Presse : L’heure du mea culpa

Tout des causes exogènes de l’effondrement de l’économie de l’information a été disséqué. Mais c’est sous leur écorce, là où agissent les professionnels du secteur et en premier lieu les journalistes que se terrent les principales responsabilités.L’avenir est entre les mains de ceux-là mêmes qui ont lentement précipité leur métier dans l’abîme.
BFM TV et RMC assument : communication et image sont en cohérence avec le contenu. ©Elodie Grégoire

« Je n'y crois plus ». A quelques encablures de Noël, cette confession d'un patron de groupe indépendant de presse nationale résulte, sans doute, de l'usure physique et émotionnelle des mois qui viennent de s'écouler et de la perspective de fêtes de fin d'année rarement autant espérées. Elle est aussi symptomatique de ce que « vit » aujourd'hui un tel dirigeant, ligoté à une réalité entrepreneuriale, sociale, managériale parfois abominable, à une illisibilité économique effrayante, à une instabilité stratégique déroutante.

 

Micro-blessures

 

L'ensemble des micro-blessures provoquées par les départs ou les licenciements, l'angoisse d'une trésorerie exsangue, une négociation bancaire inaboutie, le retrait d'un annonceur clé, ou les interrogations sur la stratégie déployée, se sédimentent et façonnent un climat « intérieur » et « extérieur » éruptif. Et lorsque s'y juxtapose la mobilisation irrationnelle et irresponsable d'un corps social espérant colmater dans une légitimité collective la somme des illégitimités personnelles, l'espérance peut décliner. Voire s'éteindre. Oui, être patron de presse en 2014 s'apparente à une gageure, démoralisante lorsque s'instaure l'idée que l'on nage à contre-courant, comme si chaque coulée gagnée pour atteindre la côte était neutralisée par une lame de fond repoussant deux longueurs en arrière vers le large. Mais être entrepreneur de presse en 2014, c'est « aussi » relativiser et ainsi, comme le rappelle le député européen Nouveau Centre - UDI et ancien journaliste Jean-Marie Cavada, « conserver la mémoire de ce que nos confrères durent affronter, au péril de leur vie, pendant la Seconde Guerre mondiale pour publier une presse indépendante ». Et c'est « aussi » demeurer convaincu que de chaque crise naissent de belles aventures, ressuscitent de grandes énergies, éclosent d'insoupçonnées innovations.

 

« Citizen journalists »

 

Oui, rarement le secteur de l'information n'a été à ce point en rupture. Point d'« évolution », de « conversion » ni même de « transformation » ; la lexicologie s'appliquant à la situation emploie « métamorphose », « radicalité », « révolution », « disruption ». « Un monde nouveau s'impose au monde ancien. Et le temps de ce basculement se compte en une poignée d'années, voire de mois », constate Henri J. Nijdam, directeur de la publication du Nouvel Economiste. Irruption d'Internet, des tablettes et des smartphones, mutation des besoins publicitaires et de la monétisation des potentialités de recettes, transformation des comportements de lecture et de consommation des médias, garnissent un terreau déjà caractérisé (voire pollué) par la crise financière conjoncturelle, l'extinction du modèle économique traditionnel de la presse, l'atonie coupable des producteurs d'information journalistes et éditeurs  incapables d'engager leur aggiornamento. « Le secteur fait face brutalement à la simultanéité de plusieurs ruptures, chacune d'entre elles étant elle-même d'une envergure tellurique », résume Arnaud le Gal, professeur associé au CELSA Paris-Sorbonne.

 

Rapports bouleversés

 

Même le rapport consommateur-producteur d'informations est bouleversé. Il y a encore peu, le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur « recevaient » l'article, la voix, les images du journaliste ; désormais, dans un contexte de mondialisation, d'instantanéisation de l'information, mais aussi d'interactivité et de technologisation tous azimuts auxquelles tous peuvent accéder, ils deviennent eux-mêmes acteurs de l'information. Ce qu'Arnaud Le Gal avait saisi « lors des émeutes anti-Ahmadinejad en 2009. La présentatrice de CNN « sourça » les images, envoyées par les manifestants iraniens, du nom des « citizen journalists ». Désormais, le premier à être sur l'événement n'est plus le journaliste mais le citoyen ». Comment et jusqu'où doit-on intégrer des informations non professionnelles ? Comment traiter cette bascule conférant aux citoyens une légitimité informationnelle et réinterrogeant en profondeur celle des journalistes ?

 

Le fléau de la gratuité

 

Dans un tel capharnaüm, aucun modèle économique ne s'impose. En témoigne la valse des logiques et des stratégies, parfois antagoniques, qui ont émaillé le paysage ces dernières années. Toutefois, quelques enseignements s'affirment. Tout d'abord celui de combattre le dogme, dominant avec le digital, de la gratuité, par la faute duquel s'est instillée dans les consciences des consommateurs une « normalité », coupable de dévaloriser l'information mais aussi la monétisation publicitaire dorénavant assujettie à la seule dictature des chiffres d'audience et désindexée de critères pourtant aussi essentiels que la réputation ou l'influence. Une problématique de société qui d'ailleurs dépasse le secteur de la presse et qu'Arnaud Le Gal transpose volontiers, comme l'ensemble des autres caractéristiques disruptives, à l'industrie du divertissement. Seconde vérité : la prééminence de la « marque » et en premier lieu celles « référentes » sur leur segment. Une fois nourries par une offre éditoriale indiscutable qu'elles coiffent et soclent, ces marques peuvent engager une politique de diversification - livresque, événementielle, éditoriale avec des dossiers spéciaux ou des expertises destinés à des publics précis, même de services, de formation ou de commercialisation de bases de données - qui tout à la fois exploite et strictement respecte les fondamentaux identitaires de ladite marque. Exactement comme procèdent les grandes enseignes gastronomiques : au sommet trône l'établissement « phare », souvent peu ou pas rentable, aux ramifications duquel, héritant de sa réputation, sont déployées les activités davantage profitables (brasseries, contrats de marque, licences, exploitations viticoles, etc.) qui solidifient l'ensemble.

 

Différenciation

 

Troisième leçon, en résonance directe avec les deux précédentes : l'obligation de produire une offre éditoriale différenciante, singulière, innovante, et surtout à haute valeur ajoutée afin de justifier son paiement auprès de consommateurs « gavés » gratuitement d'informations basiques dont d'aucuns, parmi eux, sont tentés de se satisfaire. Une exigence de « remise en question » et d'« excellence » que tout éditeur et tout journaliste doivent considérer salvatrice non seulement pour leur profession mais surtout pour l'exercice de leur métier, pour l'identité et l'avenir de leur marque. Et pour son devenir économique, puisque, comme l'étaye le philosophe Gilles Lipovetsky, leur degré de maturité et leur capacité de discernement semblent assurer aux citoyens de consommer gratuitement « lorsque cela le mérite » et de payer... pour la même raison. Le secteur de la presse « lui aussi » est soumis à une dichotomisation entre « gratuité » et « premium ».

 

L'exemple BFM

 

Quatrième condition à accomplir - selon Rémy Le Champion, maître de conférences à Paris 2 Panthéon Assas et directeur adjoint de l'Institut français de presse, « l'une des plus délicates dans un pays culturellement hostile au sujet et dont la plupart des acteurs, souvent par idéologie, sont depuis trop longtemps éloignés de ce qui devrait former pourtant leur principale préoccupation : le public » - : mettre en œuvre une stratégie de positionnement éditorial « marketée » et, précise Arnaud Le Gal, « fondamentalement cohérente, à l'aune de BFM TV et de RMC dont la communication et l'image, si volontiers moquées par quelques idéologues, sont parfaitement assumées, en phase avec le contenu, et expliquent le succès autant d'audience qu'économique ». Et une stratégie dont les supports de diffusion - papier, web, mobile, tablettes, etc. - épousent des comportements de lecture fragmentés au rythme de la journée. Internet et le mobile ont définitivement détrôné l'usage de la radio, de la télévision, et bien sûr du « papier », qu'il soit périodique ou, pire, quotidien.

 

Multisupports

 

Et le même consommateur peut consulter au petit matin et le soir son smartphone, dans la journée l'ordinateur, en voiture la radio, dans les transports sa tablette, et le week-end un magazine. « Remontant un matin le quai de la gare, je longeais l'intégralité d'une double rame TGV. Stupéfiant : la presque totalité des passagers étaient rivés sur leur smartphone, leur tablette, et leur ordinateur, seuls quelques uns étaient penchés sur un roman. Et aucun sur un journal ou un magazine. Pour les producteurs d'information, le cœur du questionnement est dans cette nécessité d'orchestrer son offre mais aussi d'arbitrer, car tous ne disposent pas des moyens d'honorer l'ensemble de ces comportements erratiques », relève le « journaliste-entrepreneur » Philippe Couve, ancien grand reporter chez RFI et fondateur de Samsa.fr qui conseille les organismes de presse dans leur stratégie éditoriale. Ce qui dicte aux médias de « réfléchir contenu » spécifiquement en fonction des canaux, afin « idéalement » que le consommateur dispose d'une information complète une fois l'ensemble de ces canaux visités. Là encore, la cohérence et la synergie, cette fois technologiques, pourraient propulser les mieux armés au sommet. « A l'instar de Bouygues », observe Arnaud Le Gal, dont la branche téléphonie, pionnière de la 4G, dopera l'activité de TF1...

 

Avenir

 

 Dans un tel contexte, l'avenir des quotidiens « papier » nationaux et, dans une moindre mesure, régionaux, semble scellé - même si, comme le corrige Arnaud Le Gal, ces supports constituent « encore » un « élément statutaire pour le lecteur » et cimentent la réputation de la marque - ; celui des hebdomadaires généralistes, désormais lui aussi en crise, est usé par une uniformisation des sujets qui a lassé le public, et menacé par un rythme ni suffisamment réactif face au numérique ni suffisamment élevé pour traiter l'actualité avec recul et singularité, ni suffisamment compatible avec les rythmes de vie professionnelle et personnelle des lecteurs ; enfin celui des magazines de « temps long » est promis à perdurer s'ils sont fortement « typés » aux plans éditorial et identitaire, et s'appliquent à honorer la quête d'approfondissement, de pédagogie, d'explicitation d'un lectorat exigeant et plutôt de niche. Dans le secteur de l'information aussi, tout ce qui est « médian » ou « intermédiaire », qu'il s'agisse de rapport au temps, de longueur de l'information, de positionnement éditorial, de public ciblé, est condamné.

 

Réinventer l'information

 

Enfin, et cela constitue la première des conditions de succès, l'heure est à réinventer le modèle de l'écrit et à redéfinir la vocation même de l'information, afin, comme le prophétise le sociologue Dominique Wolton, fondateur de l'Institut des sciences de la communication (ISCC) du CNRS et de la revue internationale Hermès, « que les citoyens aujourd'hui découragés redécouvrent le plaisir de s'informer par la lecture. Le flot ininterrompu d'informations laisse croire qu'il existe un continuum naturel qui relie l'information à la connaissance puis à la culture. C'est faux ». Raison pour laquelle cette redéfinition du substrat informationnel est si capitale. Les axes ? Lutter contre les diktats de la technologie et de l'ultra-vitesse propices à une déshumanisation et à une altération de l'information. Inoculer une culture de l'innovation trop longtemps désertée. Combattre le virus abêtissant de la peoplisation qui a infecté la nature même de l'information, le choix des interviewés ou l'angle des « papiers ». Etrangler la tentation d'une autre dictature, celle des sondages, qui dicte l'agenda des journalistes, assèche l'essence de leur travail, abrutit les consommateurs, et, condamne Jean-Marie Cavada, tresse un lien « diabolique » avec les dirigeants politiques polarisés sur leur cote de popularité. « Ouvrir » les rédactions et les projets entrepreneuriaux à des profils qui rompront d'avec les codes, une consanguinité et un conformisme coupables de « replier » le métier sur lui-même et de l'étouffer. Mais aussi - et surtout ? - refonder l'exercice même du métier de journaliste (lire p.Y).

 

Marketing, tyrannie et nécessité

 

Il s'agit également de cuirasser l'indépendance des titres et, consubstantiellement, celle des rédactions intoxiquées par l'identité de certains propriétaires, par la confusion information-communication orchestrée et instrumentalisée par le cénacle dominant des communicants et qui empoisonne jusqu'à la formation - l'université Lyon 2 délivre un master ad hoc enseignant les métiers de journaliste comme de... publicitaire. Une indépendance fragilisée par l'atomisation des organisations professionnelles représentatives, et empoisonnée par la mainmise de financiers-managers-marketeurs au détriment de véritables « patrons de presse » dont les logiciels journalistique et managérial ont pu toutefois apparaître antithétiques. « La valeur émotionnelle et intellectuelle de l'information est progressivement lissée par le marketing de l'information. Pour des résultats terrifiants », fustige Jean-Marie Cavada. Potentiellement « mieux armés » aux plans stratégique, managérial, économique, certains de ces nouveaux dirigeants brutalisent un métier auquel la notion de rentabilité doit être associée avec grande prudence. « Qu'il est loin le temps des Beuve-Méry, Lazareff, Lemoine, Hutin, Servan-Schreiber, ou plus récemment July et autres Perdriel, qui avaient l'information et la préoccupation des lecteurs chevillées au corps », regrette Yves Agnès (président de l'Association pour la préfiguration d'un conseil de presse), exaspéré par la nouvelle suprématie des Michel Lucas (président d'un Crédit Mutuel à la tête du plus important groupe de presse régionale), Serge Dassault (Le Figaro), Bernard Arnault (LVMH et Les Echos), Martin Bouygues (activités industrielles éponymes et TF1) et autres Pierre Bergé-Xavier Niel-Mathieu Pigasse propriétaires du Monde et désormais du Nouvel Observateur. Une indépendance malmenée par la perméabilité des cénacles décisionnels politiques et économiques, par la porosité - « croissante », observe Rémy Le Champion - avec les injonctions commerciales et publicitaires. Pour preuve, le concept inédit de « native adverstising », qui invite des sponsors commerciaux à produire directement du contenu éditorial désormais dans des supports aussi prestigieux que Forbes, le New York Times ou le Washington Post émoustillés par ce nouveau marché estimé aux Etats-Unis à 2 milliards de dollars....
Reste à faire la démonstration de ce que l'ensemble des producteurs et nombre de spécialistes soutiennent (ou veulent croire) : le public est-il vraiment prêt à payer une information premium ? Et en veut-il seulement ? « Soyons lucides, tempère l'historien des médias Patrick Eveno, professeur à Paris 1 Panthéon Sorbonne et à l'ESJ de Lille. Les chiffres de vente réelle « print », en érosion continue, et « digital », en progression pour certains mais encore anecdotiques pour les autres, n'étayent pas l'argument. Il y aura toujours quelques centaines de milliers de personnes susceptibles de s'y employer, mais cessons de fantasmer : la plupart des médias ne retrouveront pas leurs ventes papier sur le numérique ». Autant de conditions pour espérer exister et se développer durablement dans un environnement chaotique et déréglé par l'irruption de producteurs low costs ou mercenaires. Seule certitude : l'avenir appartiendra aux acteurs capables de s'affranchir du passé, et de construire une offre éditoriale et économique exigeante, intègre, et délestée de quelques lourds fardeaux sociaux et idéologiques.



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Commentaire 1
à écrit le 28/03/2014 à 15:02
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Tres interressant malheureusememt il y a un moment que le loup frappe a la porte de la presse dite generale. Je pense tout simplement qu'il y a deux choses a comprendre: .evolution des modes de conssomation et du monde en generale. .la place faite...

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