Une longue descente aux enfers

De 1947 à aujourd'hui, retour sur les raisons du "mal français" de la presse afin de dégager des perspectives d'avenir. Parmi elles, la nécessité de penser l'entreprise de presse comme une entreprise classique.
Henri J. Nijdam, directeur du Nouvel Économiste : "J'ai déclaré récemment : "le numérique est en train de sauver la presse, après l'avoir tuée." Et j'ai ajouté : " en fait, c'est faux, la presse s'était tuée toute seule" ".

1947. Voilà peut-être l'origine du « mal français » de la presse. Cette année-là est promulguée la Loi Bichet, appelée à encadrer les conditions d'édition au lendemain d'une Seconde Guerre mondiale qui scelle le sort d'un grand nombre de titres quotidiens, certains jugés collaborationnistes. Le « vent » de la Libération souffle alors sur les éditeurs militants, pour la plupart anciens résistants et d'obédience communiste, auxquels sont confiées les commandes de titres prompts à nourrir une culture anti-capitaliste.

Libération, prospère alors, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, André Malraux et Raymond Aron co-auteurs de Combat, le professeur de sociologie Albert Bayet, président de la Fédération nationale de la presse clandestine et dirigeant de Franc-Tireur, ou encore Hubert Beuve-Méry aux sources du Monde en 1944, témoignant de cette génération d'intellectuels - rebaptisés « moralistes » par Yves Agnès, ancien rédacteur en chef du Monde et ex-directeur général du CFPJ - au service d'une cause politique et idéologique noble mais, pour la plupart d'entre eux, dépourvus d'une vision industrielle de la presse.

Maquillage 

Radios et agences de presse sont nationalisées, et la Loi Bichet voit le jour, sacralisant le Syndicat du livre et instituant des coûts de production et de distribution exorbitants. « Cette loi, en grande partie responsable avec la CGT-Syndicat du livre de la situation pathétique de la presse, constitue une parfaite illustration du « Mal français » : arriver à l'effet contraire de celui recherché. Nous souffrons en France du vertige de l'intelligence de nos élites qui les amène à 'chercher les souris dans les couloirs sans voir les éléphants' », raille Henri J. Nijdam, directeur de la publication du Nouvel Economiste.

Une lente et irréversible descente aux enfers, entretenue, exacerbée et fallacieusement maquillée ou retardée plus tard par un système étatique d'aides à la presse « gabegique » et « très mal fléché » - une nouvelle fois corroboré par le rapport parlementaire du député socialiste Michel Françaix auscultant la motivation, la destination, et l'efficacité des 1,2 milliards d'euros dévolus au secteur en 2011 -, et par la faute duquel, « peu à peu, on a oublié qu'une entreprise de presse est avant tout une entreprise, avec ses règles habituelles de fonctionnement, qui doit simplement reconnaître à la presse sa spécificité. J'ai déclaré récemment : « Le numérique est en train de sauver la presse, après l'avoir tuée ». Et j'ai ajouté : « En fait, c'est faux. La presse s'était tuée toute seule ».

A l'aune d'une telle logique anti-capitaliste et d'assistanat, comment s'étonner alors qu'au sein de la corporation des éditeurs et des journalistes d'aucuns se soient laissés embastiller dans une culture immature de leur métier, et que « l'inéluctabilité » de la perte financière ait peu à peu travesti les consciences jusqu'à vouloir frapper d'ostracisme les mots aussi « odieux » qu'« argent », « bénéfices » ou « marketing » ?

Assujettissement

Cette conjugaison du dogme de « l'idéologie militante », de l'amateurisme industriel, et du mépris pour les volets financier et marketing, aura pour effet collatéral, dès les années 50 et 60, de désindexer la conception de l'offre de l'analyse d'une demande qui évolue substantiellement lors des Trente Glorieuses.

Résultat, des titres « aveuglés » par leur seule vocation doctrinaire, mal gérés ou davantage consacrés à préserver leurs privilèges qu'à crédibiliser leur modèle économique, disparaissent. Seuls résistent les rares enseignes populaires (France Soir) qui ont échappé à la dictature de la « noble information » et quelques marques « haut de gamme » (Le Monde), auxquelles l'historien des médias Patrick Eveno reconnait une stratégie commune « capitale : leurs dirigeants avaient compris qu'on ne réduit pas la vocation d'un quotidien à servir la démocratie et qu'on ne peut concevoir son devenir sans y intégrer l'essentiel : le lecteur. Celui-ci n'est pas « que » citoyen et électeur ; il est aussi consommateur, travailleur, père de famille, sportif, voyageur, cinéphile, etc… bref il est une personne plurielle qu'il est important de « comprendre » pour que l'offre éditoriale rencontre son attente ».

Et ce professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l'ESJ de Lille de dater à « 1972 » le second « choc » précipitant le secteur de la presse dans les limbes. Cette année-là sonne simultanément la disparition de Paris-Jour, « seule tentative française d'éditer un tabloïd » enterrée après une grève des journalistes, et l'apparition des premières aides massives de soutien à la presse. Un « double symbole » d'une part que la presse populaire et de faits divers, qui fait les beaux jours de la Grande-Bretagne, est « sale », d'autre part que l'indépendance des entreprises informationnelles est désormais et irrémédiablement assujettie à l'Etat.

Antagonisme

1947 et 1972. Mais aussi 1944 et 1986. L'ordonnance du 26 août promulguée par le Général de Gaulle s'attelle à lutter contre la concentration des entreprises de presse jugée alors, non sans raison, comme une menace pour la pluralité de l'information. Mais sur un plan économique, en faisant obstacle aux opportunités de rapprochement, cette législation provoquera une atomisation du secteur aujourd'hui incompatible avec les effets de seuil qui conditionnent les investissements et la visibilité. Particulièrement en période de crise et de concurrence internationale. « Comment des titres aussi vulnérables que Libération ou L'Humanité pourront-ils survivre ? », interroge Patrick Eveno, blême devant le poids du groupe Le Monde (moins de 500 millions d'euros de chiffre d'affaires) face à celui de l'Allemand Bertelsmann (17 milliards) ou même du Suisse Ringier (près d'1 milliard) et symptomatique d'un dangereux morcellement.

La loi du 1er août 1986, qui assouplit les règles relatives à la concentration, vise bien le démantèlement du dispositif alors dominant. Selon ses détracteurs, elle souille le caractère exceptionnel et presque missionnaire de la production d'information qu'elle fait dès lors assimiler, fulmine Yves Agnès, à « une marchandise au même titre que toutes les autres », ouvrant alors grandes les portes « aux pires dérives journalistiques ».  « Encourager ce mouvement est essentiel, réplique Patrick Eveno, s'appuyant sur « l'exemple anglais » qui, de 1985 à 2005, a permis d'enrayer l'implosion économique de la filière, de doubler la rentabilité de la presse quotidienne… et d'augmenter de « 50% » la pagination.

Mais tous les éditeurs français seraient-ils déterminés à ce que les gains sécrétés par la mutualisation et la rationalisation du back office, des fonctions supports, et des coûts de production ou de distribution soient affectés à financer davantage l'essentiel : le travail des journalistes ? Enième sujet de débat antagonique. « Entreprise » « de presse », ou « économie » « de la presse » formeraient-ils un oxymore ?

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Commentaire 1
à écrit le 18/09/2018 à 22:19
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Nijdam n'est franchement pas un modèle de dirigeant d'entreprise de presse...voyez son CV détaillé : entre les embrouille et les plantages c'est un champion

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