Covid-19 : "Nous sommes aujourd’hui face à un cas machiavélien"

LE MONDE D'APRES. De la philosophie pour prendre de la hauteur sur la crise sanitaire qui secoue la France. En cette période de confinement où entreprises et salariés sont contraints de fonctionner différemment, quel pourrait être l’impact de cet épisode sur le modèle de notre société demain ? Quelques éléments de réponse avec Thierry Ménissier, professeur de philosophie et responsable de la chaire Ethique et IA à l’Université Grenoble Alpes (UGA).
(Crédits : DR)

La Tribune - Depuis l'annonce d'une mesure de confinement, la société française ainsi que les entreprises semblent avoir pris la mesure, d'un coup, de l'ampleur d'une menace. Comment analyse-t-on les réactions face à une crise aussi inédite ?

Thierry Ménissier - Il faut dire que les grandes sociétés sécularisées, qui fonctionnent sans être dominées par une religion d'État, vivent très difficilement ces périodes de grandes maladies et de pandémies. Il suffit de se tourner vers le fondateur du protestantisme, le professeur de théologie Martin Luther qui voyait, dans l'épidémie de peste survenue en Allemagne, la main de Dieu. Dans ces sociétés, l'activité humaine était en effet relativisée et même si la pandémie le rappelait de manière vive, tout le monde en avait conscience.

C'est très différent dans nos sociétés actuelles, qui n'obéissent pas à un principe religieux et où le désarroi a l'air plus grand, car elles sont tournées autour de trois champs, que sont le politique, l'économique, et le domestique. Dans ce cas, la maladie et l'effet de blocage qu'elle induit, provoque un effet de sidération. Nous sommes en effet atterrés, sidérés, et l'on pourrait dire que cette période aura certainement des effets en matière de conscience et de réflexions sur les valeurs de notre société.

Cette prise de conscience sera-t-elle proportionnelle à la durée du confinement vécu aujourd'hui par les Français ?

Il est certain que les habitudes inscrites dans nos activités vont être transformées et seront obligées d'évoluer. Les gens n'auront peut-être plus du tout le même rapport à la suractivité que jusqu'ici, ainsi qu'aux phénomènes de surproduction, dont on pouvait déjà parler auparavant.

Cependant, il faut rappeler que la situation actuelle de confinement reste très tolérable pour beaucoup de gens, car il n'existe pour l'instant pas de pénurie fondamentale, ni de coupure sein des systèmes de communication. Alors qu'autrefois, la prière était vécue comme une forme d'extériorité, celle-ci est aujourd'hui transformée par la relation que nous entretenons avec Internet ou avec l'absorption de contenus culturels.

Pour quelle raison le confinement parait si difficile à accepter au sein de nos sociétés ?

On peut définir la société moderne comme une manière ingénieuse de juguler la peur de la mort, par l'intermédiaire de la technologie comme Internet et Netflix, qui offrent du divertissement et font penser à autre chose.

C'est la même chose avec le sport, qui est paralysé aujourd'hui, et qui donnait aux humains un moyen corporel de conjurer la violence. C'est un peu la même chose avec le milieu de travail extérieur au domicile, qui offrait à l'humain un cadre et une discipline.

Ainsi, certaines personnes vont ainsi ressentir, pour la première fois, la peur de la mort, qui peut être une expérience douloureuse si celle-ci ne trouve pas d'exutoire. La famille peut ainsi, dans ce contexte, redevenir une valeur fondamentale, mais à laquelle nous n'étions plus habitués car nous avions également beaucoup de bonheur à faire d'autres choses.

Quel pourrait être les impacts sur le plan économique de ces changements ?

Tout le monde avait déjà pris conscience que la globalisation pouvait être un problème, que ce soit sur le plan de la propagation d'un virus, ou des enjeux de production de médicaments ou de matières premières que cela peut causer, afin d'éviter des pénuries. Cela pourrait être un accélérateur d'une forme de prise de conscience, au même titre que pour le télétravail.

Car le fait de devoir travailler à distance va également transformer un certain nombre d'éléments au sein du management et des services RH, puisqu'on ne manage pas les équipes à distance de la même manière qu'en présentiel. C'est la même chose avec la relation de confiance qui doit être pensée différemment.

Il est également probable que le leadership se trouve à un tournant et puisse être incarné autrement que dans un organigramme figé, en faisant confiance aux échelons intermédiaires. Le management pourrait en conséquence en ressortir enrichi de devoir faire autrement que d'habitude.

Le Président de la République, Emmanuel Macron, a repris lors de son allocution des analogies à un vocabulaire "guerrier". Peut-on pour autant dire que l'on est en guerre ?

Cette métaphore guerrière est notamment appelée par la position du pouvoir exécutif qui, dans le cadre de la Ve République, a été fondé par un général ayant remporté la Seconde Guerre Mondiale. Il est certain que la métaphore guerrière habite le pouvoir exécutif depuis cette date, et que la tentation est fréquente.

Pour autant, les Français forment un peuple plutôt rétif à toute mesure coercitive, quelle que soit la réalité rencontrée. Et l'on a d'ailleurs bien vu à Paris que les gens n'avaient pas tendance à rentrer chez eux. Quoi qu'il en soit, dans la réalité d'une guerre contre un virus comme celui-ci, il existe une efficacité rhétorique qui semble avoir été réelle.

On parle de plus en plus d'enseignements qui pourraient être liés à la crise sanitaire que traverse notre société. Un tel épisode peut-il vraiment amorcer une forme de réflexion autour de ce qui est important au sein des organisations ?

L'une des prises de conscience qui pourrait être associée sera certainement celle des relations de proximité, qui pourrait contribuer à la réinvention des circuits courts. Et cela, pas uniquement d'un point de vue écologique ni économique, mais également avec une nécessité d'accorder de l'importance à l'égalité. Car même si l'on estime aujourd'hui qu'il n'existe pas de pénurie, le fait même de parler de difficultés d'approvisionnements amène la notion de frugalité.

On peut donc imaginer, dès lors, que des organisations privées puissent s'en inspirer afin de trouver de nouvelles opportunités sur les marchés, qui conjugueraient proximité et frugalité.

Même après cette crise, une frange de la population s'intéressera à ces notions de manière renouvelée, car son autonomie aura été menacée, tandis qu'une autre frange pourrait retourner un consumérisme de bon aloi.

Alors que le combat du Covid19 se déroule sur le terrain sanitaire, peut-il constituer un pas de plus vers une prise de conscience tournée vers l'écologie ?

Le philosophe allemand, Hegel (18e siècle), estimait déjà que ce sont les crises qui font que l'homme se rend compte de ses conditions. Personne n'aurait en effet imaginé qu'un petit virus comme celui-ci puisse paralyser le monde de cette manière. La colapsologie elle-même fait état de scénarios modifiant radicalement notre climat, ou encore résultant de la raréfaction majeure d'une ressource, mais le fait est que la crise est arrivée par un autre moyen. Cela nous renvoie à une forme d'humilité face à la puissance des choses et à son caractère imprévisible. Et en raison de cela, nous verrons probablement des effets sur la relation à notre environnement, comme un accélérateur.

Comment les organisations peuvent aller songer à l'après, au sein d'une telle crise ? Pourra-t-on redémarrer le travail comme avant ?

Il s'agit en effet d'une véritable inconnue. Il est certain que d'avoir une activité au ralenti, comme actuellement, est handicapant du point de vue économique, et va poser des questions quant à la reprise. Car même si le gouvernement a promis d'aider les entreprises afin qu'elles ne soient pas liquidées, il semblerait qu'aider des personnes qui puissent être en difficulté face à d'autres, qui ne l'était pas, influent également sur la compétitivité d'un point de vue purement économique.

D'autre part, on ne sait pas combien de temps durera le confinement ni dans quel état les gens en sortiront. Il est en tous les cas possible que les organisations de travail s'en trouvent modifiées, avec une accélération du recours au télétravail qui était jusqu'ici en cours, et que les entreprises freinaient pour de bonnes ou de mauvaises raisons. C'est la manière même de concevoir le travail par rapport aux postes de travail du XIXe siècle qui pourrait changer, lorsqu'on va comprendre que l'on peut être ensemble, tout en étant à distance.

Doit-on s'attendre à assister à une vague de relocalisations de certaines industries en Europe à l'issue de cette pandémie, dont on ne connait pas encore l'horizon ?

Tout va dépendre du secteur d'activité mais il est certain que les résistances vont s'en trouver amoindries après une telle crise. Il devrait probablement y avoir une prise de conscience, en se demandant notamment si la globalisation est vraiment quelque chose d'inéluctable, et de quelle manière se pense aujourd'hui les souveraineté au sein d'un monde globalisé. Cela pourrait poser beaucoup de questions sur l'industrie d'aujourd'hui. On sait déjà que transporter des produits partout sur la planète est une aberration d'un point de vue environnemental et la réalité nous met en cause aujourd'hui, en nous montrant comment on aurait pu faire différemment.

Quels conseils, tirés des sciences humaines et notamment de la philosophie, pourriez-vous donner aux chefs d'organisation qui sont aujourd'hui dans l'incertitude pour prendre de la hauteur ?

L'une des tâches qui nous attend sera de repenser la notion de responsabilité en entreprise, car le leadership de demain ne va pas fonctionner de la même manière. Il faudra être inventif et imaginatif pour donner la possibilité, au sein de la structure, de développer les choses autrement.

Le philosophe Nicolas Machiavel estimait qu'il était en réalité une chance de connaître une fortune contraire, car c'est notamment lorsqu'il existe cette fortune contraire que la capacité des gouvernements et des citoyens à agir se déclare. On peut donc dire que nous sommes aujourd'hui face à un cas machiavélien.

La notion de responsabilité, qui est entendue comme une délégation de responsabilités, pose la question de savoir à qui l'on peut faire confiance au sein de l'organisation et de quelle manière on peut élargir le cadre de l'autorité.

De nouvelles structures pourrait donc apparaître en matière de délégation de la responsabilité, afin de faire renaître la confiance ou même d'en faire naître de nouvelles formes. On pourrait même estimer que les organisations qui ne survivront pas seront celles qui n'auront pas trouvé cela.

Avant la crise, des questionnements évoquaient déjà la notion du sens en entreprise. Ce dernier pourrait-il s'en retrouver amélioré ?

La réinvention dont on parle concernera effectivement le sens, qui devra apparaître demain au sein des organisations, en vue de déterminer notamment ce qui est important dans l'activité que l'on réalise. Et l'on pourra d'autant plus y réfléchir que la crise nous aura permis d'échapper à une forme de routine. Sans forcer les choses, c'est presque une forme d'opportunité qui s'ouvre à nous car nous n'avons pas l'habitude de nous poser ce genre de questions. Mais aujourd'hui, il est impossible de faire comme si, compte-tenu du fait que l'on ne sait pas combien de temps va durer cet épisode. La réflexion stratégique peut naître du fait même de cette indécision.

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Commentaire 1
à écrit le 14/04/2020 à 16:49
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Les tests systématiques dans les zones atteintes permettraient d'enrayer préventivement encore aujourd'hui bon nombre de cas qui risquent de s'aggraver, quant à l'ensemble du territoire français, ce sont des dizaines de milliards qui seraient d'écono...

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