Entreprendre, vraiment que du bonheur ?

Il a 88 ans et est philosophe. Elle en a 28 et crée tous azimuts (Women'up, Boson Project). Soixante ans et tout de leurs trajectoires les séparent. A priori. Car en réalité, leurs réflexions, leurs explorations, et leurs réalisations épousent un même « bonheur d'entreprendre ». Mais coule-t-il bien de source ? Ils en débattront à EMLYON le 27 novembre, dans le cadre de Tout un programme, lors d'un dialogue qui s'annonce (très) haut en couleurs.

Fallait-il ponctuer le titre de cette conférence d'un point d'interrogation ? L'hésitation ne fut pas longue. Tout entrepreneur exposé aux réalités ou plutôt aux injonctions économiques, sociales, managériales peut témoigner d'une existence bien davantage de combat que de sérénité, de renoncements que de victoires, de déconvenues que d'accomplissement. Un environnement oppressant, douloureux et parfois mortifère - comme l'attestent le nombre de suicides au sein de la « famille entrepreneuriale » ou les remarquables travaux du laboratoire Amarok dévolu à la santé des entrepreneurs.

Pour le meilleur et pour le pire

L'entrepreneur et l'entreprise étant très souvent - trop souvent ? - indivisibles, la reconnaissance et le statut sociaux, la récompense matérielle, l'épanouissement et le rayonnement, la perception de construire, le sentiment d'être utile qu'éprouve le premier sont tout entier conditionnés à la trajectoire de la seconde. La réalisation humaine de l'un se confond avec, se dilue dans celle, en premier lieu économique et financière, de l'autre. Pour le meilleur et donc pour le pire, comme lorsque l'échec économique de l'entreprise recouvre puis enveloppe puis étouffe l'entrepreneur, alors dévasté par l'échec de lui-même, de ce qu'il est intrinsèquement dans sa réalité d'être humain. Un spectre repoussé, et il s'agit là d'un merveilleux privilège, lorsque la nature de l'activité comporte un sens, une justification, une utilité altruistes dans les veines desquelles l'entrepreneur et ses collaborateurs recueillent matière à se réaliser indépendamment des critères de reconnaissance dominés ou plutôt pollués par les chiffres, infectés par la logique marchande et pécuniaire.

Sortir de l'enfermement

Robert Misrahi en est convaincu : au-delà de la discipline de distanciation que chaque entrepreneur doit apprendre à cultiver, ce qui sauvegarde les bâtisseurs d'entreprise a pour nom la philosophie. Grâce à elle, que le disciple de Spinoza résume à « la réflexion sur les conduites les mieux à même de mener à l'accomplissement », les entrepreneurs peuvent sortir de l'enfermement et ne pas « se » réduire à un simple agent économique, ils peuvent conserver une liberté intérieure et maintenir la signification de ce qu'ils conçoivent, ils peuvent engager avec lucidité les révolutions nécessaires - même douloureuses, même sacrificielles. Ils se retrouvent comme « individus humains » et alors peuvent explorer puis ausculter puis s'approprier les ressorts du « bonheur d'entreprendre ».
Car en dépit des contextes funestes auxquels tout entrepreneur est assujetti, imaginer, oser, risquer, ensemencer, bâtir, partager, essaimer permet de déposer dans sa conscience et dans son âme, et osons le dire : dans son cœur, le substrat de l'accomplissement. Cela à certaines conditions, pour la plupart idéalistes, illusoires, utopiques. Mais tout entrepreneur le sait : rien n'est plus motivant qu'approcher l'inaccessible et le rêve.

Jouissance de vivre

Ces conditions interrogent en premier lieu la notion même du bonheur. Qu'est-ce que le bonheur ? Et pourquoi entreprendre est-il bonheur ? Le bonheur n'est pas la satisfaction immédiate, il est la réalisation des désirs une fois passés au crible de la réflexion et, le résume ainsi Robert Misrahi, il produit ou résulte de trois manifestations de jouissance : l'autonomie intérieure, grâce à laquelle on est le créateur de sa pensée et de sa vie, la joie d'amour - mais pas un amour-combat, un amour-rivalité, un amour calcul, un amour-compétition comme le promeut la société marchande, non un amour généreux, gratuit, donateur, un amour qui privilégie la réciprocité à la réversibilité. Enfin, la jouissance de vivre, une jouissance contemplative et créatrice sans laquelle on ne peut prendre conscience de soi et de ses facultés, on ne peut constater le bonheur d'être là, vivant.

Connaître le bonheur, un droit constitutionnel

Le bonheur questionne un champ infini de préoccupations. Dans un livre, titré Tous debout !, qu'Acteurs de l'économie - La Tribune publie début décembre et dans lequel figure Robert Misrahi, le bonheur est évoqué par la quasi-totalité des dix-sept personnalités interviewées. Jérôme Colrat, président du Samu social, est porté par « le bonheur d'aller vers les autres », le sociologue Jean Viard explore « l'écart des bonheurs » d'un siècle à l'autre, Christian Streiff, victime d'un AVC alors qu'il était aux commandes de PSA, a redécouvert le « bonheur d'être », l'anthropologue Françoise Héritier prophétise un « nouveau bonheur » dans le sillage d'un rapport hommes-femmes renouvelé, le philosophe Alain Finkielkraut circonscrit le « bonheur à une aspiration, un idéal, une chance », le neuropsychiatre Boris Cyrulnik conditionne à la dictature « un bonheur, celui d'être dans la servitude », les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot jugent que le capitalisme consume « le bonheur authentique, désintéressé, collectif », l'océanographe Gilles Bœuf imagine une « ville idéale » propice au « bonheur d'être ensemble »...

Ce livre ne porte nullement sur le bonheur, et pourtant le bonheur forme un fil conducteur invisible. A l'instar de ce qu'il constitue dans le cheminement, notamment spirituel, d'humains. « Le droit de l'être humain à connaître le bonheur » ne figurait-il pas dans une version, finalement non retenue, de la Déclaration des droits de l'homme ?

Vivre un bonheur commun

Le bonheur non seulement d'être entrepreneur mais surtout d'entreprendre dans son acception la plus élargie, a pour germe le désir, mais un désir qui n'est pas égotiste, un désir qui détermine la volonté d'être dans la relation à l'autre, d'accepter que l'autre constitue la raison de vivre, d'enraciner l'acte d'entreprendre dans le principe, inaltérable, de reconnaissance, de considération, de réciprocité. C'est-à-dire la reconnaissance de sa valeur par autrui et la reconnaissance, par soi, de la valeur d'autrui, dans le sillage desquelles prospèrent la collaboration et la construction d'actes tournés vers l'ambition de vivre un bonheur commun. Le bonheur d'entreprendre a pour germe le désir, mais aussi pour condition d'accepter qu'on est seul maître de son sort, qu'on a la responsabilité de son sort.

D'objets à sujets

Le bonheur d'entreprendre réinterroge également les modèles organisationnels et managériaux, il permet même d'imaginer de nouvelles formes de démocratie, puisqu'il considère l'ensemble des collaborateurs d'une valeur humaine et morale strictement égale, et cela quelle que soit leur contribution professionnelle. A toutes ces conditions, l'entrepreneur, les collaborateurs, l'entreprise elle-même, et l'ensemble des autres parties prenantes ne sont plus objets mais sujets. Ce sujet que le sociologue Alain Touraine considère être la consécration, l'aboutissement les plus ultimes, et qui permet à l'entreprise elle-même d'être un corps vivant, une œuvre commune, un terrain individuel et collectif d'utilité.

Ambivalent libéralisme

Cette vision du bonheur d'entreprendre est certes idéaliste. Elle n'est pas un dogme, et d'ailleurs chacun est parfaitement libre de la contester. Mais elle est humaniste. Et donc inaccessible, surtout dans un contexte de libéralisme qui n'est pas sans méfaits ni dangers. Certes, le libéralisme porte en lui d'immenses vertus entrepreneuriales, comme la stimulation, l'émulation, la liberté d'oser, le dépassement de soi, le sens de la responsabilité. Mais il a sa part d'ombre, en premier lieu l'exploitation, l'instrumentalisation, la domination de l'autre. Insuffisamment régulée, la concurrence peut même être « la ruine de la véritable indépendance intérieure », comme l'estime Robert Misrahi. Les manifestations sont multiples, et les illustrations occupent chaque page des journaux économiques. Exemples ? Les OPA hostiles, ces mariages forcés qui plongent dans l'abîme des entreprises bien portantes victimes de la rapacité de leurs prédateurs. La manière dont le groupe LVMH aura tenté, finalement en vain, de déstabiliser le corps actionnarial et social d'Hermès pour l'affaiblir et espérer dévorer une proie devenue vulnérable, est un cas d'école.

A l'école , Emmanuelle Duez, était il y a encore peu. La mise en perspective de sa foi entrepreneuriale, c'est-à-dire de son jeune et fougueux bonheur d'entreprendre, sur les convictions éclairées et tout aussi audacieuses d'un philosophe octogénaire, promet un savoureux échange.

Entreprendre : que du bonheur ? Conférence le 27 novembre à 12h15 à l'EM LYON

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