Gilles Lipovetsky : « Le luxe est un parfait miroir de notre civilisation »

Le philosophe auteur de Le Luxe éternel (Folio) l'étaye avec force arguments : le luxe est bien une « composante essentielle de l'humanité », il est bien cette « utilité de l'inutile » nécessaire aux équilibres personnel et sociétal, il constitue bien une précieuse opportunité marchande. Mais quel luxe ? Et à force d'exploiter le gisement sans retenue ni discipline, l'industrie du luxe ne tue-t-elle pas à petits feux « la poule aux œufs d'or » ?

Acteurs de l'économie/La Tribune : Depuis une quarantaine d'années, vous étudiez les phénomènes de l'hypermodernité, les nouvelles manifestations de l'hyperindividualisme, les expressions de l'hyperconsommation - source d'un « bonheur paradoxal ». Le luxe, à propos duquel Folio republie vos travaux parus en 2003 (Le luxe éternel), apparaît au centre commun de toutes ces grandes problématiques. Qu'est-ce que le luxe en 2015 et dans l'histoire ?

Gilles Lipovetsky : Les années 1980-1990 marquent l'avènement d'une nouvelle phase de l'histoire multimillénaire du luxe : son entrée dans l'âge de l'hyper-modernité marchande et communicationnelle. Le luxe est un phénomène « éternel » qui a accompagné l'histoire de l'humanité, et ses formes comme sa culture ont épousé les évolutions civilisationnelles. Désormais il constitue une industrie mondialisée en même temps qu'une forme de consommation devenue objet de rêve pour de plus en plus de consommateurs sur le globe. Associé à l'idée de qualité de vie et d'expériences vécues, le luxe est tout sauf en déclin : il ne cesse de gagner de nouveaux secteurs, de nouvelles populations, de nouveaux âges. Nous vivons l'époque de l'expansion accélérée du domaine du luxe.

Cette évolution des schémas de représentation et d'appropriation du luxe a tour à tour nourri et été propulsée par la profonde transformation des producteurs de luxe...

Depuis trois décennies, la surface sociale et économique du secteur a profondément changé. Jusqu'alors et depuis l'âge moderne au XIXe siècle, le luxe était porté par de petites entreprises familiales indépendantes qui composaient une industrie artisanale. Elles s'adressaient à un public restreint, circonscrit à la haute bourgeoisie. Ce temps est révolu : le luxe a atteint le stade de la seconde mondialisation dessinant un profil inédit. En premier lieu économique : entre 1995 et 2007, le chiffre d'affaires du secteur a doublé, il devrait atteindre cette année 250 milliards et même, selon les travaux de Boston Consulting Group, pourrait s'élever à 1 000 milliards une fois agrégées les filières de l'automobile, de l'immobilier, de l'hôtellerie, des yachts, etc. Les petites entreprises semi-industrielles ont laissé place à des conglomérats multimarques - le groupe LVMH, leader mondial, rassemble plus de 60 enseignes.

Quels effets sur la conception, la production, la diffusion, les représentations du luxe ce phénomène provoque-t-il ? Les dénature-t-il, les travestit-il, les appauvrit-il ?

Cela fait débat. Mais le problème de fond est que le luxe est désormais pluriel. Une partie de l'offre est absolument inaccessible tandis qu'une autre est devenue accessible - eau de toilettes, bâton de rouge à lèvres, etc. La moitié de la population européenne achète au moins un produit de luxe par an. Le luxe homogène par ses prix et son esthétique relève du passé. De là vient inévitablement le débat que vous soulignez.

Mais luxe et accessibilité ne composent-ils pas un oxymore ?

C'est l'opinion des puristes à l'ancienne, convaincus que cette « démocratisation » altère gravement la notion même de luxe. Je n'y souscris pas, et pense au contraire qu'il est essentiel de conserver l'idée nouvelle d'un luxe « pour tous ». Car le propre des grandes enseignes du luxe, c'est de faire cohabiter produits inaccessibles et démocratisés. Les compagnies aériennes segmentent les appareils en classes première, business, premium et économique. Il n'est quasiment plus possible pour les marques - sauf pour quelques unes dans le secteur automobile ou de l'hyper luxe - d'ignorer les produits d'entrée. C'est cette tension ou « contradiction » qui dessine le nouveau monde du luxe. Non ce qui le détruit ou l'appauvrit.

Gilles Lipovetsky

Cette logique de stratification est redoutablement efficace sur un plan marketing : elle permet d'attirer vers le luxe « entrée de gamme » des publics, hypnotisés ou obsédés par l'accès au niveau supérieur du luxe qu'ils seront exhortés, au long de leur vie et au gré d'un pouvoir d'achat censé progresser, à toujours vouloir dépasser... Le luxe, ainsi exploité par les nouvelles armes communicationnelles, peut enfermer dans l'étourdissement voire l'ivresse...

A qui Louis Vuitton s'adresse-t-il lorsqu'il met en vente des porte-clés à 80 euros ? Aux jeunes, à ces primo-consommateurs qui potentiellement constitueront des clients à chaque étape clé de leur évolution professionnelle, sociale, statutaire. Avec ces produits, les enseignes misent sur l'avenir, convaincues que séduire « petitement » à 25 ans signifie « moyennement » à 40 et « grandement » à 60... Et la somme des achats sur une existence, fidélisée sur plusieurs décennies, n'est pas neutre. Avec la fièvre croissante portée par ses aficionados, ses ambassadeurs sur le net, ses « addicts » aux marques, la filière du luxe est entrée de plain pied dans l'âge marketing. Un âge inédit, car il consacre la logique de communication et de publicité jusqu'alors confinée au strict minimum. Et même plus : pendant longtemps, utiliser la publicité pour promouvoir une griffe de luxe était considéré comme vulgaire et, disait-on alors, « réservé aux Américains », les produits de grande qualité n'ayant pas besoin de tapage publicitaire puisque destinés à une clientèle confidentielle et avisée. Cette époque est révolue : à l'âge hypermoderne du luxe, jusqu'à 20 % du chiffre d'affaires des marques est parfois englouti dans les actions de communication. Le virage est radical.

Comment l'approche anthropologique et ethnologique permet-elle de « lire » le luxe, plus précisément de saisir les ressorts sociétaux, sociologiques, et bien sûr économiques qui le conditionnent ? Autorise-t-elle à ne pas sombrer dans une vision dichotomique, écartelée entre apologie et anathème ?

A la vue de certaines dépenses ou du prix de produits qui semblent totalement superflus - à quoi correspond l'achat d'une coque de smartphone en peau de crocodile sertie de pierres précieuses ? -, on ne peut s'empêcher d'avoir une réaction morale, d'homme et de citoyen outrés ou incrédules. Cette perception d'indécence et cette indignation ne sont toutefois pas nouvelles, et remontent au XVIIIe siècle, lorsque surgit la grande « querelle du luxe » à laquelle se livrèrent notamment Voltaire et Rousseau. Le premier était un apôtre du luxe, le second un contempteur du luxe, qu'il jugeait objet de décadence et d'amoralité, support d'individualisme et d'égoïsme, hostile à l'intérêt général. Puis le courant marxiste prendra le relais, et aujourd'hui encore un certain nombre de doctrines - décroissance, simplicité volontaire, etc. - contestent radicalement la légitimité même du luxe.

L'approche anthropologique s'attache à comprendre les ressorts et les manifestations du luxe dans la grande histoire de l'humanité, au gré des sociétés et des organisations humaines qui, par exemple, pratiquaient le « potlatch » et associaient le luxe au don, au faste, aux échanges, ou au partage. De même, le luxe religieux (cathédrales...) fait la démonstration que l'expression du luxe n'est pas « que » pur égoïsme, souhait de s'afficher, ou, comme l'affirmait Bourdieu, volonté de « se distinguer ». Et aujourd'hui ? Certes, les passions distinctives demeurent indéniables - particulièrement dans les pays émergents -, mais la dimension du luxe porte en elle aussi quelque chose qui tient à l'Homme en tant que tel, dans sa quête de beauté, de perfection, de qualité. Le propre de l'Homme est d'aller au-delà des seuls besoins essentiels et naturels.

Que serait le monde dépossédé de ce qui incarne le luxe ? Plus de musées, plus d'œuvres d'art, plus de temples, plus de cathédrales ? Est-ce souhaitable ? Non. C'est la preuve que le luxe porte en lui une dimension qui excède l'ordre marchand et qui est constitutive de l'humanité elle-même. « Le dernier des mendiants a toujours une bricole de superflu ! Réduisez la nature aux besoins de nature et l'homme est une bête », écrivait déjà Shakespeare. L'apologie du luxe est indécente ; sa condamnation rédhibitoire, irréaliste et non souhaitable.

Cette contribution, fondamentale, de l'art à l'humanité fait la démonstration que ce qui en apparence est inutilité est en réalité viscéralement utilité. Ce constat peut-il être rapporté au luxe, ses caractéristiques « superflues » étant plutôt indispensables à la constitution des êtres et à celui de la société ?

D'un point de vue strictement anthropo-historique, la réponse est oui. Certes, les courants de pensée qui prônent la décroissance, exhortant au retour à la simplicité, au rejet des gaspillages et de tout ce qui n'est pas « essentiel » ou respectueux de l'environnement, progressent. Une existence sans luxe est, à l'échelle individuelle, possible, et d'ailleurs, depuis la civilisation grecque fustigeant l'hybris - la démesure -, toutes les grandes sagesses occidentales ou orientales encouragent à se délivrer des passions matérielles de possession ou de paraître, jugées néfastes pour le bonheur car synonymes d'excès, d'esclavage aux « choses » extérieures.

Mais si l'on n'adopte pas l'optique morale, le phénomène apparaît autrement. Max Weber avait d'ailleurs montré que dans les temps aristocratiques, le luxe n'était absolument pas quelque chose d'inutile : il était le complément obligé d'une société profondément inégalitaire, la transcription matérielle de l'organisation hiérarchique du monde social. A présent, on voit se multiplier les appels au « moins » à la frugalité heureuse, mais dans les faits, la fièvre de la mode, des marques, de la consommation ne cesse de s'accroître et de s'emparer de toutes les catégories sociales. La vérité est qu'aucune société n'échappe à « l'utilité de l'inutile ».

Au luxe public, qui a permis de financer la création architecturale ou artistique, s'est peu à peu substitué le luxe privé. L'effacement du premier et l'hégémonie du second dénaturent-ils la vocation du luxe ? Ce qui matérialise l'expression et la production du luxe aujourd'hui « dit-il » quelque chose de ce qui féconde le terreau émotionnel ?

La question de l'opposition luxe public/luxe privé était déjà débattue à l'époque greco-romaine. Les Romains célébraient le luxe public mais dénonçaient le luxe privé ; ils consacraient les mécènes « évergètes » qui finançaient ce qui « faisait » la vie publique du peuple : cirque, spectacles, banquets, etc. Etaient loués la noblesse de la générosité, un luxe qui n'était pas vanité puisque tout entier au service du peuple et de la cité. En revanche, le luxe privé était dénoncé par les penseurs antiques, qui fustigeaient les fards et bijoux exhibés par les femmes, à la fois signes de tromperie et inutiles à la cité. Au XXIe siècle, c'est bien sûr le luxe privé qui domine, au travers des achats de produits de marques.

Gilles Lipovetsky

Peut-on « rêver » que le luxe privé se mette « aussi » et de manière désintéressée au service de la cité et apaise son obsession de contenter les pulsions consommatrices individuelles ? Ainsi ressusciterait-on un peu de l'éthique d'autrefois...

Un retour aux codes du mode antique, surtout évergète, est illusoire. La grandeur de la lignée familiale a laissé place à celle de la marque : cette mutation est irréversible. Et à de rares exceptions, on ne peut pas attendre de ces organismes qu'ils adoptent des comportements absolument désintéressés. Faut-il condamner l'action d'un grand groupe de luxe au nom des intérêts sous-jacents qu'il veut en retirer ? La Fondation Louis-Vuitton lorgne sans aucun doute des objectifs commerciaux et d'image, mais elle donne aussi à Paris un bâtiment d'une beauté exceptionnelle. Ce bien « public » résultant d'une démarche privée est sans doute quelque chose à fructifier de nos jours, dans notre monde libéral.

Jusqu'à la Renaissance, le luxe était privilège exclusif d'un état fondé sur la naissance ; c'est alors qu'il s'affranchit de ce carcan et acquiert un statut autonome, émancipé des liens au sacré et à l'ordre hiérarchique héréditaire, et « achetable » par les bourgeois. Ce moment historique de bascule est-il clé pour comprendre la place « identitaire » que le luxe occupe désormais dans les comportements ?

Le luxe s'est certes répandu au XIXe siècle dans les classes bourgeoises « supérieures ». C'est-à-dire très riches. Le processus de démocratisation de certains produits de luxe n'est pas antérieur aux années 1970 : c'est le fameux Must de Cartier qui le symbolise. Les parfums, parce qu'ils peuvent être fabriqués en très grande quantité et assouvir les aspirations d'un grand nombre de consommateurs, vont alors concentrer le phénomène. Le moment de bascule est récent, il n'a guère plus de quelques décennies.

Vous considérez que « l'extension sociale du luxe a précédé la révolution de l'égalité moderne » ; l'a-t-elle-même favorisée ?

Le luxe n'a pas favorisé la révolution de l'égalité. Mais c'est celle-ci qui explique en partie les métamorphoses de la consommation de luxe.

Les défenseurs d'un « luxe démocratisé réducteur des inégalités » se trompent-ils alors ? Il est vrai que quels que soient les objets, des versions ultraluxueuses cohabiteront toujours avec d'autres dites accessibles. L'iPhone 5 est un objet de luxe accessible, le modèle de téléphone portable à 5 000 euros ne l'est pas...

La pluralisation hypermoderne du luxe juxtapose des luxes abordables et des luxes inabordables. Cependant, au-delà des petites satisfactions des consommateurs qui exaucent un modeste rêve en acquérant un parfum, la véritable démocratisation n'est pas dans les faits mais dans les têtes, dans les désirs des consommateurs aspirant à jouir des plus belles choses, des plus beaux services, des plus belles marques...

... Le luxe deviendrait-il alors un droit ?

Plus exactement, il s'agit d'une nouvelle consommation légitime. Il est devenu en effet légitime de s'offrir, au moins de temps en temps, des plaisirs de luxe. Dans les années 1950, acheter des produits de luxe était inconcevable dans les classes populaires. Ils étaient assimilés à du « gaspillage ». Et d'ailleurs, la grande majorité de la population ignorait l'existence même desdits produits - les marques étaient peu connues hors des cercles élitaires - ou les cantonnait à une classe sociale totalement étrangère aux siennes. Or désormais ils sont « visualisables » via la télévision et internet, donc de plus en plus « proches » des gens. Et surtout l'hédonisme consumériste a fait tomber les inhibitions populaires relatives aux biens de luxe. Quel jeune des banlieues françaises ou des campagnes les plus reculées ne connaît pas les marques de luxe et ne revendique pas le droit d'en posséder, afin de ne plus être ou ne plus se sentir inférieur ? La prolifération des contrefaçons, devenue un fléau mondial, illustre cette démocratisation inédite des désirs de luxe.

Quels dangers, y compris en terme d'homogénéité ou d'équilibres au sein des sociétés occidentales ou émergentes, cette capacité à créer artificiellement le luxe, à le marchandiser sans limite, à susciter notamment chez ces jeunes à la fois exigence, droit et frustration, peut-elle provoquer ?

Le luxe n'est qu'une manifestation, parmi bien d'autres, des inégalités économiques, et ne peut pas être jugé plus coupable que les inégalités de revenus par exemple. Et la société d'hyper consommation, de laquelle le luxe est désormais partie prenante, ne génère pas systématiquement de la frustration. Sommes-nous réellement frustrés de ne pas passer nos vacances dans des palaces ou conduire des Maserati ? Evidemment non. Nos privations résultent bien davantage de l'exclusion sociale, du chômage, de la non-reconnaissance ou des conflits au travail, des déconvenues dans la vie privée, que de l'insatisfaction générée par l'inaccessibilité du luxe.

A l'immortalité dont il apparaissait, dans l'histoire, être un « médiateur », le luxe est devenu produit éphémère et objet de renouvellement afin de satisfaire les exigences industrielles, commerciales, marketing et financières, mais aussi le diktat universel du « mouvement » au nom duquel ce qui est immobile serait momification, ringardisme, obsolescence. Cela change-t-il la place qu'occupe le luxe dans nos comportements et le rôle qu'il exerce dans le fonctionnement de la collectivité ?

Le luxe, aujourd'hui, se marie avec la logique de mode et de l'éphémère. Ce qui ne concernait que la haute couture, gagne maintenant tous les secteurs du luxe contraints à l'innovation perpétuelle. Aux artisans qui fabriquaient des produits uniques selon les volontés des clients, s'est substitué le système des « collections » et des créations inédites. Hier le luxe était, tout comme les grands vins, un défi au temps, fruit d'un héritage et de traditions ; désormais les collections bouleversent, tous les six mois, la donne.

En 2015, le luxe conserve son caractère rare, « intemporel », mais il se doit en même temps de renouveler en permanence son offre et d'être créatif. L'enjeu est de conjuguer avec talent ces deux logiques. L'immense danger qui pèse sur le luxe ainsi marketé, régulièrement renouvelé, c'est de perdre un élément constitutif de lui-même : sa dimension mythique. Il n'existe pas, en effet, de produit dit de luxe qui ne porte pas en lui un référentiel plongeant ses racines dans la tradition et dans l'histoire. C'est d'ailleurs pour cette raison que les conglomérats du luxe s'arrachent les « petites maisons », riches d'une histoire mythique et respectueuses des traditions qu'ils vont revitaliser, moderniser... et dont ils vont se servir pour asseoir leur légende et leur glamour.

La sournoise mais violente OPA prédatrice que LVMH a tenté, finalement en vain, d'exercer sur Hermès, a opposé, symboliquement et médiatiquement, l'« ogre artificiel mondialisé » et la « proie vulnérable, garante des traditions françaises du luxe » - ce, même si les réalités des deux « maisons » ne sont pas aussi contrastées...

Les deux tiers des produits Hermès font l'objet d'un renouvellement tous les six mois... et pourtant, indéniablement, la marque incarne par excellence la tradition et l'intemporalité. Hermès reste une légende, fondée sur le « fait main » et une histoire mythique. La marque a réussi parfaitement l'hybridation du nouveau et de la tradition. C'est ce que par exemple Zara, si l'enseigne est un jour tentée par le luxe, ne pourra jamais créer d'un coup de baguette magique.

Gilles Lipovetsky

Le luxe est un révélateur des particularités modernes de l'individualisme, qui conditionnent l'existence simultanément à « vivre pour soi » et à « se mesurer aux autres », à « se faire plaisir » et à « rompre la monotonie ». Et il est davantage au service d'une « image personnelle » que d'une « image de classe ». Bref, les raisons et la manière de consommer le luxe enseignent beaucoup sur l'état de la société et le « néo-individualisme »...

Les métamorphoses du luxe ne concernent pas que l'offre marchande : elles sont en effet d'une toute aussi grande ampleur du côté de la demande, et à ce titre informent sur l'évolution de la société et des comportements. Au centre de cette mutation dominent les nouvelles logiques d'individualisation. Autrefois, le luxe n'était pas un choix mais une obligation sociale : on ne pouvait prétendre être admis à la Cour si l'on n'arborait pas des signes de faste, au risque sinon d'être ridiculisé et rejeté. Serviteurs en livrée, carrosses, châteaux, fêtes opulentes et flamboyance des habits signifiaient bien moins un goût personnel librement exercé qu'une contrainte collective. Aujourd'hui, ces formes d'encadrement ont disparu. Riches et pauvres continuent d'exister - et d'ailleurs le fossé inégalitaire se creuse -, mais en revanche ces obligations-là ont disparu avec la dissolution des cultures de classe.

Désormais, les raisons d'acheter des produits de luxe sont multiples. L'affirmation sociale de réussite matérielle demeure bien sûr, mais d'autres ont fait irruption : plaisir, rêve, bonheur d'éprouver quelque chose d'exceptionnel... et même expérimentations les plus audacieuses pour ressentir un moment rare, à l'instar des voyages dans l'espace pour le compte desquels des candidats sont prêts à débourser des centaines de milliers d'euros pour quelques heures de frissons uniques. La néo-consommation de luxe veut moins exprimer son appartenance à une classe que ressentir des émotions, traduire ses goûts personnels, mettre en valeur sa personne individuelle.

Finalement, « désinstitutionnalisation, individualisation, émotionnalisation, démocratisation » constituent les processus qui, selon vous, réaménagent la culture contemporaine du luxe...

Ces logiques sont à rattacher au plus profond à l'effondrement des anciennes traditions de classes ainsi qu'à la consécration de l'hédonisme consumériste. Ensemble ils on généré une nouvelle culture de luxe marquée par la spirale de l'individualisme. Tout comme la religion, la famille, la sexualité, la politique, le luxe porte la marque de l'individualisme hypermoderne décloisonné et dérégulé. Ajoutons que les processus d'individualisation, d'émotionnalisation, de démocratisation ne concernent pas seulement le luxe, mais touchent l'univers consumériste dans sa globalité.

Ce que cible le luxe est également à l'unisson des nouvelles structures familiales - divorces, familles monoparentales ou recomposées -, du nombre croissant de célibataires, de l'affirmation des homosexuels, du pouvoir d'achat des « Tanguy » et autres jeunes hédonistes peu enclins à fonder, trop jeunes, un foyer... L'examen sociologique de la consommation du luxe est-il un bon indicateur, y compris des critères, pour certains tyranniques, du « beau » - minceur, etc. - ? Le secteur du luxe dispose-t-il d'armes particulières pour « créer » la demande ?

Le propre du luxe, c'est que l'offre prime. Cette industrie désormais mondialisée ne peut que s'autodétruire en « collant » aux seules attentes des consommateurs. Toute marque de luxe prestigieuse se doit de « créer » cette demande en « imposant son offre », son style, son imaginaire, sa vision du monde. L'arrivée d'un nouveau public : les jeunes, bouleverse les habitudes. Ils ne sont pas concernés par l'hyper luxe, mais par les produits « premium ». Lesquels constituent l'une des formes du luxe hypermoderne, appelée à un très grand développement. Ils sont donc l'un des « nerfs de la guerre », mais ceux qui les achètent ne sont pas aussi « conformistes » et fidèles que les traditionnels consommateurs de luxe. Ils veulent du nouveau, du créatif en réponse à leurs désirs expérientiels. Il s'agit toujours de créer la demande mais en répondant aux nouvelles exigences de créativité esthétique.

Les « armes » dont disposent les services marketing des enseignes du luxe - y compris dans le domaine des neurosciences et du neuromarketing - les dotent-ils des moyens d'asservir le public au souhait, à l'espoir, au besoin d'être dans le luxe ou de posséder du luxe ?

Le désir d'acquérir des marques de luxe ne peut être détaché de la force de frappe marketing. Néanmoins tout ne résulte pas des opérations de communication. Des facteurs socio-culturels sont également à l'œuvre. Les aspirations du « nouveau riche chinois » diffèrent sensiblement de celles d'un créateur de start-up européenne à succès. Le premier souhaitera afficher sa réussite sociale une Rolex au poignet et les mains au volant d'une Ferrari, ce que le second pourra juger d'une grande vulgarité. La logique de démonstration statutaire du premier tranche avec celle de l'émotionnel intimisé du second. Tous deux recherchent le plaisir, mais ce plaisir a pour racines et terreaux des motivations très différentes. La population qui dope l'économie du luxe continue d'être largement composée des premiers, et la dynamique n'est pas prête de s'essouffler : le marché mondial du luxe est très loin d'être saturé ! Simplement, à l'avenir, ces deux logiques vont cohabiter, ce qui doit conduire à des stratégies marketing et commerciales différenciées...

... Ce qui place les enseignes devant un dilemme. Et même, à vouloir contenter l'ostentatoire magnat de l'immobilier indien et le sobre héritier anglais, face à un spectre protéiforme : celui de dissoudre leur réputation, celui d'éroder leur identité, celui même de se perdre...

Les professionnels du luxe sont conscients de ce risque. Et d'ailleurs le relatif tassement des ventes de Louis Vuitton en Chine démontre les limites du trop grand succès. La riposte devrait se manifester très vite, par une hausse du prix des produits distribués afin d'endiguer la banalisation de ses modèles et d'assurer une montée en gamme - les sacs en toile de quelques centaines d'euros feront place à des modèles en cuir nettement plus chers - permettant d'« éloigner » une population qu'elle a « courtisée » mais qui nuit, à la longue, à son image. Le marché envoie des signes d'alerte, les marques de luxe doivent y répondre, sous peine de dégradation de leur image.

Lorsque les « jeunes de banlieues » se sont mis à massivement porter des tenues Lacoste, la réputation et l'image de marque de cette dernière en ont si souffert que les dirigeants ont dû opérer un important travail de repositionnement prix et d'action marketing. Preuve qu'une démocratisation insuffisamment contrôlée ouvre les portes à une dangereuse prolétarisation...

Un double exemple, permet d'illustrer cette question : Cardin et Armani. L'entreprise Cardin s'est développée grâce à une multiplication tout azimut de licences, qui finalement ont tué l'image de luxe de la marque. Il n'en va pas de même avec Armani dont l'essor remarquable n'a nullement nui à sa réputation de marque de luxe. La différence ? La première s'est « donnée » à des revendeurs sans maîtriser les produits, les process de distribution, la cohérence des images de marque. La seconde a contrôlé la diffusion des produits, n'a pas renoncé à la qualité, a ouvert des magasins en propre. Et est demeurée à la pointe en matière de communication de marque.µ

Gilles Lipovetsky

La société occidentale moderne est marquée par un quadruple phénomène : outre la dictature de l'éphémère et de l'instantanéité, une despiritualisation croissante, l'ultratechnologisation, et l'apologie de la propriété. La conjugaison de ces quatre réalités annonce-t-elle une production du luxe et un rapport humain au luxe abâtardis ?

L'ancienne génération porte un regard nostalgique sur l'époque d'un luxe que les mécanismes marchand et marketing n'avaient pas encore submergée. Elle s'effraye, non sans raison, de la standardisation - des produits, des magasins, de la communication - qui affecte le secteur. Pour exemple, lancer un nouveau parfum à l'échelle planétaire nécessite des investissements si colossaux que la moindre audace est gommée afin de plaire au plus grand nombre et de limiter les risques industriels. Cette vision n'est pas toujours infondée, mais elle est trop sévère. D'abord, la logique industrielle n'est pas l'ennemie de la haute qualité. Les grandes marques mondiales sont capables d'innovation, de renouvellement. Ensuite, dans le sillage des conglomérats mondiaux naissent et se développent en permanence des petites entités sur des segments de niche. Il n'est pas vrai que tout s'homogénéise et s'abâtardit. Pour preuve, le domaine de l'architecture que distingue une extraordinaire créativité.

A ce titre, la Fondation Louis-Vuitton a inauguré en octobre 2014 son musée parisien, emblématique de l'audace architecturale mais aussi de l'imbrication des intérêts artistiques, identitaires et commerciaux. De tous temps là encore les acteurs du luxe et de l'art ont tissé des liens étroits...

L'œuvre de Frank Gehry illustre la formidable capacité à inventer et produire de la beauté sublime. A l'évidence, la création, à l'âge hypermoderne, n'est pas morte. Le bâtiment de la Fondation est d'une grande beauté poétique, et témoigne aussi qu'une marque aussi mondialisée que LVMH peut rechercher la singularité et la personnalisation...

Il est vrai que l'offre artistique contemporaine est souvent ennuyeuse, répétitive. Mais les talents, nécessairement rares, continuent d'exister dans tous les domaines. La Fondation Vuitton devrait, en principe, aider à les faire connaître. Quoi qu'il en soit, les liens que mondes du luxe et de l'art ont de tous temps noué constituent un sujet important pour l'avenir. De l'Antiquité à la Renaissance, ils ont été omniprésents, et plus près de nous les créateurs de hautecouture n'ont eu de cesse de s'inspirer de l'art. Désormais, ces liens se sont « institutionnalisés ». Jusqu'à provoquer, il faut le reconnaître, la confusion. Ainsi, lorsque Louis Vuitton sollicite Takashi Murakami pour composer des sacs, ceux-ci sont-ils « des » Vuitton ou « des » Murakami ? Et que dire lorsque l'artiste présente lesdits sacs dans ses expositions ? Cette disparition de ce qui faisait autrefois « distinction » est un fait de la société contemporaine.

Ce phénomène, que vous avez exploré dans L'esthétisation du monde (Gallimard, 2013), a pour nom hybridation, qui s'est substituée aux logiques de compartimentation et d'imperméabilité. De l'hybridation à la confusion, la collusion et l'instrumentalisation, les nuances peuvent être infimes. N'est-ce pas le cas des familles du luxe et de l'art ?

Ce concept d'hybridation est majeur. La première modernité s'est construite dans la disjonction des sphères. La mode, c'était la mode, l'art c'était l'art, l'industrie c'était l'industrie, le sport c'était le sport, etc. Et ces sphères faisaient l'objet d'une hiérarchie, que quelques rares francs-tireurs tentaient, en vain, de contester. Le XXIe siècle renverse totalement cette logique. Au principe de disjonction se sont substituées les logiques de conjonction et d'hybridation. Le « cas » Murakami-Vuitton, dont on ne sait plus distinguer les apports respectifs, est symptomatique. Musées et mode autrefois cloisonnés font désormais « œuvre » commune et intérêts partagés. Jusqu'à poser la délicate question : lorsque les sacs Murakami-Vuitton font l'objet d'une exposition au Brooklyn Museum de New York, cela signifie-t-il que Vuitton n'est plus seulement une marque mais aussi de l'art ?

Ce brouillage des identités confère aux empires du luxe le pouvoir financier de dicter le marché spéculatif de l'art, y compris en employant les plus incontestables supports et institutions pour broder artificiellement la réputation, l'image de marque... et donc la valeur marchande des artistes. Murakami exposé au Château de Versailles du temps du président Jean-Jacques Aillagon alors conseiller de François Pinault l'un des principaux collectionneurs de... Murakami : la boucle est bouclée...

Un musée, une fondation, un emblème du patrimoine historique confèrent aux marques du luxe qui les emploient, une triple image d'une valeur exceptionnelle : celles de l'intemporalité, de la rareté et de la créativité, éléments distinctifs majeurs grâce auxquels peut être répandue l'idée que la motivation mercantile est secondaire dans la composition du prix final exorbitant. Soyons toutefois honnêtes : cet entremêlement des sphères du luxe et de l'art n'est pas nouveau - les contrats que les princes florentins fixaient aux peintres étaient drastiques et autorisaient bien peu de liberté créative -, et s'il a permis hier de réaliser des chefs-d'œuvre, pourquoi n'en ferait-il pas de même aujourd'hui ?

La création artistique contemporaine est aujourd'hui - pour partie - exhibitionnisme, provocation, éphémère, vulgarité, narcissisme, transgression, mercantilisme et marchandisation ; l'industrie du luxe répond - elle aussi pour partie - aux mêmes règles...

L'irruption dans les années 1990 du « porno chic » est l'illustration de cette jonction. Nombre de marques de luxe ont alors adopté ce type de communication, et ont sollicité des artistes et photographes de grand talent pour mettre en scène un imaginaire « chaud », avec pour dessein de rajeunir l'image des marques. Cette combinaison de la pornographie et du luxe, de l'exhibitionnisme sexuel avec la tradition chic du luxe, n'a fonctionné que quelques années : elle est maintenant en très net recul.

Mais avec le mouvement de décléricalisation, il est incontestable que l'expression contemporaine du luxe est bien plus que seulement esthétisée ou érotisée : elle est aussi sexuelle. Précède-t-elle ou accélère-t-elle une sexualisation de la société qui, dans les modèles libéraux, s'est largement émancipée des critères moraux ?

Le luxe dans la mode a pu contribuer à la sexualisation des apparences, mais il n'explique qu'une petite partie du phénomène, comparé à l'œuvre du cinéma, de la publicité, de la contre-culture, de la pornographie. L'exhibitionnisme sexuel est indéniable, et avec Internet et ses particularités - pornographie amateur, webcam, gratuité des films, etc. - une grande partie de la population est devenue consommatrice d'images sexy ou hard. Pour autant, sexualisation des images ou des produits de luxe ne signifie pas que nous évoluons dans une société de débauche ! Les études sur le comportement sexuel contemporain des hommes et des femmes ruinent cette vision de « jungle sauvage ». Le corps va bien au-delà du sexe, et cela l'industrie du luxe le comprend parfaitement. Le minimalisme a pris le pas sur la démonstration érotique et spectaculaire ; le confort, le sport, la minceur, la beauté, le charme, le raffinement ont encore de beaux jours devant eux.

Le corps, c'est-à-dire non seulement sa beauté mais aussi sa longévité - voire son immortalité -, est devenu objet de luxe - thalassothérapie, spas, chirurgie esthétique. Cette réalité témoigne-t-elle du même syndrome narcissique et vaniteux, inédit dans l'histoire de l'humanité ?

Le néonarcissisme n'est pas synonyme de vanité, mais d'obsession du corps jeune et beau, de la bonne santé, de culte des plaisirs sensitifs. Le succès des filières traitant de la santé « non médicale » atteste d'une culture de ce genre dominée par l'extraordinaire investissement du soi corporel qui veut sans cesse être embelli, rajeuni, affiné. Nombre d'Américaines jugent que perdre des kilos constitue « la chose la plus importante » de leur existence, et sont l'illustration du phénomène d'hyper-individualisation affectée à la beauté qu'exploitent les marques de luxe. Ce qui donne indéniablement des arguments à tous ceux qui dénoncent la « tyrannie » de la beauté.

Gilles Lipovetsky

Avec l'éclosion de la culture, au luxe sont associés le mécénat et la philanthropie. Pratiquer le mécénat « est un luxe », et l'action de mécénat sert directement des domaines dits de luxe. La motivation et la matérialisation philanthropiques ont évolué au cours de l'histoire. En 2015, sont-elles davantage cyniques que sous l'empire romain ou à la Renaissance ?

Deux formes de mécénat cohabitent. L'une, désintéressée, se veut si discrète qu'aucune suspicion d'instrumentalisation déguisée ne peut lui être associée ; la seconde en revanche, volontiers ostentatoire, y cherche un outil complémentaire et performant d'une communication qui va rehausser l'image de la marque. Dans le domaine du luxe, cette seconde option est régulièrement empruntée. Si le mécène romain visait l'honneur, la reconnaissance publique, la gloire éternelle, la marque mécène a des ambitions moins hautes : esthétiques, communicationnelles et économiques. Mais je ne suis pas sûr, pour autant, que le terme de cynisme appliqué à ce phénomène soit le bon.

La puissance de la filière du luxe, capable de « démultiplier l'unique » et de répandre de Pékin à New York, de Dubaï à Sao Paulo, l'uniformité de produits universellement identitaires fabriqués mi-industriellement mi-artisanalement, symbolise-t-elle l'avènement d'une civilisation matérialiste planétaire ?

C'est tout à fait possible. La consommation marchande est au cœur des économies post-fordiennes - celle des ménages représente 70 % du PIB américain -, et sa mondialisation est une manifestation nouvelle. Aujourd'hui, plus grand-chose de la vie des humains ne peut être conçu sans la commercialisation des besoins et des désirs, et la consommation est devenue un ethos planétaire. Cette homogénéisation pour autant n'est que l'une des faces d'une réalité plus complexe. Rien n'est plus dissemblable que les modes de vie ou les goûts individuels, preuve que l'avènement de cette culture mondiale de la consommation s'accompagne d'une grande diversité, sans cesse en mouvement, adaptée aux spécificités des coutumes, des pays voire des territoires.

Notre époque est en réalité celle d'un mix « planétarisation - destandardisation », et d'un double phénomène paradoxal : la standardisation croissante des aspirations à consommer fait face à l'hétérogénéité également grandissante des goûts des consommateurs. La complexité de cette réalité n'épargne bien sûr pas l'industrie du luxe qui voit par exemple le « bling bling » côtoyer le minimalisme.

La mode est symptomatique de l'évolution du luxe et du statut de l'artisan ; hier le couturier était un « artisan obscur » - pendant longtemps considéré comme un « simple exécutant » -, il est aujourd'hui un « artiste sublime ». Et incarne un phénomène rendu planétaire par les réseaux sociaux et autres leviers de médiatisation : la starisation. Plus les grandes enseignes du luxe sont dépersonnifiées et globalisées, plus elles travaillent à cultiver - à grands renforts de marketing - l'image de l'artisanat censée les « humaniser »...

Et d'ailleurs la création des fondations répond à cette même exigence de s'affranchir de l'image excessivement mercantile. Aux époques pré-modernes, le luxe était de type artisanal et l'artisan quasiment inconnu. Il existait bien quelques ébénistes de renom, mais le prestige revenait à l'acheteur. Le renom de l'artisan démarre au XVIIe siècle et s'accélère au XIXe et c'est une nouvelle fois la haute couture qui, dans les temps modernes, marque l'écart. Charles-Frederik Worth est célébré comme un artiste dans les poèmes, romans, articles de presse, Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Christian Dior figure parmi les personnalités les plus connues au monde. Et aujourd'hui, son panache, sa notoriété et sa singularité confèrent à Karl Lagerfeld un statut sensiblement équivalent. Il ne s'agit pas seulement « d'humanisation » : il faut un « directeur artistique », une personnalité, afin d'incarner l'image créative de la marque.

A contrario, cette même maison Dior a mesuré les affres de la starisation du créateur artistique : en 2011, John Galliano délirant, ivre, sur des propos racistes et antisémites se répandant instantanément sur la planète via les réseaux sociaux et internet, dut être aussitôt congédié. Les périls d'une stratégie marketing fondée sur une excessive personnalisation reléguant la marque éclataient alors...

Cet épisode fut la démonstration que la vraie star doit toujours être la marque, et que cette dernière doit cultiver l'aura de ses créateurs artistiques sans jamais s'y inféoder. Tout est donc doigté, nuance, équilibre. Et tout, dans l'époque hypermoderne, converge vers la consécration, la mythification, la sacralisation de la marque. Ne parle-t-on pas de « culte » ou de « religion » de la marque ? Cette stratégie prend également appui sur une autre caractéristique contemporaine de la filière luxe : les flagships stores et la multiplication des magasins. Songez qu'en 1970 Vuitton disposait de deux boutiques, et 45 ans plus tard, de 400... Ce processus vise non seulement la croissance des ventes, mais aussi le « contrôle » des produits, jusque-là diffusés essentiellement dans des magasins multi-marques. Ce « contrôle » des produits est une condition de la notoriété et de la starisation de la marque elle-même.

Jusqu'où logiques financière et esthétique, logiques industrielle et artisanale peuvent-elles progresser de concert ? Leur complicité est-elle sans limite ?

Au contraire de ce que nombre d'intellectuels affirment, je pense que ces logiques ne s'opposent pas « par principe ». Certes, comme Jean Serroy et moi l'avons montré, le « capitalisme artiste » - à savoir le système économique rationnel qui incorpore la dimension créative, imaginaire et émotionnelle dans les secteurs de la consommation marchande - forme un complexe au cœur duquel se trouve parfois une vive tension entre les pôles financier et créatif.

L'industrie du cinéma en est un exemple, qui voit s'affronter les réalisateurs les plus iconoclastes, les plus audacieux, les plus créatifs, et les financiers, enclins à circonscrire au maximum les risques et donc à favoriser ce qui « ne choque pas », « a fait ses preuves », etc. Le « créateur absolu », chantre d'une rupture radicale entre les sphères du capital et de l'art, si bien incarné par Van Gogh, représente un stade de modernité largement dépassé aujourd'hui. La conjonction hypermoderne de l'art et  du commercial, qui constitue le capitalisme trans-esthétique, modifie nécessairement les conditions de l'art et de l'artiste, mais elle n'empêche pas néanmoins les œuvres de qualité.

Ce qui vaut à un moment de l'histoire ne l'est pas pour toujours, et de longues époques ont fait la preuve que l'argent non seulement n'était pas un obstacle absolu à la création, mais même qu'il assurait aux artistes les conditions matérielles d'exprimer leur talent. D'autre part, généraliser est dangereux, et chaque jour fournit des exemples de cohabitation fructueuse. Le cinéma, le design de divers produits de marque, les films publicitaires de talent que de grandes marques de luxe font réaliser et diffuser à la télévision et  désormais sur le web, n'en sont-ils pas la preuve ?

Existe-t-il une morale et une éthique du luxe ? A partir de quel référentiel universel apprend-on à distinguer le bon du mauvais luxe, le luxe respectable du luxe indécent, le luxe vertueux du luxe inutile ?

Côté offre, l'éthique du luxe n'est autre que celle de la qualité extrême des produits, du travail bien fait et aujourd'hui du respect de l'environnement. Le « luxe respectable » intègre l'exigence écologique et agence des produits et services destinés non à apporter des jouissances « pour la montre », mais des « expériences » esthétiques de haute qualité. On peut dès lors souhaiter l'intégration d'une part de luxe, ainsi défini, dans toutes les productions.

Gilles Lipovetsky

De quelles limites éthiques faut-il cornaquer la démocratisation du luxe ? Permettre de traverser Venise à bord de paquebots géants donne à certains d'accéder à « leur » luxe, mais dans des conditions environnementales et culturelles épouvantables... Quand démocratisation devient prolétarisation et mépris des lieux ou des autochtones, le luxe est déshumanisé et même ennemi de lui-même...

Le tourisme incarne le meilleur et le pire de l'esthétisation du monde. Le pire, ce sont les foules bruyantes qui recherchent davantage les plaisirs du shopping que la découverte du monde. Le meilleur, c'est qu'en dépit des images l'assimilant aux comportements vulgaires et moutonniers, le touriste veut découvrir des lieux magnifiques, connaître des émotions pour le seul plaisir qu'ils procurent. Dans une démarche de nature esthétique, il se nourrit des « impressions inutiles » évoquées par Paul Valéry. Cette démocratisation exprime moins une dégradation ou une prolétarisation du consommateur, qu'une aspiration croissante au beau et aux émotions esthétiques.

Au 19e siècle, le tourisme était un loisir de luxe ; aujourd'hui, un milliard de personnes voyagent chaque année pour leur plaisir dans le monde. N'est-il pas louable qu'un modeste citoyen puisse s'offrir l'extraordinaire spectacle des pyramides de Gizeh, des temples d'Angkor, ou de la Muraille de Chine ? Vivre l'émotion des chefs d'œuvre de l'humanité devrait-il être réservé aux seuls consommateurs fortunés ? Ce qui doit dicter la limite du tourisme de masse, c'est la préservation du patrimoine visité. Dans ce sens, des mesures ont commencé d'être prises dans les lieux les plus vulnérables.

Ce qui était luxe hier ne l'est parfois plus aujourd'hui, et inversement les plus grandes banalités d'autrefois sont devenues luxe : le temps, l'espace, la simplicité, l'affranchissement aux nouvelles servitudes, la préservation de la nature. Ces nouveaux « terrains du luxe » permettent-ils de « réhumaniser » et de « moraliser » le luxe ?

D'aucuns le prophétisent. Mais on peut « aussi » penser que ces territoires inédits du luxe seront de plus en plus pris dans des logiques artificialistes et marchandes. Lorsque l'on propose pour plusieurs milliers d'euros de savourer, dans le silence et la beauté de la montagne, les plaisirs d'un jacuzzi en plein air perché à 3 000 mètres d'altitude n'est-on pas en pleine contradiction ? Où est la simplicité naturelle dans ce cas ? Un hôtel de luxe dans le désert ? Voilà encore un bel exemple d'exploitation marchande d'un nouveau terrain du luxe - espace, silence, virginité des paysages - par essence gratuit. Cette consommation de luxe n'est pas synonyme de sa « moralisation ». Elle est le comble de l'artificialisme.

Plus grave, on voit surgir de nouveaux ilots de luxe, qui signifient la décrépitude d'une société de plus en plus inégalitaire sur ce qui, pourtant, constitue le socle du vivre-ensemble : la sécurité, la santé, l'éducation. Certains s'offrent « le luxe » d'une habitation sécurisée, de scolariser leurs enfants dans des établissements huppés, d'accéder aux meilleurs soins...

Des Etats-Unis au Brésil prospèrent des « gated communities », sortes de lotissements ultra-sécurisés qui commencent de se développer en France. Jamais sans doute les écarts de prestations d'un établissement scolaire à un autre n'ont été aussi grands. Dans l'Hexagone le phénomène est encore peu prégnant et, heureusement, très loin des pratiques outre-Atlantique, mais même la santé risque de devenir peu à peu un objet de luxe. Toutes sortes de biens fondamentaux que les mécanismes de la société libérale ont rendus de plus en plus inégalitaires. La luxurisation des biens essentiels et des fondamentaux du vivre-ensemble fait courir un risque considérable à la démocratie elle-même, et doit faire l'objet d'un combat afin de maintenir des cadres collectifs satisfaisants et le respect des principes élémentaires constitutifs des idéaux démocratiques.

Dans quelle mesure le luxe, et notamment son corollaire : la mode, ont-ils participé à l'évolution des rapports hommes-femmes, et à celles de la femme et de l'homme - dans leur identité, leur place, leur émancipation - dans la société contemporaine ?

Ce point implique davantage la société de consommation de masse que le luxe lui-même. Les discours féministes considèrent volontiers que la société de consommation a aliéné les femmes. Cette condamnation est injuste. Ladite société a fait bien davantage que rendre accessibles et séduisants les nouveaux biens marchands - télévision, électroménager, voiture, tourisme - ; elle a légitimé l'hédonisme, le plaisir, le bonheur privé, dans le sillage desquels l'ensemble des encadrements collectifs ont été remis en question.

L'ordre consumériste-hédoniste a miné les rapports traditionnels entre l'homme et la femme, sapé le déterminisme historique des rôles de genre, et invité chacun à construire sa propre existence. Ce mouvement d'individualisation et d'émancipation a profité particulièrement aux femmes, qui ont pu revendiquer de nouveaux droits - nouveaux métiers, avortement, sexualité libre, partage des tâches -, accéder à des postes professionnels inédits, etc. La société de consommation n'est pas qu'instrument de manipulation et de contrôle marchand : elle est au principe de l'individualisation du rapport au monde qui touche la famille, la politique, la religion, la culture, les loisirs.

Le luxe est au cœur de la problématique de consommation, et même de d'hyper-consommation. Le secteur cristallise-t-il plus que d'autres les dérives et les pièges des professionnels du marketing, et surtout la fuite en avant et le dépérissement de la civilisation consumériste ?

Je ne le pense pas. La contribution de l'industrie du luxe à la dramatique pollution de la planète n'est pas plus élevée que la part occupée par les autres secteurs. En revanche, parce qu'elle dispose d'importants moyens financiers, cette filière devrait être à la pointe de la « production responsable », ce qui, au demeurant, peut lui procurer un substantiel gain d'image. Le « luxe vert » n'est pas une chimère, et les marques de luxe ont tout intérêt - et même le devoir, mais il s'agit là d'une position morale - à être cohérentes : on ne peut pas à la fois revendiquer la haute qualité et ne pas tenir compte des exigences de respect de l'environnement. D'autre part, le luxe ne prépare en aucune manière le dépérissement de la civilisation consumériste : il en représente, bien au contraire, un formidable stimulant ainsi que le rêve persistant.

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Commentaires 3
à écrit le 21/05/2015 à 15:55
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Merci aux lecteurs d'avoir apporté du commentaire à une introduction à la pensée critique qui nous change des facilités de Zemmour et de Todd, comme d'autres: Je vous invite également à lire du même auteur : l'ère du vide, c'est assez pertinent S'...

à écrit le 21/05/2015 à 13:26
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Merci pour cette analyse subtile, nuancée, rare. Luxueuse ou pas ?

à écrit le 21/05/2015 à 11:41
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Long; quelque peu ésotérique; mais pas inintéressant. Toutefois, peut être qu'à la relecture on trouverait la réponse à: comment comparer la "facture" (pas la note...) d'une selle Hermès, avec celle d'un téléphone (ou de baskets), construit pour quel...

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