Unité ou dualité ?

A condition qu'elles s'écartent clairement de tout précipice prosélyte ou idéologique, les valeurs sociales chrétiennes irradient indiscutablement la dignité humaine. Elles donnent un sens aux décisions de ces dirigeants chrétiens que l'entreprise et les règles du marché confrontent aux tensions les plus délicates mais aussi les plus fructueuses. Pour le responsable, la foi est une issue, mais les valeurs qu'elle impose complexifient sensiblement sa tâche.

« Chaque dirigeant chrétien vit dans l'insatisfaction et doit accepter l'existence d'une blessure ». Christian Ponson, Recteur de l'Université Catholique de Lyon, résume assez justement l'environnement alambiqué dans lequel chaque responsable d'entreprise vit son double engagement de chrétien et de dirigeant. « Le chef d'entreprise est au cœur des tensions, écartelé entre le marché, les clients, les salariés » renchérit Bertrand Dupont, directeur général du Groupe SEB. « Ces tiraillements convergent tous vers le souci de pérennité de l'entreprise » précise François Chaniot, Président du directoire de Gouillardon Gaudry. Juste salaire, propriété privée, répartition des richesses, responsabilisation individuelle, rôle et responsabilité de l'entreprise à l'égard de ses salariés, pouvoir et puissance, considération de la performance, gestion des ressources humaines, des licenciements, des sanctions... Les situations et les thèmes ne manquent pas, qui interpellent, rongent ou rassasient la conscience du dirigeant chrétien. Tous appellent au sens. La stratégie de l'entreprise, inscrite dans le long terme, la politique de participation et d'intéressement - « en dix ans, nous avons plus distribué aux salariés (2 milliards de francs) qu'aux actionnaires (1,7) » se félicite Bertrand Dupont - un management responsabilisant - voire même, comme l'indique François Chaniot, de coresponsabilité. « L'employé qui plonge les ingrédients dans le mélangeur a, dans son domaine d'action, une responsabilité équivalente à la mienne lorsque je modifie une organisation » -, une réelle considération de la dignité, sont autant de signes symptomatiques d'une politique humaine que certains qualifient de chrétienne.
« Être dirigeant chrétien, c'est rechercher l'équilibre dans une succession de microdécisions personnelles qui portent avant tout sur le quotidien. C'est à ces actes journaliers qu'il faut rattacher ses convictions » estime François Chaniot. Car ce qui semble particulièrement délicat sur un plan macro-économique trouve dans le terrain de l'entreprise un espace concret d'application et de rayonnement. « La qualité d'une société se mesure au sort qu'elle réserve à ses plus démunis. Lorsque cette préoccupation est vécue dans l'entreprise, on peut donner à cette dernière un peu d'humanité. Ça fonctionne parce que tout passe par l'homme, libérant alors toute la créativité ». Certes. Parfois cette théorie dualiste est néanmoins opportunément retournée pour mieux soulager le malaise du dirigeant. Ainsi, les voix qui s'élèvent pour responsabiliser la communauté humaine et réclamer qu'elle crée des emplois sont les mêmes qui déplorent « l'impuissance » des entreprises à coopérer à ce vertueux dessein. Ménageons l'entreprise, mais exigeons de la collectivité quand ça nous arrange...

 



Certains se réfugient derrière un fatalisme bienvenu

 

Le nerf de la guerre, c'est « le temps , celui qui permet d'écouter, de voir, de prendre le recul, d'observer. D'être face à soi-même et d'accepter de se « retrouver » afin d'habiller les décisions d'un véritable sens. J'ai la chance d'avoir un actionnaire qui laisse le temps au temps. L'homme dans l'entreprise est une richesse de cœur, pas seulement une richesse d'argent. Être chrétien en entreprise, c'est avant tout une attitude et un ajustement permanents à l'égard de l'autre. Dans cette réalité, le patron fait en sorte que chacun soit poussé à l'excellence; il arbitre, tranche, anime, réconforte, patiente, et doit se remettre lui-même en cause quotidiennement. Comme l'a dit Lao Tseu, celui qui conduit doit marcher devant » ajoute François Chaniot. On le sait, chaque patron agit désespérément seul. Être chrétien renvoie implacablement à sa propre conscience. « Celle-ci est décisive, mais elle n'est pas solitaire et se façonne au gré des rencontres, des confrontations, des joutes. Je suis fait de ce que les autres m'ont apporté ». L'entreprise est-elle un lieu d'expression et d'épanouissement de sa foi? Sans aucun doute. Mais là encore les disparités, pléthoriques, ricochent, la cohérence du double engagement se mesure à l'aune de la « résistance » que le dirigeant va fournir à l'égard des situations quotidiennes qui bouleversent et agressent ses valeurs chrétiennes. Du fatalisme douillet au conflit endémique, chacun vit, là encore avec sa propre conscience, sa relation avec sa foi. Et certains n'hésitent pas - sans aucun scrupule - à cloisonner leur spiritualité et leur travail au nom de ce fatalisme. « Subir » est parfois bien commode...
Seule certitude, n'en déplaise aux disciples de l'Opus Dei qui, par le principe de la sanctification dans le travail, font du champ professionnel une terre d'élection et de mission aux bords très obscurs, l'entreprise doit se cuirasser des pratiques prosélytes. Tout en se défendant d'une quelconque extériorisation de sa spiritualité et martelant son « respect de la liberté de conscience de chacun », Christian Malsch, patron de la société Sebro et membre de cet Œuvre, soutient que « le dirigeant doit se conduire de telle sorte que l'entourage s'interroge de lui-même. Le travail est un moyen de faire de l'apostolat, d'évangéliser. Mon interlocuteur, j'ai envie qu'il soit mon ami et je veux partager ma foi avec lui. Il est aussi important de sauver son âme que celle des autres. L'entreprise est bien le lieu privilégié d'expression de sa foi puisque l'on donne un sens à et pour son travail. On adopte une certaine ascèse de vie pour dominer les penchants caractériels et se rapprocher du Seigneur. C'est une lutte incessante », mais à l'impact très douteux et qui rejaillit nécessairement sur le fonctionnement de l'entreprise. Témoin, dans le bureau de Christian Malsch, cette image ostentatoire de la Vierge à laquelle il se réfère plusieurs fois par jour. Comme justification, le PDG de cette entreprise de négoce et de textile juge « égoïste de ne pas partager avec les autres sa foi et la recherche de son bonheur ».... Lorsque tout est fait au nom de Dieu et plus rien au nom de l'homme, n'est-ce pas inquiétant, voire alarmant ?

 



Intolérance

 

De nombreuses entreprises plébiscitées pour leur santé et leur politique sociale ont à leur tête un ou plusieurs dirigeants chrétiens qui ont su mépriser l'omnipotence du diktat financier pour imprimer une éthique rigoureuse et profondément respectueuse de la dignité humaine. Cette observation n'est bien sûr pas fortuite au regard de la noblesse des valeurs sociales chrétiennes qui, si elles la complexifient sensiblement, embellissent la tâche du responsable, ornent ses décisions d'un sens, et irisent la vie de l'entreprise et de ses salariés. En revanche, la gestion « publique » de sa croyance oblige le dirigeant à une extrême prudence et surtout à une quasi irréprochabilité. Car lorsqu'il décide d'afficher ou simplement de laisser ruisseler son « identité » chrétienne, il s'expose et se livre même parfois en pâture au jugement de salariés - pour la plupart indifférents ou adversaires de la cause - qui n'ont de cesse de mesurer la cohérence de son comportement et de repérer la moindre distorsion. Combien de collaborateurs d'un chef d'entreprise chrétien se sont émus, au premier degré et dans une diatribe très manichéenne mais souvent compréhensible, et ont déclamé leur incompréhension: « comment peut-on se dire catho quand on agit de la sorte? »
Être chrétien est en rien une assurance. Lorsqu'elle se répand dans le dogmatisme et l'idéologie, la foi légitime les pires excès et se pare d'une intolérance particulièrement délétère dont les manifestations, tyranniques, sont la plupart du temps insidieuses. Parfois elles s'étalent au grand jour. C'est le cas de ce dirigeant libre penseur qui, sollicité par RH en Rhône-Alpes pour témoigner de ses valeurs humanistes et athées, a préféré renoncer. Patron d'une société d'agro-alimentaire qui intervient exclusivement dans la grande distribution, il appréhendait avec anxiété la réaction de certains de ses clients tout puissants - Auchan... - et les possibles sanctions qu'ils lui infligeraient. C'est le cas aussi du PDG de cette société lyonnaise - très en vue - cotée en Bourse, qui juge antinomique d'être chrétien et politiquement à gauche. « Il faut trancher. Soit on est à gauche mais on ne peut pas être chrétien. Soit on est chrétien et alors on est forcément à droite. L'individu doit choisir. Car vivre en chrétien exclut de penser à gauche »... 


Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.