Jean-Marc Cornut : "Nos entreprises pâtissent du sale boulot que ne font pas les politiques"

Secoué par la réduction des budgets de l’État et des collectivités locales, le secteur des travaux publics entre dans une période incertaine. Jean-Marc Cornut, président de la Fédération régionale des travaux publics de Rhône-Alpes, revient sur le malaise de la profession. Et incite les collectivités à continuer d’investir dans les infrastructures et à s’interroger sur leurs dépenses de fonctionnement.

Acteurs de l'économie : Le 16 octobre, des manifestations des entreprises de travaux publics étaient organisées un peu partout en France et notamment à Lyon. D'habitude, quand les travaux publics sont dans la rue ce n'est pas pour manifester.

Jean-Marc Cornut : Cette manifestation était en effet une première. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Depuis plus d'un an, nous alertons les élus sur la baisse des investissements publics. L'observation de nos indicateurs économiques à la fin septembre, c'est-à-dire les lots d'appels d'offres pour l'ensemble de nos métiers, est symptomatique : nous constatons, pour l'ensemble de nos clients et des départements, qu'ils sont en chute de 20 à 40 % par rapport à 2013, avec une moyenne de - 27 %.

Cela va représenter pour Rhône-Alpes un affaiblissement de la commande publique de 700 millions d'euros. Je ne connais aucun secteur qui serait capable de franchir un tel cap sans conséquences. C'est un recul sans précédent, sachant que la commande publique représente 75 % de notre chiffre d'affaires. Pour l'heure, il n'y a pas de prise de conscience par nos décideurs politiques du poids économique que nous représentons. Nous le déplorons et les invitons à changer de position : car quand ils prennent une décision, quelle qu'elle soit, ils impactent nos entreprises.

Aujourd'hui, tout le monde se renvoie la balle. L'État dit : "je me désengage. J'ai moins d'argent donc je ne soutiens plus les collectivités". De leur côté, celles-ci répliquent : "comme l'État baisse nos dotations, nous n'avons pas de marge de manœuvre". Notre secteur est prisonnier de ce jeu politique derrière.

Vous estimez entre 7 000 et 9 000 le nombre d'emplois qui pourraient disparaître. Comment arrivez-vous à ce calcul ?

1 million d'euros de travaux représentent six emplois directs et jusqu'à quatre emplois indirects. Donc, rapporté à 700 millions d'euros de réduction, cela constitue 4 200 emplois directs et 3 500 emplois indirects, soit plus de 7 700 emplois dans la "filière". Et par "filière" j'entends les emplois dans les entreprises de TP, mais également dans l'ingénierie, les industries associées, les carrières, les fabricants de matériaux. Tous sont directement menacés.

Comprenez vous, malgré tout, la nécessité pour l'État et les collectivités territoriales de se désendetter ?

Participer à la réduction de la dette, nous sommes parfaitement conscients de cette nécessité. Mais il y a un problème de rythme. Faisons des paliers, par exemple de 5 % par an, ce qui permettrait aux entreprises de s'adapter. Dans ce cas, nous aurions, certes, des départs non remplacés et des embauches très sélectives. Mais les conséquences sur l'emploi à terme seraient moins violentes. Reconsidérer le rythme du désengagement, c'est une piste à privilégier.

Deux types de dette se sont face : celle d'investissement et celle de fonctionnement. La première est une dette d'avenir, qui permet de créer de la richesse, des emplois : c'est une bonne dette. Mais en matière de dette de fonctionnement, les politiques n'agissent pas. Finalement le sale boulot que ne veulent pas faire les politiques, ce sont nos entreprises qui vont en pâtir.

La structure du marché veut que nous soyons majoritairement mono clientèle. Quand vos principaux clients se donnent le mot pour réduire les dépenses, ils prennent des décisions. Mais en réduisant de façon aussi forte la commande publique, cela a forcement un impact qui se traduit immanquablement par des pertes d'emplois. Nous sommes devenus, en réalité, des variables d'ajustement.

Les politiques doivent-ils faire un choix entre vos emplois et ceux des collectivités ?

Un peu oui. Si une collectivité décide d'investir 30 % de moins, on sait que dans cette collectivité des gens élaborent les projets et surveillent les travaux. Que deviennent-ils s'il n'y a plus de chantiers ? À un moment donné, il n'y a plus adéquation entre ces agents territoriaux et les missions qu'ils doivent assumer. Les collectivités auront à exercer des adaptations de leurs personnels .

Baisse des dotations aux collectivités et dans le même temps cafouillage sur les financements de l'entretien des infrastructures de transports avec le feuilleton de l'écotaxe : qu'avez-vous pensé de ces atermoiements ?

L'écotaxe était un bon impôt. Il est normal que ceux qui usent le plus les routes participent à l'entretien. Le problème est que cette bonne idée s'est heurtée à une overdose d'impôts.

Conséquence : cela a mis à sac le rôle de l'Agence de financement des infrastructures de transports. La taxe a été abandonnée, puis est apparu le péage autoroutier, pour finalement en arriver cette année à une hausse du prix du gasoil. Ce que nous souhaitons maintenant, c'est que l'État soutienne l'entretien des infrastructures, et trouve à tous prix des recettes pérennes. D'autres solutions peuvent être explorées, comme la contribution des sociétés autoroutières.

Pour soutenir nos entreprises, nous proposons également le remboursement anticipé de la TVA pour les communes qui investissent. Les travaux financés par une commune sont assujettis à la TVA. Aujourd'hui, cette commune récupère la TVA deux, voire trois ans après le chantier. L'idée serait qu'elle puisse la récupérer dans l'année des travaux. Ce serait incitatif, même s'il faut reconnaître que cela peut poser des problèmes de trésorerie à l'État.

N'y a t-il pas aussi un problème d'image? Dans l'opinion, vous êtes souvent perçu comme des faiseurs de ronds-points...

Les ronds-points, c'est caricatural. Nombre de projets sont indispensables, y compris au-delà des infrastructures nouvelles dans le domaine des transports ou télécommunications... La problématique de l'entretien du patrimoine est clé. Il existe une méconnaissance du public et des élus sur ce patrimoine dont on voit bien qu'il n'est pas entretenu. Prenez les réseaux d'eau, personne ne les voit. Or le taux de fuite moyen est de 25 %. Voilà un bon exemple de la nécessité d'assurer l'entretien. Mais lorsqu'un édile refait un réseau d'eau, qui donc s'en rend compte ?

Jean-Marc Cornut

En matière de réduction des déficits, l'Europe joue un grand rôle. Sur le plan des investissements des grandes infrastructures, ne doit-elle pas être davantage présente ?

L'Europe y travaille, mais il faut aussi que les états eux-mêmes s'engagent. On le voit par exemple sur le Lyon-Turin. Sur des projets beaucoup plus modestes, à dimension locale, quand nous dialoguons avec la Caisse des Dépôts ou la Banque Postale, l'argent ne manque pas.

C'est un réflexe qui a été mis dans la tête des élus, porté par l'État : il faut se désendetter ! Y compris pour des communes et grandes métropoles dont les finances sont saines. C'est devenu une fausse bonne excuse, développée par des élus soucieux d'une gestion de bon père de famille. Dans certaines communes, il n'y a plus d'ambition, alors que les besoins sont immenses. Et actuellement, les taux d'emprunts sont bas et nos prix également. Si vous faites une ligne de tram, sur 30 ans l'amortissement de la dette n'est pas énorme.

Le pays aujourd'hui souffre davantage d'une question de fonctionnement que d'investissement. En vérité, les collectivités locales n'ont pas, je pense, l'ADN de la chasse aux dépenses inutiles.

N'existe-t-il pas une surdépendance de vos entreprises à la dépense publique ? Avec le temps vos entreprises ne se sont-elles pas installées dans un certain confort ? Le déclin s'est amorcé il y a maintenant plusieurs années. Pourquoi ne pas se tourner d'avantage vers le privé ?

Le privé représente 25 % à 30 % de notre activité. La structuration du marché fait que ce n'est pas le privé qui tire le marché public, mais l'inverse. Il existe certainement sur certains projets une initiative privée plus forte. Le Grand Stade à Décines est un exemple typique de projet privé escorté par des investissements publics : or il fait couler beaucoup d'encre...

Cette mono dépendance est une difficulté de nos entreprises, mais cela a été aussi une force. Nos grands groupes sont devenus des références au niveau mondial, mais maintenant nous avons cette faiblesse, quand la commande publique s'effondre.

La dépense publique a été librement consentie. Est-ce que l'on a trop équipé notre pays ? Je ne crois pas. Si l'on pose de la fibre, c'est qu'il y a un besoin.  Mais il faut que nous soyons un peu plus imaginatifs dans nos entreprises. Car nous avons une urgence à gérer : passer l'année 2015. Sans parler de plans sociaux, il faut que nous ayons plus de flexibilité dans nos entreprises. Nous allons rencontrer la direction du travail pour assouplir les plans d'activité partielle. Et dans nos structures, nos bureaux d'études, nous devons donner davantage de souplesse dans certains contrats. Prenons exemple sur l'industrie.

Jean-Marc Cornut

Sur les contrats de travail, cela signifie-t-il que vous être plutôt favorable à une évolution du CDI tel que le Medef le propose ?

Des contrats de projets pourquoi pas, ou en tout cas des CDI aménagés qui peuvent permettre d'absorber une période de sous activité. Il faut y réfléchir, trouver une certaine forme de contrat qui laisse plus de liberté. Donnons de la souplesse aux entreprises, faisons-les respirer, cessons de les enfermer dans un carcan trop administratif . 90 % de nos adhérents ont moins de 20 salariés, le dirigeant doit tout faire, il faut donc faire simple.

Cette crise exhorte-t-elle à être bien davantage innovant ?

Nous n'avons pas attendu la crise pour être innovants, et cela nous poussera sans doute à encore plus d'innovation à l'avenir. Toutefois aujourd'hui, l'enjeu est tel qu'il faut faire des choix. La tendance peut être à laisser un peu de côté l'innovation, c'est dommage, mais il faut gérer l'urgence. Des entreprises n'ont absolument aucune visibilité pour 2015 et vont avoir du mal à finir 2014... : voilà la réalité.

Cela peut pousser des entreprises à opter pour le travail au noir...

Nos entrepreneurs ne sont pas dans cette logique-là. Le risque existe, mais il est tellement dangereux et les conséquences peuvent être si graves...

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Commentaires 3
à écrit le 24/10/2014 à 22:09
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Rien à rajouter Tout est dit et bien dit.

à écrit le 24/10/2014 à 9:52
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et tous ces étrangers que ces entreprises ont fait rentrer en France au détriment de ceux en place ...que vont-ils en faire.. messieurs les entrepreneurs ,? ce n'est pas aux citoyens de payer pour vous !

à écrit le 23/10/2014 à 20:55
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Ce monsieur oublie que beaucoup de collectivités font plus avec moins comme le privé avec burn out et des semaines à 60 heures pour pas mal de cadres.

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