[TUP 2015] La plaidoirie d'Eric Dupond-Moretti à l'épreuve de l'état d'urgence

Quelques semaines après l'indicible qui a ensanglanté Paris et quelques jours avant celui qui pourrait conclure le scrutin électoral dans au moins deux régions, la parole de l'avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti porte une résonance inédite. Son examen minutieux du diktat hypermoralisateur qui a gangréné justice et société françaises, est mis à l'épreuve de l'état d'urgence et d'une actualité éruptive. Il en débat le 3 décembre à l'Université Lyon 3, dans le cadre de TUP 2015 organisé par Acteurs de l'économie - La Tribune.

« Ai-je encore le droit de dire publiquement, sans être vilipendé, que le voile fracture le socle de valeurs communes qui « fait » société et nation françaises ? Ai-je le droit de considérer inadmissible que quelque musulmane intégriste refuse de prêter serment à la barre du tribunal au motif qu'elle réserve ce privilège au seul Coran ? Ai-je le droit de réclamer des immigrés les mêmes efforts d'intégration - apprentissage de la langue, respect des coutumes - auxquels ma mère s'est conformée lorsqu'elle a quitté l'Italie ? Ai-je le droit de citer Sénèque exhortant les voyageurs vers Athènes à « s'habiller comme des Athéniens » ? Ai-je le droit d'adouber une pensée d'Alain Finkielkraut, de détester le rap, de condamner l'abandon du latin et du grec au collège, sans être considéré comme un affreux « réac' » ?

Les vraies questions

La société contemporaine crève de ne pas oser, d'être emprisonnée dans des contingences morales qui ferment la porte à l'exploration impartiale de sujets de société fondamentaux. Résultat, des débats publics sont tus, et d'autres, aussi sensibles que « l'identité nationale », se concluent par des tombereaux d'insanités et de haine. Doit-on abandonner à Marine Le Pen l'exclusivité des solutions ? Choisit-on de contourner ou d'affronter les écueils ? Préfère-t-on infecter ou revivifier le vivre-ensemble ? Voilà les « vraies questions » que soulèvent et cristallisent les attentats de janvier 2015. » Ces « vraies questions », Eric Dupond-Moretti les rapporta à Acteurs de l'économie en juin dernier. Cinq mois avant que la barbarie fondamentaliste ensanglante Paris, endeuille la France, défie toutes les démocraties. Et nécessairement, au lendemain de cette déflagration comme à la veille d'élections qui notamment dans « sa » région, le Nord Pas de Calais Picardie, pourraient couronner le Front national, ces « vraies questions » sont d'une acuité toute particulière.

Spirale infernale

Qu'indiquent-elles, en réalité ? Que la société est embarquée dans une spirale délétère, coupable de masquer, de maquiller, de taire les réalités et mettant ainsi en danger la préservation de ce qui fait société, fait réciprocité, fait vivre ensemble. Cette spirale, provoquée en premier lieu par le manque de courage, cultive puritanisme et hygiénisme, normatisation et règlementation, stigmatisation et punition, uniformisation, aseptisation et victimisation dans de telles proportions qu'irréversiblement le périmètre de liberté se contracte, le champ de responsabilisation rétrécit. Ainsi se laisse-t-on déposséder du pouvoir d'arbitrer et de décider, du droit à l'insubordination et à la subversion, de la liberté d'oser, de transgresser et d'être soi. Ce carcan qui oppresse méthodiquement et insidieusement, a pour nom hypermoralisation, dont les principaux effets sont de juger, de marginaliser, de contingenter, in fine d'obstruer le ciment même de la démocratie : la possibilité et la liberté de regarder, de dire, et de mettre naturellement ce que l'on est et ce que l'on pense en perspective des autres, de tous les autres sans être jugé ou frappé d'ostracisme.

Les "bonnes" règles de vie

Qui d'autre que moi-même et moi seul peut déterminer ce qui est bien et mal pour moi ? En quoi devrais-je confier à l'Etat et aux institutions le soin de déterminer « mes » bonnes règles de vie ? Faut-il toujours désigner un coupable aux échecs ? N'ai-je pas le droit de fumer en toute conscience des risques si j'aime fumer ? Lundi 30 novembre, lors d'une autre conférence organisée dans le cadre de TUP cette fois sur le thème de Bien manger et bien boire (avec Anne-Sophie Pic et Bruno Parmentier), une autre alerte était lancée sur les méfaits de la moralisation, cette moralisation ourdie par la cohorte de médecins, d'assureurs, de législateurs et qui exerce une pression considérable sur le droit au plaisir, à l'excès, au déraisonnable. A quand une étiquette « Boire tue » sur une bouteille de Chateauneuf-du-Pape ? L'hypermoralisation ronge bel et bien toutes les strates de la société.

« Racisme à rebours »

Et l'absurde est sans limite, jusqu'à nourrir avec efficacité le substrat idéologique et électoraliste du Front National. Ce Front National à la tête duquel « le père s'occupait des juifs et la fille s'occupe des arabes mais tous deux dans un ADN strictement identique », ce Front National qui se délecte de la couardise, de l'incompétence et des stratégies des gouvernants politiques, gauche en tête, qui ont laissé en friche ou ont enseveli des problématiques de société majeures abandonnées aux seuls remèdes frontistes. Prestations sociales des immigrés, indigence du langage qui empêche de faire lien, incivilités et violences, zones de non droit, trafics de toutes sortes, hymne national déchiré, mais aussi « racisme à rebours » par la faute duquel « et par peur d'être taxé de « facho », on n'ose surtout pas réprimander le serveur noir qui a renversé le café sur votre pantalon, alors que s'il avait été blanc... ».

Progrès atrophié

Oui, le jugement moral pave la dictature de la pensée unique et du politiquement correct, il légitime le culte sécuritaire et le très contestable principe de précaution, il privilégie la globalisation des consciences à la singularité de chaque conscience ; le jugement moral préfère nier les aspérités, les altérités, les souffrances simplement parce qu'elles dérangent, il favorise la cécité sur l'objectivation des situations ; en comprimant la possibilité d'imaginer, d'oser, d'entreprendre, de contredire, de risquer, le jugement moral atrophie le progrès et fait le lit aux dégradations humaines, sociétales et même civilisationnelles les plus préoccupantes.

Anarchie

Comment s'interroger soi-même, comment inviter chacun à s'interroger et comment interroger la société, si un pan entier de ce qui fait soi-même et de ce qui fait société est aliéné, vassalisé aux interdictions et anathèmes de toutes sortes ? Comment s'étonner alors qu'un quart des Français, et dans certains territoires, jusqu'à la moitié de la population, se prépare dimanche 6 décembre à honorer l'idéologie populiste, démagogique, xénophobe, liberticide, ségrégationniste ? Si l'humanité de ce qui fait société, de ce qui fait commun est à ce point menacée, le diktat de l'hypermoralisation y concourt avec force. Eric Dupond-Moretti a sans doute raison de se revendiquer anarchiste, parce que l'anarchie semble constituer le plus efficace rempart à l'invasion moralisatrice.

L'exemple DSK

Et tout cela, bien sûr, est à mettre en perspective du fonctionnement de la justice. Oui, l'état de la santé de la société et celui de la justice à bien des égards se juxtaposent. Les exemples que l'avocat pénaliste recordman des acquittements et à ce titre surnommé Aquittador peut égrainer sont pléthore. Retenons en deux. Le jugement des pratiques sexuelles, qui pourtant relèvent de la sphère la plus intime dès lors bien sûr qu'elles ne contreviennent pas à la loi. Or, là encore, du droit à la morale, les magistrats comme la société bien pensante franchissent allègrement le pas. Le procès du Carlton en fut la démonstration, jusqu'au ridicule : lorsqu'il indiqua que Dominique Strauss-Kahn ne pouvait ignorer que les rapports étaient tarifés puisqu'ils étaient de nature sodomique, le juge recourut à un argument moral non seulement inapproprié, mais qui en plus en dit long sur sa propre sexualité !

Psychiatrisation tentaculaire

Seconde illustration, le statut de victime, selon l'avocat si disproportionné qu'il pollue l'exercice et appauvrit l'âme du procès pénal, désormais réduit à la catharsis du règlement psychiatrique des douleurs des victimes. Ce que d'ailleurs le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, peu suspect de mépris pour la cause des victimes, reconnaît lui-même dans un récent ouvrage, L'incroyable exploitation du trauma, y fustigeant la psychiatrisation irrationnelle de tous et de tout, immédiatement et partout, sans limite ni discernement. Reste à savoir, chez Eric Dupond-Moretti, si l'Homme qu'il est observe les décisions de justice selon la même règle d'absolue imperméabilité entre le droit et la morale que l'avocat applique scrupuleusement. Qui donc n'est pas écoeuré par des décisions à la fois juridiquement justes et moralement injustes, comme lors d'acquittements ou de remises en liberté pour vice de procédure ? « Que de temps en temps un coupable échappe aux mailles du filet, je m'en félicite, car cela signifie que le doute a profité au justiciable », rétorque Eric. Cela fera tousser, cela surtout nourrit le débat, fondamental, sur ce qu'est « la juste justice ».

Etre résistant

La parole, la colère, les combats du résistant Eric Dupond-Moretti ont une portée et lorgnent un idéal qui dépassent le seul périmètre de la justice. Car ce qu'il veut dire interroge en premier lieu l'humanisme de l'humanité. Celui qui aime et doit séduire les jurés dans une « relation de confiance », celui dont la trajectoire de vie, cahoteuse, cabossée, irrégulière, tout simplement vivante, façonne une manière singulière et « tripale » d'exercer la justice, aspire à une société plus généreuse et moins inégalitaire, plus exigeante et moins stigmatisante. Une société qui déploie tous les moyens pour donner accès à la connaissance, à la culture et à un vocabulaire commun, pour éveiller, faire grandir, rendre responsable et éduquer le plus grand nombre de citoyens, pour que la loi du fort cesse d'humilier les perdants et d'affaiblir les plus vulnérables. Pour que solidarité et fraternité, altruisme et empathie soient des réalités bien réelles et dominent le repli sur soi, l'égoïsme, la peur des autres. Pour que le pardon s'impose à la vengeance, l'apaisement à l'éruption.

L'état d'urgence à l'épreuve

Qu'est-on capable de faire ou de renoncer à faire lorsque la liberté et l'humanité (les siennes et celles des autres) sont en péril ? Cette question escorte Eric Dupond-Moretti dans son exploration de la justice et de la société. Et elle est d'une gravité toute particulière dans ce moment post-attentats qui questionne le fonctionnement de la démocratie et celui de la justice articulés avec l'exercice de la liberté et de la responsabilité individuelles. « L'absolue disproportion des premières condamnations « post Charlie » a illustré la force de frappe de la pression populiste invisible, pratiquée conjointement par une partie de la population et de la classe politique. Le contexte est à « cogner » de plus en plus fort, la justice est devenue folle et finalement muselle le fond du sujet : pourquoi un jeune de 20 ans préfère-t-il partir mourir en Syrie que vivre dans son pays ? » Voilà ce qu'Eric Dupond-Moretti indiquait dans nos colonnes juin dernier. A la lumière des nouveaux événements qui ont terrassé Paris, maintient-il le même examen ? Les mesures constitutionnelles, policières, judiciaires et guerrières appliquées depuis trois semaines sont-elles adaptées à la triple nécessité de juguler le risque terroriste, de ne pas enflammer les tensions « inter » (ethniques, religieuses, sociales), de sanctuariser l'espace de liberté ? Décidément, ce qui fait justice fait bien société. Et vice-versa.

Vidéo : Suivez en streaming la master class d'Eric Dupond-Moretti

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Commentaire 1
à écrit le 03/12/2015 à 10:16
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Enfin les bonnes questions sont posées ! Pourquoi faudrait-il choisir entre une classe politique et intellectuelle" liberticide "( left-wing libertaniasnism) ou abuser du" droit de précaution" ? Existe-t-il une voie entre Michel Onfray et Hans Jona...

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