Clara Gaymard : « La vraie autorité passe par l'écoute et l'exemple »

A 50 ans, elle a récemment été classée 36ème au palmarès des cinquante femmes d'affaires les plus puissantes au monde, établi par le magazine Fortune.

La vice-présidente de GE International (General Electric) en charge des grands comptes publics et présidente de GE en France déclare ne pas apprécier le management autoritariste. Elle préfère asseoir son autorité sur l'écoute et l'exemplarité. Et en appelle aux bienfaits de la notation et de l'évaluation, afin que chacun reçoive une juste considération de son travail, « clé de l'adhésion à l'entreprise ».

Votre parcours emprunte des détours parfois inattendus. Vous avez œuvré durant vingt ans dans les méandres de l'administration française, entre la mairie de Paris, la Cour des Comptes, Bercy et l'Agence française pour les investissements internationaux. La désobéissance a-t-elle été l'un de vos atouts dans cette trajectoire ?

 

Non, j'ai toujours été plutôt obéissante, respectueuse de l'ordre établi. Je ne me suis jamais placée dans une attitude d'opposition, de revendication ou de protestation. En revanche, j'ai toujours essayé de franchir les limites que je rencontrais, d'aller plus loin que le périmètre qui m'était assigné. Alors que mon quotidien est régi par un agenda très contraint, et que je mène une vie de famille remplie, j'ai toujours cultivé la passion d'apprendre et de découvrir de nouveaux territoires d'apprentissage, sans remettre en cause les cadres traditionnels. Au fond, je suis une amoureuse de la liberté.


Attendez-vous de vos collaborateurs de l'obéissance ?

 

Non, puisque je ne donne jamais d'ordres. En revanche, je donne des directives, des perspectives, j'ébauche des stratégies, je délègue des responsabilités. En réalité, à 60% c'est la personne qui « fait » le job. En imposant un cadre trop strict  à mes collaborateurs, je plaquerais ma créativité personnelle sur un métier pour lequel je ne suis pas compétente. Or, j'attends justement de mes collaborateurs qu'ils déploient une réelle capacité à inventer leur propre avenir, et surtout celui de l'entreprise, dans une loyauté sans faille. La condition de la performance est de permettre aux gens de donner le meilleur d'eux-mêmes, et non pas le meilleur de ce qu'on attend d'eux. Ainsi, ils dévoilent des compétences que vous n'attendiez pas.


Le mot « autorité » n'est aujourd'hui plus utilisé dans l'entreprise - certains le trouvent même choquant dans ce contexte. L'autorité est-elle une valeur dépassée ?

 

L'autorité est avant tout la confiance et l'assurance que vous donnez à vos collaborateurs : l'assurance qu'en tant que manager, vous veillez sur eux et serez là pour les « rattraper » avant qu'ils ne tombent ou ne commettent une erreur. Ce qui requiert bien sûr une présence vigilante et bienveillante, et une vraie capacité d'observation. Quant à la confiance, elle n'a rien à voir avec la certitude que le collaborateur ne commette pas d'impairs ou de fautes. Quand on a confiance en quelqu'un, on accepte par avance ses erreurs potentielles.


Vous comparez avec humour votre famille de neufs enfants à une « petite PME ». L'autorité de la mère de famille peut-elle être comparée à celle du manager ?

 

Un peu, d'ailleurs mes enfants me reprochent toujours ne pas être assez sévère ! De la même façon, le rôle du parent est de laisser les enfants grandir tout en veillant, le plus souvent de façon silencieuse, mais en intervenant quand on sent qu'ils s'égarent. Mes enfants empruntent aujourd'hui des chemins extrêmement divers, alors qu'ils ont vécu dans le même cadre, et c'est formidable. Ce simple constat rend humble sur le rôle éducateur des parents. Le fait d'être mère de famille nombreuse m'a appris que la vraie valeur éducative est celle de l'exemple dans le cercle familial comme au sein de l'entreprise. Dans l'exercice de mes fonctions, je m'impose une discipline personnelle : je ne fais pas de tourisme lorsque je suis en déplacement professionnel, et je paie moi-même mes timbres par exemple. C'est une forme d'éthique très importante à mes yeux.


Assiste-t-on aujourd'hui à une crise de l'autorité ?

 

Cette crise est liée au fait qu'on ne sait plus dire les choses désagréables. Notre société porte le culte du « je veux qu'on m'aime ». Or en respectant une personne, vous pouvez tout lui dire, et ainsi la stimuler pour qu'elle s'améliore. Je me souviens d'une de mes collaboratrices, lorsque je travaillais pour l'Etat, qui venait au bureau que lorsque l'envie lui prenait. Je lui avais attribué sa première évaluation négative en 25 ans. Auparavant, elle avait toujours reçu la même notation que ses collègues. Dans ces conditions, comment est-il possible qu'un sentiment d'injustice, de colère et de rébellion ne se développe pas ? Le sentiment d'être reconnu, le sentiment d'être traité justement, est le socle de l'adhésion du salarié. Au sein de GE, nous nous préoccupons particulièrement des processus d'évaluation des collaborateurs. Chacun fixe lui-même ses objectifs et procède à sa propre évaluation. Ensuite, nous avons plusieurs rendez-vous dans l'année pour déterminer ensemble les objectifs, les réalisations, les progrès, les efforts à faire, les formations à prévoir, et les perspectives pour les jobs futurs dans l'entreprise, même si c'est à horizon de deux à trois ans. Nous mettons également l'accent sur la collégialité : lorsqu'un manager évalue un collaborateur, il recueille au préalable l'avis des autres, afin d'avoir une vision aussi complète que possible, et de se prémunir contre toute subjectivité.


Les convictions personnelles ont-elles leur place dans l'entreprise ?

 

Il est très important que la culture d'entreprise donne du sens. En anglais, nous appelons cela les « values » - le terme ne doit en aucun cas se traduire par « valeurs », le sens moral n'étant pas de mise ici. Que ce soit dans le domaine de l'environnement, de l'énergie ou de la santé, GE fabrique les infrastructures du monde de demain et les finance. Le sens de notre entreprise est de répondre aux besoins vitaux de l'humanité. Chaque collaborateur de GE adhère à ces principes, comme la créativité, l'ouverture d'esprit, la performance, l'excellence, et le travail en commun. Mais chacun est libre de ses convictions, de sa culture, de ses croyances évidemment.

 

Vous travaillez pour un groupe américain, où règne une culture d'entreprise « à l'américaine », qui requiert enthousiasme, capacité d'adaptation et culture de la performance. Est-il facile de faire adhérer des salariés français à cette culture ?

 

Au sein des entreprises traditionnelles, il règle davantage une tradition de hiérarchie que d'autorité. Au sein de GE au contraire, l'organigramme est extrêmement fluctuant. C'est un repère, mais il n'est pas explicatif de la réalité de l'exercice de l'autorité dans l'entreprise. Pour ma part, en quatre ans de présence, j'ai changé quatre fois de poste, au gré des besoins et des circonstances. Ma fonction m'amène à voyager dans de nombreux pays du globe. Pouvoir examiner ainsi la façon dont s'exerce le pouvoir ailleurs me permet de comprendre ce que doivent être mes véritables fondements de l'autorité. Ainsi, j'ai pu remarquer qu'au Japon, le plus souvent aucune décision n'est prise lors des réunions, mais en amont ou en aval. De même, bien souvent ce n'est pas le président de séance qui décide, mais celui qui siège discrètement à ses côtés.


Comment définiriez-vous l'excès d'autorité ?

 

C'est l'absence d'écoute. Plus on doit fixer la stratégie, les objectifs et le chemin à suivre, et même si on sait déjà où on veut aller, plus il faut écouter les autres, afin d'éliminer progressivement les obstacles. A mes yeux, cette capacité d'écoute, assortie d'une aptitude à faire grandir ses collaborateurs, et « à surveiller » leur exécution, doit constituer l'un des fondements de l'autorité. Par exemple lorsqu'un collaborateur demande un rendez-vous surprise, il n'en évoquera le réel motif qu'en toute fin d'entretien. Il faut savoir poser la première, la deuxième, la troisième question sans être indiscret, pour comprendre dès le début ce qui le tracasse et pourquoi il vient vous voir. Je rajouterais également la capacité à nourrir et à porter une vision. L'autorité ne va pas sans leadership. Celui-ci implique de savoir distinguer l'urgent de l'important - la fonction « trier classer » est très importante.

 

Vous êtes la fille du professeur Jérôme Lejeune, généticien et découvreur de l'origine chromosomique de la trisomie 21. Aujourd'hui, si la science est contestée et bousculée, elle est aussi érigée en « juge de paix » de nombreuses questions de société relevant également de l'éthique (OGM, cellules souches…). La science doit-elle toujours faire autorité ?

 

La défiance vis-à-vis de la science est un vrai sujet de nos jours - peut-être parce qu'on a trop joué aux apprentis sorciers. Ainsi des parents choisissent aujourd'hui de ne pas faire vacciner leurs enfants. Votre question me remémore l'une des phrases préférées de mon père : « La science est cumulative mais la sagesse ne l'est pas ». La science n'a pas de conscience ; c'est un outil de connaissance et non un but en elle-même ; seule, elle ne peut donc faire autorité. La science n'apporte pas la conscience, pas plus qu'elle n'apporte le bonheur ou qu'elle ne donne du sens à la vie. De la même manière, le progrès technique n'apporte pas le mieux-vivre. De nombreux outils sont légaux et permettent la vie en société, mais ils ne sont pas forcément moraux, dans le sens où ils ne guident pas la conduite de vie.

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