Philippe Rambaud : "En France, le tabou de l'échec est profond"

Philippe Rambaud est un entrepreneur qui a connu la faillite. Il décide alors de créer 60 000 rebonds, une association qui aide les chefs d'entreprise à se relever après un échec. Il souhaite que les mentalités françaises évoluent, dénonçant "les postures patrimoniales, sociétales et intellectuelles qui culpabilisent l'échec". Il rend hommage à Fleur Pellerin qui a "osé s'attaquer à ce tabou culturel français" et il croit à l'écosystème numérique - qui banalise l'échec - pour faire bouger les lignes. Enfin, il appelle l'État à faire sauter les verrous qui bloquent, selon lui, le rebond entrepreneurial. Entretien, en cette journée nationale du rebond.

Acteurs de l'économie : Pourquoi avez-vous fondé l'association 60 000 rebonds ?

Philippe Rambaud : Je me suis rendu compte qu'il y a avait 60 000 entrepreneurs qui faisaient faillite chaque année, un chiffre stable avec ou sans la crise.  Je me suis dit : « Est-ce que ces 60 000 hommes et femmes sont tous des nullités ? Non ! » Il y a des talents, des génies, des prises de risques extraordinaires dont on ne fait rien. Pire, on stigmatise, on gâche. Je suis allé voir Jacques Attali, en lui disant que je voulais me lancer en politique -car je pense que c'est un sujet politique - et il m'a plutôt conseillé de faire du bénévolat.

Je me suis engagé dans Finance & cité. J'ai fait cela pendant quelques mois. Cette expérience m'a apporté beaucoup : au niveau de l'altruisme ; du questionnement personnel et professionnel, car l'effet miroir des questions qu'on pose est très fort. J'ai découvert la puissance du bénévolat. Dans les quartiers, il y a des gens extraordinaires. Le talent est de partout et il faut l'aider.

Puis dans le bureau de ma psychothérapeute, j'ai pris conscience qu'il fallait que je fasse quelque chose de ma faillite. Je suis allé voir des gens compétents - comme Jacques Attali et Ernst & Young, pour voir si l'idée d'importer le bénévolat dans le monde de la faillite n'était pas une folie. Ils m'ont persuadé du bien-fondé de ma démarche. Le premier a donné son accord pour coopérer et Ernst & Young a mis à ma disposition des équipes de mécénat de compétence.

J'ai proposé ce projet aux équipes d'Alain Juppé à Bordeaux, en 2011. Il a immédiatement accepté le projet. Nous avons commencé en 2012.

Comment l'association peut-elle aider les entrepreneurs qui ont fait faillite ?

Elle a pour but de s'attaquer aux trois traumatismes post-faillite identifiés. Le premier traumatisme est personnel. Il faut donc reconstruire personnellement l'entrepreneur. Tant que son estime de soi n'est pas rétablie, regonflée, ça ne sert à rien d'aller plus loin. Tant qu'il n'a pas rebâti une vision lucide et sereine de sa personne, c'est trop tôt pour le faire redémarrer sur un autre projet. C'est notre avis, même si des gens échappent à cette règle.

Le deuxième point est un travail psychoprofessionnel, c'est-à-dire un travail sur l'erreur et la compréhension de l'échec. Il faut que l'entrepreneur se demande qu'est-ce qui est de son ressort et qu'est-ce qui résulte de l'environnement. Il faut qu'il comprenne ses responsabilités personnelles avant de recommencer, pour ne pas faire les mêmes erreurs. Mais aussi, celui qui a failli doit prendre en compte ses talents qui peuvent être, à certains moments - source d'erreurs, comme l'audace. Il ne faut surtout pas dire : "J'ai été trop visionnaire, trop audacieux, je n'écouterai plus jamais mon instinct." Au contraire. Il faut conserver ses talents, mais les canaliser, se donner des garde-fous pour éviter de refaire les mêmes erreurs. Par exemple en s'entourant de conseils compétents. Il ne s'agit pas de mettre à la poubelle l'instinct, ce qui serait une folie. Puis, nous passons au travail sur le projet futur, qui peut être entrepreneurial  comme salarial. On questionne leur projet de manière proactive, bienveillante afin de les éclairer le plus possible sur le dessein qu'il souhaite mettre en œuvre.

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 Enfin, après le rebond professionnel, le troisième et dernier vecteur est le rebond financier. Nous mettons en relation ceux qui veulent se relancer dans l'entrepreneuriat avec des incubateurs, des investisseurs ou des donateurs privés.  C'est une aide au financement de leur projet.

Il faut dire aux gens qui ont fait faillite que ce n'est pas la fin du monde. Il faut en parler à tout le monde, car je pense que l'échec n'est pas un sujet propre aux entrepreneurs, mais c'est un sujet de société.

Est-ce que le tabou de l'échec est-il plus important en France qu'ailleurs ?

Absolument. Il l'est plus qu'ailleurs. Incontestablement, la société judéo-chrétienne, comme celle asiatique - est profondément marquée par le concept d'échec et de réussite. Ce fait est beaucoup plus prononcé dans les pays latin que dans les pays anglo-saxons.

Par exemple, lorsque j'étais à la recherche de fonds, les investisseurs américains à qui je me suis adressé m'ont demandé combien de fois je m'étais planté avant de venir les voir. Ils ont refusé de me prêter de l'argent, car je n'avais jamais échoué. Ils m'ont dit de revenir quand j'aurais deux ou trois échecs à mon actif.

Ces gens considèrent donc qu'avoir des cicatrices, avoir des faillites dans son CV est positif. Alors qu'en France, on nous dit qu'il ne faut absolument pas avoir d'échecs. Objectivement, la meilleure forme d'apprentissage, c'est l'échec. Il permet de grandir, si on en fait quelque chose. Si on se remet en cause. C'est le meilleur moment pour apprendre. Il faut travailler l'échec de manière professionnelle.

Voyez-vous d'autres facteurs culturels qui poussent à la condamnation de l'échec ?

Notre culture, qui est très liée à ce qu'on a appris à l'école, fait que la réussite veut dire compétence pour toujours, et échec, incompétence perpétuelle. L'entre-aide, la critique positive sont des choses que nous avons perdues dès l'école. Cette dernière est très individuelle.

Dans le monde latin, voire judéo-chrétien, il y a une culpabilité forte, liée à un individualisme et une exigence d'excellence très forte où il n'y a pas d'alternative à être premier. Or, le premier, il n'y en a qu'un. Il y a donc  des postures intellectuelles, patrimoniales qui perpétuent cette culpabilité.

L'excellence pousse à la zéro faute, et donc à la non-prise de risque, à un esprit conventionnel, à une élite très à l'aise dans ce système, laissant les autres parties de la société de côté. Ce schéma scolaire se retrouve aussi dans l'entreprise, dans la société en général,  où la structure est très pyramidale.

Quand on est entrepreneur, ce n'est pas du tout cette option conventionnelle qu'il faut prendre. Si on veut transmettre le goût du risque, donc le goût d'entreprendre, ce n'est évidemment pas le schéma qui convient à l'expression du grain de folie.

La fluidité devant l'échec aux États-Unis est beaucoup plus avancée qu'en France. Il faut donc s'en inspirer.

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Est-ce qu'il y a certains secteurs d'activités où c'est plus simple de se « planter » ?

La fluidité d'internet, qui est marquée par la dématérialisation du capital rend plus « facile » l'échec, contrairement au bâtiment où il faut engager l'achat des locaux, des machines, etc. Il y a des corps de métiers où la faillite fait plus mal qu'ailleurs. Vous entrainez avec vous toute une série de sous-traitants.

Outre le côté matériel, y-a-t-il une mentalité différente dans le numérique que dans les secteurs traditionnels ?

Je pense que la mentalité vient beaucoup du métier et des conditions dans lesquelles vous exercez. Dans le monde de l'internet, on vit dans l'éphémère. Dans le monde de la construction, on vit dans le long terme, avec des investissements beaucoup plus lourds. Ça façonne donc les esprits. Dans le secteur du numérique, on peut démarrer avec pas grand-chose.

Je crois que ces nouveaux secteurs participent aussi à rendre ce raisonnement de l'éphémère, du léger, du fluide plus généralisé.  Par ailleurs, les jeunes ont également vu une certaine « banalisation » de l'échec. Autour d'eux beaucoup de gens échouent.  Cet écosystème banalise l'échec.

Est-ce que la normalisation de l'échec dans le numérique peut faire tache d'huile ?

Bien entendu. Car ce microcosme digital est en train d'entrainer l'ensemble de la société. Il n'y a pas un pan de la société qui ne sera pas touché par cette évolution. De plus, la jeune génération, qui possède cet état d'esprit prend, année après année, les commandes du pays. Ce mouvement est en marche. Il faut se demander s'il faut accélérer ce mouvement culturel ou pas.  Je pense qu'il faut plutôt être en avance qu'en retard sur la culture de l'échec.

En 2013, Fleur Pellerin a lancé la « Charte du rebond ». Qu'avez-vous pensé de cette initiative  ?

Je voue une reconnaissance totale à Fleur Pellerin. Elle a compris que ce n'est pas simplement un retard, mais une erreur d'avoir cette approche culturelle de l'échec. Elle a mis les pieds dans le plat. Elle a été la première de l'élite politique à dire que ce retard culturel est un handicap considérable en France.

Cette ministre est un peu une exception, car l'élite ne souhaite généralement pas brouiller les codes et changer de modèle. Il faut avoir conscience que, ceux qui sont à la tête de la pyramide - mais les choses sont en train de changer - voient l'échec des autres comme une réassurance personnelle. Ils se disent que ceux qui ne réussissent pas sont incompétents, et que par conséquent, ayant réussi, ils sont compétents. Qui ne cède pas à ce plaisir de dire "Je fais partie des meilleurs" ?

Il fallait être "gonflé", comme l'a été Fleur Pellerin pour attaquer ce tabou. Les élites qui parlent de ça sont rares -notamment en France-, à l'exception peut-être d'Alan Lafley, le PDG américain de Procter & Gamble. Il dit clairement que 80 % de ses décisions sont mauvaises.  Mais en les multipliant les tentatives, les 20 % qui sont bonnes permettent à son entreprise de se porter très bien.

Et dans la pratique, qu'est-ce que cette charte a changé ?

Fleur Pellerin a transformé ce constat en un fait concret, avec notamment la suppression de l'indicateur de la Banque de France 040 qui engendrait le fichage et l'impossibilité pour un entrepreneur de rouvrir un compte bancaire. On n'a pas gommé l'histoire de l'individu - il suffit d'aller sur infogreffe -, mais on a enlevé un symbole très fort et un boulet au pied à ceux qui veulent se relancer.

En attendant le réveil des pouvoirs publics qui a été long à venir, les entrepreneurs se sont eux-mêmes organisés pour aborder cette question de l'échec...

C'est une attitude d'entrepreneur. Il ne faut pas attendre des institutions qu'elles prennent toutes les initiatives. Je pense que c'est très sain que ce soit des individus qui commencent à prendre les risques, de montrer qu'on peut résonner autrement.

Ensuite, c'est aux institutions de codifier, de normaliser les lois. C'est très français d'attendre ce que le ministre ou le Président doit nous dire de faire. Les révolutions ne sont jamais parties de la tête de la pyramide.

Selon vous, quels sont les verrous sur lesquels l'État doit encore agir ?

J'en vois deux qui bloquent le rebond et qui font tous les jours des dégâts très importants. Il faut supprimer la caution bancaire personnelle et inciter à l'assurance-chômage.

D'abord la caution bancaire personnelle. Les problèmes de trésorerie incitent les entrepreneurs à gager leur maison, voir celle de leurs parents ou enfants afin d'avoir un meilleur dossier pour obtenir un prêt, souvent sur les conseils de sa banque. Quand l'entrepreneur n'a pas le choix, il accepte. Et lorsque la faillite arrive, il perd sa maison, le dernier bien qui lui reste. C'est une catastrophe même si c'est légal. Je souhaite une séparation totale entre le patrimoine personnel et les activités professionnelles.

Et c'est faisable, car lorsque la banque demande une caution bancaire, elle a une solution alternative : faire payer des taux d'intérêt plus élevés. Ou encore, il y a la possibilité de faire payer des assurances dont le montant correspond à la prise de risque que vous faites prendre à votre prêteur et qui permet  d'indemniser les banques en cas de défaut de remboursements. Les banques ont arrêté cette politique préférant mener celle des taux très bas.

Mais en prêtant à des taux d'intérêt élevés, le risque d'étranglement, et donc de faillite n'est-il pas encore plus prononcé pour l'entrepreneur ?

Justement. Un moment donné, l'entrepreneur ne va pas pouvoir emprunter, car il n'aura pas la capacité de rembourser. A un moment donné, l'incapacité d'emprunter n'est pas la seule voie de survie. Ne pas pouvoir emprunter pousse l'entrepreneur à réfléchir à d'autres alternatives.

Je crois que la fuite en avant, encourager un entrepreneur à s'endetter, de surcroît en engageant son bien personnel est une grave erreur.  C'est probablement le profil de son business qui est en cause. J'ai cette certitude par mon expérience. J'ai remis sans cesse de l'argent dans mon entreprise, faisant le combat de trop par manque de lucidité.

Ne pas pouvoir s'endetter de manière coûteuse est parfois la simple expression que les risques qu'on prend sont trop importants. Les colmater avec une rustine qui touche le bien de sa famille n'est pas possible. Il faut mettre une protection sur ce qui a été construit pas ces gens pendant des années pour constituer, la plupart du temps, un maigre capital.

Les banques ont-elles une part de responsabilité dans le mécanisme que vous décrivez ?

Oui. Par la volonté de protéger leur argent et celui de leurs clients. C'est une impérieuse nécessité qu'elles aient cette attitude prudentielle. Néanmoins, elles ont mis en place une politique très négative. Aujourd'hui, elles disent : "Votre caution personnelle est une bonne façon de voir si vous croyez à votre projet." Ça devient alors vicieux. On utilise, on culpabilise l'entrepreneur.

Il faut à un moment donné ouvrir les yeux sur des modèles économiques qui ne fonctionnent pas. Mais c'est compliqué, car l'agence bancaire locale n'a pas les compétences pour savoir si le projet est risqué, viable. Elle regarde les ratios, mais cela ne prédit pas le futur du projet.

Le monde bancaire n'est plus adapté. Aux États-Unis, 70 % des prêts aux entreprises se font par des investisseurs qui ont une meilleure compréhension qu'un employé de banque.

Vous soulignez également la nécessité d'inciter les entrepreneurs à souscrire à une assurance-chômage...

En tant qu'entrepreneurs, on se dit qu'on va gagner de l'argent, car à priori notre projet va marcher et qu'on aura la sagesse d'en mettre de côté. Mais lors des premières années, on gagne peu ou pas d'argent. Il y a donc un grand risque de faillite - qui peut arriver très vite, avec la possibilité de se retrouver au RSA. Il y a la possibilité de se retrouver dans une situation folle par rapport à la volatilité du monde dans lequel on se trouve.

L'assurance-chômage du dirigeant devrait être obligatoire. Comme ce n'est pas du tout populaire, la seule chose qu'on peut faire, c'est inciter les dirigeants à en prendre une. Elle ne coûte que lorsqu'on a un problème. Mais lorsque celui-ci arrive, on ne se souvient pas des mensualités qu'on a versées. Ce petit pactole accumulé, bloqué, on le remettrait dans l'affaire quand elle aurait des difficultés.  Il s'agit avant tout de protéger sa famille.

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Commentaire 1
à écrit le 14/11/2014 à 18:27
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Bravo et mercis pour ce échange plein d'espérances. L'expérience est un capital.

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