'ici 2022 de Ricol Lasteyrie au sein d'EY (Ernst & Young). Comment pensez-vous que l'identité humaniste et les exigences chrétiennes que vous avez cherché à enraciner dans votre cabinet pendant vingt-huit ans, résisteront aux principes organisationnels et culturels du géant anglo-saxon ?

La réalité de la globalisation de l'économie nous imposait de faire évoluer notre structure. Notre choix s'est porté sur EY. Et pour des raisons autres que financières, car des offres plus lucratives nous étaient proposées. La principale de ces raisons fut, justement, la proximité de nos valeurs. Au contraire de notre cabinet, EY est un modèle dit de partnership. Personne n'est détenteur du patrimoine, personne n'est propriétaire d'une décision et d'une stratégie qui sont établies collégialement, chacun lie son sort à celui des autres, et ainsi la réussite collective dépend de la qualité d'une alchimie à laquelle l'implication et le talent de tous les associés participent équitablement. Pour ces raisons, nos associés ont le sentiment qu'ils pourront continuer d'exercer leurs responsabilités et leur esprit d'entreprendre selon les principes fondateurs de Ricol Lasteyrie.

Imaginez-vous assis face à François. "Derrière la divinisation du marché et du libéralisme, se cachent le refus de l'éthique et le refus de Dieu", vous affirmerait-il dans le sillage de son exhortation apostolique. Que lui objecteriez-vous ?

"Discutons le vocabulaire et décortiquons la sémantique d'abord, n'oublions pas une implacable réalité : "quand les gros maigrissent, les maigres meurent ». Ce qui signifie que faire une chasse aveugle, sans distinction, aux riches affaiblit en premier lieu les plus vulnérables. D'autre part, le libéralisme ne peut pas être réduit à l'argent roi, et indéniablement l'éradication d'un bloc communiste qui, idéologiquement et naturellement "contenait le capitalisme occidental dans les limites du supportable, a laissé le champ libre à des excès aussi insupportables que délétères et qui en urgence doivent faire l'objet d'un cadre éthique. Et à ce titre l'Église a la responsabilité de tenir un discours exigeant et responsable, c'est-à-dire avec discernement et pédagogie.
Le libéralisme est incontestablement vertueux lorsqu'il se plie à ce qui fait valeurs et socle communs dans la société : la loi. A cette condition, il est un merveilleux support d'émancipation et de réalisation de soi, puisqu'il signifie liberté de penser et d'innover, liberté d'oser et de se déterminer, liberté d'entreprendre et d'agir. Et il peut être social. Performance et partage, performance et considération, performance et équité, performance et humanité ne s'opposent alors pas. Dès lors, le libéralisme économique, à la différence de la spéculation pure, n'est-il pas compatible avec l'Évangile ?

René Ricol

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Commentaires 6
à écrit le 17/06/2015 à 22:21
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Mais pour une fois qu'il donne la parole à un courageux pourfendeur de la secte franc maçonne, pardonnons lui le racolage!

à écrit le 16/06/2015 à 20:00
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Effectivement le choix du titre "accrocheur" EST CONSTERNANT ! Monsieur Denis Lafay .... l'a fait effectivement ! Répétez à trois reprises : MEA CULPA, MEA CULPA, MEA MAXIMA CULPA ! Et N'Y REVENEZ PLUS ! Pfiouuuuuuuuuuuuuu !!!

à écrit le 16/06/2015 à 16:59
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Réduire tout l'interview au titre "Dieu est emmerdant" est une honte, Parce que ça ne reflète en rien les propos de l'interviewé. Prendre quelque mots hors du beau passage et les collés en tête d'article... Et vous vous étonnez que vos journaux, chaî...

à écrit le 16/06/2015 à 13:45
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J'adore ce mec , il aurait du rester Mediateur du crédit ... Mais bon , c'est la vie ... Par contre , je pense que la France est un pays d'entrepreneurs ... Vu le nombre d'auto entrepreneurs et notre histoire industrielle , y aucun doute ! C'est simp...

à écrit le 16/06/2015 à 11:53
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Quelle purge !... Lu en travers, sans trouver de réponse à la question: comment peut on être chrétien (avec ses valeurs d'entraîde, etc...), et libéral (TPMG) ???

le 16/06/2015 à 22:34
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J'espère que la purge vous aura soulagée ? Maintenant, en ce qui concerne votre question ? En lisant le texte de l'autre travers, VOUS ARRIVEREZ À MARCHER DROIT ... VERS UNE COMPRÉHENSION Et une lumière éclairante sur ce ou plutôt CES SUJETS diffici...

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