Premiers responsables ? Les journalistes

La profession fuit volontiers ce qui pourtant est incontestable : ses responsabilités. L’heure est à la restauration d’une « qualité » d’information qui réconcilie ses producteurs et ses usagers autour d’un « contrat de confiance » aujourd’hui déliquescent. La « caste des journalistes », déconsidérée parfois même vilipendée, est-elle prête à accomplir son aggiornamento ?
"Les journalistes ont creusé leur propre tombe" explique Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, spécialiste des médias.

Contexte économique, disruptions protéiformes, ruptures technologiques, érosion du marché publicitaire, « poids » législatif et historique, coûts de distribution…. Les raisons qui explicitent le sinistre du secteur de l'information ne manquent pas. Mais la plus profonde est endogène : elle interroge l'exercice même du métier de journaliste. « Il est le premier coupable de sa situation, c'est donc de lui que doit venir son salut » : historiens, sociologues, économistes, éditeurs et… quelques praticiens plus lucides ou courageux que d'autres s'accordent sur le diagnostic. Les manquements et les insuffisances de la profession constituent la première cause de l'origine même de la maladie : la défiance des consommateurs d'information.

Minorité crédible

Selon l'étude La Croix - TNS Sofres 2014, seule une petite majorité de Français (50% pour la télévision, 55% pour la presse écrite, et 58% pour la radio) juge l'information « crédible », cette perception chutant à 37% sur internet. Respectivement 66 et 60% des personnes interviewées considèrent que les journalistes ne résistent pas aux pressions des « partis politiques » et à celles de « l'argent ». Enfin, la récente enquête Le Monde/Cevipof/Fondation Jean Jaurès/France Inter sur les « fractures françaises » positionne les médias au 16ème rang… sur 17 items au degré de confiance de la population dans les institutions. Seuls les partis politiques font pire… 

La corporation n'est bien sûr pas uniforme, et nombre de journalistes peuvent sans peine défendre l'honnêteté et démontrer le sérieux de leur exercice. Que dessine alors l'état des lieux caricatural, même paroxystique mais pour partie fondé ? Une caste, recroquevillée sur elle-même, paresseuse, égotiste, narcissique, arrogante et infatuée, ultra-protégée par des décennies de conquête sociale, cloîtrée dans un conservatisme incompatible avec les remises en question inhérentes au secteur. Symbole collatéral ? Philippe Couve, promoteur de Journaliste-entrepreneur et fondateur de Samas.fr, ne décolère pas : son cursus de formation à l'entrepreneuriat, en partenariat avec l'ESJ de Lille, a été successivement retoqué par les organismes financeurs (qui exigeaient un module de formation continue… inconciliable avec l'objet même de l'apprentissage : mettre en œuvre un projet de création d'entreprise en alternance avec l'enseignement) et par les organismes paritaires, redoutant les réactions des syndicats à la dimension entrepreneuriale…

Romantique

Cette perception d'une profession sclérosée et fonctionnarisée, l'application des 35 heures lui a donné consistance, laissant croire qu'il était possible de rationner dans un carcan horaire un métier vocationnel et passionnel. Ainsi, déplore Monique Dagnaud, chercheur émérite au CNRS-EHESS, ce qui sustente « l'érotisation du travail » - plaisir ou récompense émotionnels, intellectuels, humains, identitaires et même statutaires - s'étiole. Et, tout aussi grave, écorne la « valeur travail » et le « goût de l'effort » alors que, particulièrement dans ce métier, on « trouve » quand on ne cesse pas de débroussailler, de fouiller, de rebondir, d'investiguer les mystères de la complexité, bref de démêler ce qui alimente l'un des moteurs principaux : la curiosité.

A ce titre, l'appauvrissement de l'information semble inéluctable sous le joug du principe de la « simplification », qui contamine la manière autant de prospecter - en priorité souvent… chez les autres médias - que de restituer l'information. La médiocrité de certaines plumes - pourtant essentielles pour accrocher le lecteur mais aussi, chez le rédacteur, pour creuser au fond de lui des champs inexplorés - et l'impréparation des interviews sont devenues, poursuit la sociologue, « sidérantes. Or il n'y a pas de mystère : pour être un bon journaliste, il faut beaucoup travailler ». Et accepter de se laisser parfois envahir, nuit et jour, par le sujet que l'on étudie.

Les journalistes constituent d'autre part un aréopage « romantique » et candide, méfiant à l'égard de l'économie de marché, peu au fait des réalités gestionnaires et managériales - parfois au sein même des rédactions… spécialisées et chez les candidats à l'aventure entrepreneuriale -, « installé » dans la culture nihiliste et malthusienne du déficit chronique et « normal », finalement volontiers contempteur des mécanismes sans lesquels pourtant, résument successivement le directeur adjoint de l'Institut français de presse Rémy Le Champion, Philippe Couve et l'historien des médias Patrick Eveno, « il n'y aurait tout simplement pas d'entreprise ! Si l'on ne se préoccupe pas du modèle économique, c'est ce dernier qui vient s'occuper de soi. Et il n'existe pas de presse libre sans capitalisme ». Ces types de comportements qu'il a déplorés au sein de sa rédaction n'auraient pas été étrangers à la décision de Claude Perdriel de céder les rênes du Nouvel Observateur.

Endogamie

D'aucuns exemples font également état d'un cénacle d'élites, notamment au niveau des directions ou des hiérarchies intermédiaires, cultivant l'endogamie, dangereusement proche des décideurs, et, pour les plus célèbres, complices ou acteurs d'une peoplisation exhibitionniste. Ce contexte donne faussement légitimité au même « professionnel » à l'aube de commenter la guerre civile en Syrie, au déjeuner d'interpréter l'accord paritaire sur la formation professionnelle, l'après-midi de débattre des luttes fratricides au sein de l'UMP, le soir de critiquer la politique de taux de la Banque centrale européenne… ou même la baisse de régime du Paris-Saint-Germain. Alors même que l'une des manifestations de la paupérisation du métier est d'avoir « déspécialisé » et donc retiré la légitimité d'expertise.

Les journalistes forment une corporation constituée d'environ 37 000 titulaires de la fameuse « carte de presse » au fil du temps délivrée à des métiers périphériques et que caractérise une fracture intergénérationnelle à l'égard des nouvelles technologies. « Tout le monde s'accorde sur l'inéluctabilité de passer au web. Mais ancienne et nouvelle générations continuent de se faire face, la première défendant son pré-carré pour continuer d'exister face à des outils, des organisations, des états d'esprit qui peuvent lui échapper ou l'effrayer », constate Philippe Couve.

Certes. Mais au moins « l'arrière-garde » n'est pas contaminée par le virus de la sédentarisation propre à ceux qui lui succèdent, convaincus, comme le rappelle l'ancien président de Radio France Jean-Marie Cavada que « le monde vient à eux sur l'écran de leur ordinateur » et peu enclins à se déplacer sur le terrain, là où pourtant s'exerce l'un des fondements du métier : humer, saisir, observer l'impalpable, établir la confiance, recueillir ce que l'on n'imaginait pas, récompenser la curiosité, bref rapporter la substantifique moelle, principalement humaine, qui fait justement la « différence » entre les informations médiocres et utiles, froides et sensibles, réductrices et étayées, quelconques et extraordinaires. « Les journalistes ont creusé leur propre tombe », assène le sociologue (ISCC-CNRS) Dominique Wolton.

Opportunité unique

Bien sûr, les journalistes ne sont pas seuls coupables. La précarisation de leur métier, des systèmes de formation insuffisants, l'injonction de produire sans cesse « plus vite » et « plus court » ne constituent pas des conditions d'exercice compatibles avec l'accomplissement des fondamentaux : enquêter, disséquer, recouper, (in)valider, expliquer, éclairer. La profusion de communicants, d'animateurs, de pseudo-experts, et de bloggers s'auto-déclarant habilités à tout commenter et propriétaires d'une opinion qu'ils jugent utiles, a également créé une confusion délétère dans l'esprit du public enclin à les assimiler à des journalistes… eux-mêmes responsables d'entretenir ladite confusion en diversifiant leurs revenus par des « ménages » (animation de conventions, média-training, etc.) parfois pour le compte de ceux-là mêmes qu'ils sont censés étudier dans leur responsabilité de journaliste. « Un journaliste n'a pas la même fonction qu'un intellectuel, relève Monique Dagnaud, jugeant que cette dispersion et cette mosaïque de « contributeurs » éditorialistes ou « sondagistes » aux débats de société inclinent à monopoliser l'espace public et à détenir la parole d'autorité sur le débat public.

En pleine crise de légitimité et de crédibilité, la profession doit toutefois considérer le contexte disruptif comme l'opportunité - « unique », précise Arnaud Le Gal, professeur associé au CELSA - de refonder les dites légitimité et crédibilité, en revenant à la genèse même du métier : être un médiateur, le « passeur » d'une information décortiquée, honnête, distanciée, hiérarchisée, démontrée, justifiée, mise en perspective, et capable d'éclairer les citoyens dorénavant en proie à une profusion étourdissante d'annonces à l'origine et à la fiabilité indéterminées.

Un véritable défi dans une société volontiers critique pour ce dont elle a pourtant un besoin décisif : des intermédiations solides. Reste une interrogation clé : l'industrie et les consommateurs de l'information sont-ils disposés à reconnaître pécunairement l'information de qualité ? « Sont-ils prêts à accepter qu'il s'agit d'une industrie de main d'œuvre individuelle, d'un artisanat de service qu'on ne peut pas rétracter indéfiniment sans prendre alors le risque de tuer sa raison d'être ? », corrobore Jean-Marie Cavada. 

Régulation

Face à la nécessité aussi incontestable et urgente de restaurer un contrat de confiance, la profession peut-elle s'exonérer d'une instance de régulation à même de cornaquer l'exercice déontologique et, au-delà, d'une « éducation » consolidant quelques règles éthiques fondamentales ? Les voix y exhortant sont encore timides, et les résistances sont vives… alors que 21 Etats d'Europe et que des pays aussi « avancés démocratiquement » que l'Ukraine s'y fédèrent. Peur d'une « police de la pensée » ? Mais pourquoi avoir peur lorsqu'on est respectueux de règles simplement honnêtes ? Les journalistes seraient-ils davantage vertueux que les avocats, les architectes, les médecins ou les commissaires aux comptes ?

A l'aune des dérapages aussi dévastateurs, en terme d'image, que la fausse interview de Fidel Castro par un Patrick Poivre d'Arvor échappant à toute sanction (en interne comme du CSA), il est autorisé d'en douter. « La profession n'a tiré aucun enseignement de ses dérives, peut-être parce qu'elle n'y voit même plus rien de vraiment condamnable.

Les journalistes entretiennent un déni de réalité, ils peinent à accepter qu'ils ont « aussi » des devoirs et pas seulement des droits, ils sont incapables de réformer leur métier qui a pour mission sociétale de favoriser le fonctionnement de la démocratie par la qualité, l'utilité et l'intégrité de l'information produite, déplore Yves Agnès, président de l'Association pour la préfiguration d'un conseil de presse (APCP). Et l'auteur de Le grand bazar de l'info (Michalon) de rappeler que longtemps, nonobstant une proximité quasi-officielle entre certains médias et le pouvoir, les journalistes exerçaient leur métier selon une autodiscipline, des principes et même des « valeurs » reflétant certains fondamentaux de la société et assurant « globalement » un exercice déontologique du métier.

Avec le délitement de ces fondamentaux qui assuraient cette forme d'autorégulation, la profession « n'a pas d'autre choix que d'instaurer une instance supérieure ». Mais aussi de s'imposer des contraintes. Comme celle, par exemple, de ne pas participer à des obédiences secrètes de réflexion et d'influence à même d'altérer son jugement, d'empoisonner son indépendance et d'entretenir suspicions et rejets ?

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Commentaires 6
à écrit le 28/03/2014 à 18:43
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C'est les pubs que les gens regardent , les articles...faut savoir lire...!

à écrit le 28/03/2014 à 15:15
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ENFIN, la presse comprend effectivement qu'elle c'est flingue toute seule et moi je dis bien fais, non pas que je n'aime pas la presse, au contraire mais effectivement elle recolte tout ce qu'elle a seme depuis des lustres. Association avec les p...

à écrit le 28/03/2014 à 14:55
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Excellent papier. Cete analyse du microcosme journanalistique est si fine et précise qu'elle peut s'appliquer à toute la " Mentalité " française. Dominique Wolton maîtrise son sujet.

à écrit le 28/03/2014 à 14:48
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Bravo!! article courageux!!! la décadence journalistique est à mettre en parallèle avec la déliquescence de l'autre grand média: la télévision!!!! Prenez un journal ou une émission télé d'il y a 50 ans et comparez le niveau intellectuel des deux et v...

à écrit le 28/03/2014 à 14:30
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Bonjour, Je veux bien continuer à croire en une presse écrite qui développerait sa singularité et sa capacité d’approfondissement. Pour ne prendre que quelques exemples : celle qui cesserait de faire semblant de rechercher les causes du désamour d...

à écrit le 28/03/2014 à 12:59
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Les lunettes de l'idéologie marxiste, du politiquement correct me semblent sous estimés. Pour exemple : quel débat sur le réchauffement (changement) climatique sinon l'anathème ?

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