Jean Viard :  "le pouvoir sur le temps, c'est le pouvoir sur la vie"

C'est le paradoxe de notre époque : nous n'avons jamais gagné autant d'heures de vie. Mais au quotidien, nous manquons de temps, happés par le rythme effréné imposé par les nouvelles technologies. Sommes-nous condamnés à vivre sous le joug de ce temps accéléré ou peut-on, encore, être libre de s'en affranchir ? Autant d'éléments analysés par l'impertinent sociologue Jean Viard, spécialiste de la question du temps et de l'espace, lors du dernier Seb Talks organisé en partenariat avec Acteurs de l'économie-La Tribune. Extraits choisis.
Jean Viard

Disposons-nous de moins de temps qu'avant ?

"Concrètement, non. Pour mieux le comprendre, parlons en heure. La quantité est plus parlante, car si je vous annonce 85 ans, vous ne verrez qu'un vieux !

De l'An zéro à la Guerre de 14, le capital de vie était de 300 000 heures. Nos grands-parents disposaient d'un capital de 500 000 heures. Et notre espérance de vie moyenne actuelle est de 700 000 heures. Une petite-fille, née aujourd'hui, a d'ores et déjà acquis un capital de 800 000 heures de vie.

Par rapport à nos grands-parents, nous avons gagné 3 heures de vie par jour passés. Et comme nous dormons 3 heures de moins, nous avons en réalité gagné 6 heures."

Utilisons-nous tout ce temps pour travailler ?

"Nous travaillons, mais beaucoup moins ! On y consacre 67 000 heures (10% de nos vies) mais nos grands-parents y consacraient 200 000 heures. Il ne leur restait pas grand temps pour apprendre, aimer, militer, croire...

Quand on enlève le sommeil, le temps des études, il nous reste encore 400 000 heures à utiliser !

Avec ce temps gagné, on fait plus de choses, inventées par la société de consommation et de loisirs. L'offre de choses à faire est devenue pléthorique. On passe encore 100 000 heures devant la télévision et les écrans..."

Viard

Jean Viard et Bernard Jacquand (Laurent Cerino - ADE)

Alors, pourquoi cette sensation que le temps s'accélère ?

"Peu à peu, la bataille pour la vie la plus longue possible s'est imposée. C'est une course à l'innovation pour cette vie toujours plus longue. Actuellement, 4 générations cohabitent, ce qui modifie en profondeur les équilibres traditionnels de la société.

Certes, on a désiré l'avenir, on pense le futur. Mais cette idée du futur ne doit pas nous empêcher de vivre ce présent. On veut gagner du temps pour l'atteindre en accélérant son usage.

Cela pose également la question des modèles : l'individu n'est plus dans une case. Avant, le modèle d'une vie réussie, c'était un mariage, des enfants, un CDI, une maison individuelle en périphérie des villes et 2 diesels. Aujourd'hui, 63% des bébés naissent hors mariage, un mariage sur 2 à Paris se défait avant 5 ans : on veut du neuf, du sens !

Autant de nouveaux problèmes qui pèsent sur les logements, les modèles anciens, les territoires. A défaut de cette bataille-là, on se reporte sur la course au temps. Car on peut encore facilement gagner 8 000 heures de vie.

Désormais, tous les temps se télescopent : on fait ses courses au bureau, on travaille en vacances, on utilise Meetic aux heures de travail, et on innove à la machine à café. Ce qui n'est pas mauvais pour l'innovation en soi !

Perdre son temps, c'est un temps où l'on pense ! Et les augmenter, c'est autant de temps consacré à la créativité, à l'innovation nés hors du joug de la contrainte."

Viard

L'auditorium du groupe SEB à l'écoute (Laurent Cerino - ADE)

Comment prendre de la distance par rapport à la technologie ?

"Nous ne sommes qu'au début d'une révolution puissante, pas à la fin ! Et la maîtrise de ce bouleversement, dont on ne connaît pas encore l'impact, est un enjeu central de société. Il est désormais compliqué d'être un individu, tant nous sommes, par exemple, tous émus au même instant.

Chaque nouveau système modifie l'homme, nous avons fabriqué une nouvelle génération connectée, il est effrayant que l'école n'ai pas encore inclue la sphère du numérique !

Dans ce contexte, il faut réapprendre à s'ennuyer. Apprendre à remettre du vide dans sa vie sans en avoir peur. Car le pouvoir sur le temps, c'est le pouvoir sur la vie. L'homme passe dans le temps : il faut en faire ce que l'on veut, sinon on sera aliéné par la consommation.

Cela peut-être du yoga, de la lecture, de la marche, du temps en famille, du jardinage. Depuis la fin de la guerre, on note un pourcentage constant de personnes qui ont la volonté d'avoir leur propre jardin... Il faut se construire son propre rituel, qu'il soit individuel ou collectif."

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