Axel Kahn : « Il est devenu inacceptable de mourir »

La déploration de la vieillesse et de la mort est séculaire. Mais sous le joug de l'affaissement spirituel, de l'accélération du temps, des progrès technologiques elle est devenue insupportable. . « L'individu a perdu l'accoutumance d'être seul avec lui », constate le généticien, auteur des Ages de la vie (Ed. de la Martinière).
©Hamilton/Rea

Vous publiez un ouvrage qui décortique historiquement, philosophiquement, scientifiquement les « Ages de la vie ». Cette dissection interroge le lecteur dans son triple rapport au temps, à la vie, à la mort. Rapports que conditionnent nombre de facteurs. Parmi eux, le contexte spirituel, la maîtrise technologique, le lien tissé avec sa finitude et le sens de son existence. En 2012, quel est ce rapport au temps ? En quoi se distingue-t-il de celui d'autres époques ?

 

Notre vision du temps est corrélée à la succession d'événements affectant notre corps. D'une part, nous ne sommes pas immortels, d'autre part le corps se transforme au fur et à mesure que le temps s'écoule. Un temps qu'ouvre la naissance, que traversent les âges de l'enfance, de l'adolescence, de la famille, parfois du pouvoir… et qu'achèvent le naufrage de la vieillesse puis la mort. Or ce qui caractérise toutes les époques mais auquel le progrès de la science offre en 2012 une résonance particulière, c'est la déploration de la jeunesse qui s'enfuit. Ronsard n'écrivit-il pas en 1545 « Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / Sa robe de pourpre au soleil / A point perdu cette vesprée / Les plis de sa robe pourprée… » ? Dans ce contexte, deux interprétations de notre rapport au temps coexistent. Celle, immuable, d'une continuité naturelle, telle que notre connaissance historique - orale ou écrite - de la succession des âges, aussi ancienne que l'humanité, nous l'a appris ; celle, moderne, qu'impacte l'irruption conjuguée d'éléments nouveaux liés à la technologie, et qui donne à chacun l'impression de pouvoir enfin réaliser ce qui, dans le passé, relevait du symbole, de l'onirisme, du fantasmagorique. Irruption qui dépasse le simple stade de la réalisation ; elle fonde une activité scientifique et industrielle.

 

La différence, fondamentale, est que la représentation des aînés dans la société a, de manière considérable, défavorablement évolué…

 

Deux éléments liés à la modernité forment un double contraste saisissant : l'appréhension psychologique, sociale voire intellectuelle de la vieillesse est de plus en plus négative, alors que la proportion de gens âgés dans la société n'a jamais été aussi élevée. D'autre part, la vieillesse a perdu l'ultime véritable propriété qui assurait à ses représentants d'occuper une position clé dans l'équilibre social ; la reconnaissance de la sagesse, de l'expérience, du savoir qui leur étaient jusqu'alors associés. De tous temps, quelles que soient les ethnies et selon une conjonction entre les traditions ésotériques, religieuses, symboliques, chamaniques, ou philosophiques, l'utilité et le rôle des anciens étaient sanctuarisés. Ils étaient habilités à se prononcer au nom du groupe, de la cité, ou du peuple, ils enseignaient à la jeunesse matière à contenir sa fougue pour apprendre à décider avec discernement et sérénité. Cette reconnaissance a été battue en brèche, le communisme et le libéralisme l'ont ensuite enterrée. Les deux grandes pensées économico-politiques qui dominent depuis le XIXe siècle sont progressistes ; or au progrès sont associées les notions de vivacité, de nouveauté, de singularité jugées incompatibles avec le maintien de certains repères. Dans cette logique, l'individu doit être l'objet de son propre déracinement. Souvenons-nous du débat qui opposa l'Allemagne et la France à la Grande-Bretagne lors de la guerre en Irak ; Tony Blair dressa contre la « vieille Europe » immobile, figée dans son histoire, et hostile à l'intervention armée, la « jeune Europe », celle, visionnaire et audacieuse, du progrès et de la modernité, déterminée à faire table rase d'un passé obsolète et malthusien. Cette absence de valorisation de l'ancienneté conditionne la culture du jeunisme à laquelle les seniors sont de plus en plus nombreux à succomber.  

 

Le diktat du progrès technologique et scientifique a métamorphosé le temps de l'économie, de la finance, des déplacements, de la connaissance, de la recherche, qui s'est formidablement accéléré. Au point d'échapper parfois au contrôle humain et à la raison.

Quelles en sont les conséquences sur notre rapport à l'âge ?

 

En riposte à cette déploration de la vieillesse et de la mort, l'homme a cultivé moult mythes - fontaine de jouvence, orviétan, remèdes miracles, etc. - censés assurer la jeunesse éternelle. Cette mythologie persiste, mais simplement emprunte désormais les « armes » biotechnologiques que la science a mises à son service. Des armes que d'aucuns, notamment dans les mouvances sectaires, n'ont pas hésité à présenter comme « bientôt » suffisamment abouties pour assouvir cette quête obsessionnelle et séculaire d'immortalité. Agglomérés aux règles de l'économie marchande, ces remèdes ont comme effets secondaires d'établir d'insupportables inégalités entre ceux qui peuvent en profiter et ceux qui en sont exclus. Les premiers emploient une partie de leurs revenus à ralentir les effets du temps sur leur apparence et sur leur activité, et creusent le fossé d'avec les seconds, impuissants face aux outrages naturels et irréparables dudit temps.

 

Ce contexte technologique, cette volonté de raccourcir le fossé entre son état physique ou psychique et les standards de la société fondés sur le jeunisme, la séduction, l'intrépidité, interrogent et bouleversent un autre rapport, celui que l'individu entretient à la mort, à l'image, à l'utilité. Dans un terreau de dépérissement spirituel et humaniste empoisonné par la dictature matérialiste, la mort apparaît de moins en moins acceptée…

 

L'accélération du temps crée l'illusion que l'on va tout maîtriser mais donc, consubstantiellement, met en exergue la peur et les conséquences de ne pas maîtriser. La montée en puissance des mouvements écologistes est liée à la prise de conscience d'une part de l'extraordinaire efficacité avec laquelle nous transformons notre environnement et d'autre part des répercussions de cette mutation sur ledit environnement. A l'inverse, l'accélération technologique fait assimiler le vieillissement à une insuffisance temporaire du progrès, et la mort à l'ultime échec. Vieillesse et mort sont donc de moins en moins tolérées, elles deviennent même inacceptables, car l'illusion scientiste de pouvoir les conjurer n'a jamais été aussi grande. A l'heure d'explorer la planète Mars, on semble se demander pourquoi la mort hideuse n'a pas encore été vaincue?

Certes le trépas n'est jamais bienvenu, et même les religieux peuvent ne pas masquer leur terreur lorsqu'il survient. Pour autant, son inéluctabilité fut de tous temps acceptée ; elle faisait partie de la vie, et, chez les croyants, pouvait ouvrir la voie à  un monde meilleur, à une félicité éternelle. Dès lors que la confiance en cet « après » s'est, dans les sociétés occidentales, délitée en parallèle à l'érosion de la spiritualité, la mort a pris les atours d'un désastre de moins en moins accepté. Le caractère inévitable de la mort et sa désirabilité en tant que passage vers un état plus épanoui de l'être ont laissé place au « scandale » de la fin de la vie que la science ne parvient pas à juguler, la camarde blafarde qu'il faut exorciser par tous les moyens et dont il faut repousser coûte que coûte les prémisses physiques et psychiques. Il devient alors nécessaire d'établir des palliatifs, les gênes transmis à la descendance et le souvenir qu'on laisse au-delà de sa disparition et dont la robustesse dépend de l'« œuvre » accomplie. « Je serai immortel dans la mémoire des autres, notamment de ma famille, si ce que j'ai accompli de mon vivant est remarquable ». Or ce sentiment est plutôt illusoire. La postérité n'existe que pour de très rares individus, et la mort signe la fin de tout : non seulement de soi mais aussi le plus souvent de ses œuvres. Epicure appelait à aborder la mort dans la grande sagesse qu'impose la fatalité. En effet, être conscient de sa mort pave sereinement le chemin qui y conduit. La société occidentale ne l'entend pas ainsi. 

 

Le rapport humain à l'âge et au temps est conditionné aux règles politico-économiques, à la société, à la culture dans lesquels ledit humain évolue. Les système libéral et marchand l'influencent-ils ?

 

Absolument. De tous temps, l'homme a investi dans le paraître. La plus vieille activité du monde n'est d'ailleurs peut-être pas la prostitution mais la cosmétologie… Les témoignages attestant du désir de paraître et d'agir sur le corps pour le décorer, pour en modifier l'effet en matière de pouvoir, de séduction, de possession de l'autre, même de frayeur… remontent au plus loin de notre connaissance de l'humanité. Il y a plusieurs milliers d'années, les riches se distinguaient du peuple par le soin qu'ils apportaient à leur peau ou à leur coiffure. Le désir de repousser les manifestations du vieillissement a donc très tôt nourri l'investissement marchand. Aujourd'hui, il emprunte de nouveaux outils - chirurgie esthétique, emploi des toxines botuliques, injections d'acide hyaluronique, mais aussi additifs alimentaires anti-âge, implants capillaires, etc. - et est devenu une activité majeure et florissante. Pour preuve, dans un contexte de crise économique profonde, l'industrie de la cosmétique est l'une des rares qui prospèrent.

 

Votre auscultation des âges s'attarde sur la starisation. Hier les stars étaient chercheurs, écrivains, philosophes, peintres. Aujourd'hui elles sont sportifs, chanteurs, acteurs. Et même éphémères suppôts de la téléréalité. La société est parvenue à vedettiser l'insignifiance et la vacuité ; est-ce un stigmate de sa déliquescence ?

 

Ce qui distingue l'ère moderne de l'Antiquité romaine ou grecque qui déjà vedettisait les acteurs, c'est effectivement cette capacité, liée à un processus intense d'identification, à starifier l'inconsistance. La star est l'étoile qui représente un idéal et dont on aimerait se rapprocher mais qu'on ne peut jamais égaler sous peine, sinon, d'éteindre sa lumière. Or, vouloir se rapprocher d'un idéal constitue une extraordinaire opportunité de commerce, car elle permet de mettre en vente tout ce qui caractérise la star érigée en modèle et dont on veut réduire - sans jamais la supprimer - l'inaccessibilité. Lorsqu'ils ont constaté que les stars susceptibles d'exposer une singularité exceptionnelle - beauté, performance intellectuelle, sportive, vocale, pécuniaire ou d'acteur hors normes - n'étaient pas suffisamment nombreuses pour répondre aux attentes d'une population exponentielle de consommateurs, les « géniaux » publicitaires se sont tournés vers une autre proie, le quidam, l'insignifiant, sur lesquels cette foule s'est jetée aveuglément. Parvenir à créer un phénomène d'identification à n'importe qui est invraisemblable, mais quelle prouesse marketing et marchande ! Voilà l'une des plus ubuesques manifestations de la modernité.

 

Le désir mimétique, l'interdépendance aujourd'hui totale des êtres humains, le prestige intellectuel et même l'attractivité sexuelle caractérisent l'émergence de la star « qui stimule tous les aspects du désir ». Cette grille permet-elle de « lire » le « phénomène » Dominique Strauss-Kahn ?

 

DSK témoigne d'un phénomène, complexe, par lequel les premiers bouleversés par leur importance sont les stars elles-mêmes, victimes des effets que provoque leur propre starification. L'ancien président du FMI avait atteint un très haut niveau de puissance, avait une activité sexuelle extrêmement élevée, et pouvait manifester quelque inconduite inacceptable envers les femmes auprès desquelles, nourri par un caractère dominateur de « vieux mâle », il exerçait un grand pouvoir. La starification exacerbe l'appétit sexuel, d'une part car la star devient objet de cet appétit sexuel, d'autre part car être objet d'appétit sexuel stimule sa sexualité. Au point que, dans ce domaine comme dans d'autres, les stars peuvent être impressionnées par elles-mêmes et alors explorent dans des proportions hors du commun voire délictueuses ce champ de leur singularité.  

 

Le « cas DSK » établit une corrélation entre starisation et exercice du pouvoir. L'irruption du marketing, des médias, de la communication a-t-elle dégradé ce qui constitue la double faculté d'exercer le pouvoir et d'être reconnu dans l'exercice de ce pouvoir ? Par sa faute, les savoir, savoir être et savoir faire censés donner crédit à cet exercice du pouvoir sont-ils sous-valorisés ?

 

Notre société n'a sans doute pas atteint un niveau suffisant de maturité dans son double rapport à l'exercice de la démocratie et à la responsabilité du pouvoir. A l'origine domine un système de déférence au souverain, auquel le peuple délègue la responsabilité de prendre des décisions dans l'intérêt général. Ce système a été de plus en plus contesté, et désormais, conditionné par la montée irréversible de l'individualisme, le responsable politique est de moins en moins un « chef » et de plus en plus l'organisateur d'un mécanisme qui doit assurer à chacun de s'épanouir individuellement. Mécanisme qu'escorte une intolérance qui croît parallèlement aux décisions dudit responsable. Ainsi la figure du Léviathan invoquée par Hobbes, incarnation d'un exercice vertical, descendant, tentaculaire du pouvoir, se fissure, libérant les aspirations à une démocratie directe et à des leviers d'expression - associations, etc. - qui se substituent à la démocratie délégative. Même en l'Etat, les individus n'ont alors plus confiance. Confronté à cette exigence et à cette pression inédites, l'élu politique se fait de plus en plus hésitant, et peine même à fonder puis à engager des décisions qui ne résulteraient pas de l'opinion publique de l'instant. Principales répercussions : une gouvernance et un fonctionnement des institutions gravement altérés, mais aussi un terreau fertile pour toutes les formes de démagogie et de populisme.

Cette dernière année, j'ai pu comparer les interprétations, en l'occurrence antagoniques, dont mes différents pouvoirs faisaient l'objet. Président de l'université Paris Descartes, élu par toutes les catégories de personnels, je disposais d'une légitimité incontestée qui co-existait avec une gouvernance collégiale. Candidat PS aux élections législatives dans la 2ème circonscription de Paris, j'étais bien entendu dépourvu de toute position hiérarchique et fonctionnais bien davantage en animateur qu'en « patron », amené à entendre et à intégrer toutes les remarques formulées directement par la communauté qui me sollicitait ; tout y était sujet à débats. L'idéal d'une démocratie participative mais aussi efficiente et réactive consiste peut-être en une voie médiane entre ces deux modèles.

 

En politique, le pouvoir fascine autant ses acteurs que leur entourage direct. Pourtant le crédit des élus est faible. Quels enseignements sur cette ambivalence et sur l'exercice du pouvoir en politique avez-vous retiré de cette expérience inédite ? Vous, homme de plusieurs pouvoirs - médecin, chercheur, patron, président d'université, auteur -, comment singularisez-vous chacun d'eux et positionnez-vous celui « découvert » ce printemps et achevé le 17 juin ?  

 

Pourquoi à la fin de l'année 2011 avais-je décliné la proposition de reconduire mon mandat présidentiel pour deux ans - sans savoir encore que j'explorerais quelques semaines plus tard une parenthèse politique ? Parce que je voyais s'ouvrir avec gourmandise une nouvelle aventure dans laquelle pour la première fois depuis trente ans je n'allais être dirigeant de rien d'autre que de moi-même. Cette situation, je la vis aujourd'hui avec délectation. Et je peux y exprimer encore mieux qu'auparavant le plus confortable de tous les pouvoirs que j'ai exercés : celui d'auteur. Ecrire agit comme une thérapie lorsque mes responsabilités de direction m'ont cruellement dépossédé de l'acte pur de recherche. Délesté de l'opportunité d'être un créateur direct de science et contraint de ne plus l'être que par procuration, c'est-à-dire via le travail des collaborateurs ou des laboratoires que je dirigeais, j'ai pu, grâce à l'écriture, ressusciter ma passion créatrice originelle en réinstituant un rapport direct entre le destinataire de ma création - le lecteur - et moi, libéré de tout intermédiaire. Le pouvoir de l'auteur s'exerce donc avant tout sur lui-même.
Le pouvoir du directeur de recherche pilotant cent à sept cents collaborateurs dépend largement de la considération qu'on lui porte en sa qualité de chercheur ; sa légitimité de patron dépend de celle du scientifique. C'est un monde impitoyable mais juste.
Quant au pouvoir du Président d'université, il est particulier. Contrairement à celui de directeur de recherche, il est intrinsèquement lié à la fonction, même bien davantage qu'aux compétences. Ce qui peut donner lieu à des situations pour le moins… étranges, lorsqu'on juxtapose l'envergure du pouvoir aux savoirs de l'heureux élu !

 

En politique, on gagne et surtout on perd de manière extraordinairement soudaine, à l'issue de campagnes électorales qui consument. Quant au scrutin final, il résulte pour partie de facteurs exogènes, irrationnels, parfois injustes, indépendants de la « valeur » du candidat. Ce contexte influence-t-il la manière d'exercer le pouvoir ?

 

L'aléa est présent dans toutes les formes d'exercice du pouvoir. Même celui d'auteur. Une fois dégagé de l'incertitude d'être édité - ce qu'heureusement je ne connais plus -, on ne sait jamais à l'avance si la production connaîtra le succès. La maîtrise du contenu, auquel pourtant on accorde nécessairement une confiance totale, ne signifie donc nullement celle de la vente. L'issue du pouvoir que l'on détient dépend donc de circonstances qu'on ne contrôle pas. L'homme ce roseau pensant (Ed. Nil, 2005) fut l'un de mes ouvrages les plus aboutis, et aujourd'hui encore est au programme des baccalauréats français et suisse ; sans doute aurait-il été un plus grand succès de librairie s'il n'avait pas paru au moment où l'ensemble des médias et des esprits était mobilisé par le référendum sur le Traité constitutionnel européen.

 

Le zénith physique et intellectuel et l'apogée du pouvoir sont asymétriques : l'âge des responsabilités et du pouvoir est postérieur à celui des performances maximales. L'accès au pouvoir est agrégé à la progression dans l'âge, et affiche même une dissymétrie entre le point culminant des capacités physiques et intellectuelles et l'envergure des pouvoirs assurés. C'est patent dans les domaines de l'entreprise et de la politique. Mais l'expérience, la sagesse, l'humilité censées s'imposer avec l'âge ne sont-elles pas des composantes du pouvoir tout aussi essentielles que l'ambition ?

 

Qu'attend-« on » traditionnellement d'une femme ou d'un homme détenteurs du pouvoir ? D'avoir fait leurs preuves, d'avoir acquis l'expérience grâce à laquelle ils pourront réagir aux situations rencontrées. Par ailleurs, la vie politique, l'entreprise, les églises sont des systèmes très hiérarchisés et normés, dont on franchit pas à pas les échelons, ce qui interdit en général aux jeunes d'exercer un pouvoir considérable. Des systèmes qui induisent alors une consubstantialité entre l'âge, la compétence et la confiance.

 

Une fracture intergénérationnelle entre des aînés qui combinent d'importants pouvoirs d'achat et souvent l'exercice des principaux pouvoirs, et une jeunesse vulnérable, qui aspire à exercer un pouvoir qu'on lui confisque, peut-elle surgir ?

 

Le risque existe. L'exercice du pouvoir atténue les conséquences personnelles du vieillissement puisque celui qui détient ledit pouvoir lit son importance dans les yeux d'autrui, conserve un capital de séduction et de puissance qui comble l'effritement de sa flamboyance physique. Si posséder le pouvoir est une raison de vivre et retarde le vieillissement, ceux qui en bénéficient sont prêts à tout pour ne pas le céder. Et les plus jeunes, qui y aspirent, peuvent effectivement s'insurger contre cette confiscation.  

 

Il y a le pouvoir que l'on obtient et celui dont on hérite. Le premier on se le doit, le second on le doit à d'autres. Le premier, on le construit, il est authentique et incontestable, parfois on l'essaime, le second n'est pas mérité, on l'a reçu, il est biaisé. Nécessairement on ne les exerce pas de la même manière car ils ne génèrent pas la même légitimité, la même reconnaissance. Pour autant, le désir que ce second type de pouvoir sécrète n'est pas forcément plus faible ; la fascination pour le pouvoir n'est pas conditionnée à l'envergure de ce qui le constitue…  

 

On accède au pouvoir par quatre voies : le mérite, les urnes, la force ou le pouvoir héréditaire. Le pouvoir en lui-même constitue une attraction. L'intelligence de la médiatique héritière de l'empire Hilton est inversement proportionnelle à sa popularité, faisant la preuve que la starisation ne résulte pas toujours des qualités endogènes. Mais ce phénomène n'est pas nouveau. De tous temps des fils de rois ou de richissimes marchands ont exercé le pouvoir et la fascination alors que leurs capacités intrinsèques ne les y destinaient pas. Quelle que soit la nature des pouvoirs - intellectuel, héréditaire, mérité, usurpé, etc. - que l'on exerce, un phénomène leur est commun : le simple fait d'y accéder confère auprès du public une légitimité. C'est particulièrement le cas au niveau de l'Etat, comme le parcours de Napoléon Bonaparte le démontre. D'un coup d'Etat extraordinairement minoritaire il fera plus tard plébiscite jusque dans les urnes. Cela démontre que même obtenu à l'origine de manière illégitime, le pouvoir par lui-même assure et enracine avec le temps sa propre légitimité.  

 

La déflagration est considérable chez ceux qui perdent un pouvoir auquel ils avaient conditionné leur valeur et l'estime d'eux-mêmes. « Quelle impression de vide lorsque le pouvoir seul constituait l'origine de la considération d'autrui et que cette dernière cesse instantanément avec l'arrêt des responsabilités. N'être plus rien du jour au lendemain est vécu comme n'être plus », examinez-vous d'ailleurs. C'est prégnant chez ceux auxquels le pouvoir de représentation donne l'impression d'exister, chez ceux qui n'existent que dans le regard de l'autre. La société occidentale des nouvelles technologies et de la médiatisation, celle des faux-semblants et de l'illusion, celle de la marchandisation et de la superficialité, celle aussi des réseaux par lesquels chacun peut être en connexion, même virtuelle, et s'assujettit au regard de « l'autre »,  aggrave-t-elle ce phénomène ?

 

De tous temps les personnes « existent » et bénéficient de reconnaissance à travers le pouvoir qu'elles exercent. De tous temps certaines d'entre elles ont employé les moyens parfois les plus ridicules pour conserver l'apparence du pouvoir lorsque celui-ci s'est dérobé. En revanche, il est exact que plusieurs caractéristiques de la société actuelle modélisent autrement les canaux et les filières d'« influence » : réseaux sociaux, spectacles, médiatisation, conférences, etc. Elles impactent jusqu'à l'accomplissement des responsabilités, lesquelles constituent, dans les deux sens, un levier majeur. En effet, on « existe » aussi sous le regard du chef, du patron, du responsable. Même le timide complexé s'épanouira lorsqu'il est l'objet de l'attention bienveillante du supérieur qui accroîtra son estime de soi, à l'inverse dévastée s'il perd ses faveurs.

 

Cette pathologie d'exercer un pouvoir pour exister interroge l'inquiétude voire l'effroi que constitue le spectre de se retrouver seul face à soi-même. Est-ce, là encore, un symptôme de notre époque ?

 

Absolument. Dans une société que la prolifération et la puissance des réseaux sociaux et, au-delà, des nouvelles technologies, ont rendue à ce point interdépendante, l'individu a perdu l'accoutumance à être seul avec lui-même. D'aucuns pensent que les « connexions électroniques », Facebook et autres Twitter, suffisent à garantir le lien avec les autres. En vérité, c'est là, bien sûr, une illusion par laquelle la  modernité peut entraîner une grave dépendance. 

Ce qui est à déplorer, ce ne sont pas les nouvelles technologies ou les réseaux sociaux eux-mêmes - grâce auxquels se développent une fertile intelligence sociale collective et de phénoménales opportunités d'accès à l'information et au savoir -, c'est la manière dont certains s'en emparent, s'y inféodent, se ligotent à ce qui constitue en réalité le miroir déformant d'une influence qu'ils imaginaient détenir mais qui in fine s'avère creuse ou vaine. L'estime qu'ils ont d'eux-mêmes est conditionnée à l'influence qu'ils exercent sur les autres ; lorsque celle-ci s'évanouit, c'est l'édifice tout entier qui s'écroule. 

 

Faut-il manquer d'humilité pour exercer correctement le pouvoir ou au contraire en faut-il beaucoup, y compris pour accepter de s'en défaire ? Lire Herman Hesse, écouter Schubert, admirer un Zurbaran ramène à la petitesse de ce que l'on est…

 

Bien exercer le pouvoir nécessite qu'on en soit le principal critique et donc exige une extraordinaire humilité, c'est-à-dire des capacités de distanciation et d'autodérision. C'est essentiel, pour soumettre ce pouvoir, qui vous assure mécaniquement une légitimité et donc une influence, au « tribunal de sa conscience ». Mais aussi pour gérer et relativiser l'image très valorisante de soi. Lorsqu'on est lucide sur l'effet du pouvoir lui-même sur autrui, indépendamment des qualités intrinsèques, s'imposer cette discipline est capital pour être un meilleur dirigeant.

 

La société occidentale expose une considérable et même croissante inégalité des individus face au vieillissement et à la mort, conditionnée à l'accès aux soins, à l'éducation, au type de métier, aux conditions socio-professionnelles, même à la géographie dans un pays censé être aussi équitable que la France. En 2012, cette inégalité n'est-elle pas aussi insupportable que celle liée à la naissance ? Une société dite moderne peut-elle l'accepter ? Est-elle emblématique de la décrépitude d'une civilisation incapable de conditionner le progrès à la réduction de cette inégalité ?

 

Dès l'enfance, les individus n'ont pas accès aux mêmes aliments, ne fréquentent pas les mêmes établissements scolaires, ne connaissent pas les mêmes conditions de vie ou d'éducation… Et ces inégalités socio-économiques, le phénomène du vieillissement les amplifie. Car à l'autre extrémité de l'existence, on « est » ce que l'accumulation parfois exponentielle des inégalités a pu provoquer, même s'il faut accorder aux aléas favorables - notamment à la volonté d'entreprendre, de rebondir, de riposter - matière à en résorber certaines. Ces inégalités sont exacerbées par celle, terrifiante, qui affecte le paraître. Faites l'expérience : transposez-vous dans un lieu qui vous est inconnu, à observer l'aspect physique des personnes d'un certain âge vous devinez le degré de prospérité qui le caractérise… Cette réalité est effroyable. La « laideur » - celle de cheveux délavés, de mâchoires édentées, de teints diaphanes, de rides creusées, de peaux squameuses, d'allures courbées, d'embonpoints proéminents - des autochtones témoigne d'une pauvreté qui accroît les écarts d'espérance de vie.

 

L'envergure du pouvoir et des responsabilités que l'on détient et que l'on diffuse n'est peut-être pas étrangère à l'espérance de vie. L'explique-t-on scientifiquement ?

 

Les éléments les plus probants résultent d'une enquête réalisée en Angleterre dans les effectifs de la fonction publique qui, compte tenu des systèmes sociaux hérités du régime travailliste, bénéficiaient des mêmes conditions minimum d'accès aux services de santé ou à l'éducation. Les conclusions sont tragiques : l'espérance d'être en bonne santé une fois à la retraite était deux fois plus élevée en haut de l'échelle qu'en bas. Pire, cet écart n'a fait qu'empirer dans le temps au fil des actualisations de cette étude. La principale explication réside dans l'influence des conditions de vie sur les conduites à risque : meilleures sont ces conditions - y compris d'accès à la culture ou d'éducation -, moins grande est la probabilité de fumer, de boire, de « mal » manger, etc.
Autre élément d'explication, l'appétence à vivre participe au comportement que l'on a à l'égard des conduites à risque. Or l'appétence à vivre est, en partie, conditionnée au rôle que l'on exerce dans la société et à la manière dont la société vous reconnait. Les personnes les plus vulnérables et en extrême difficulté, celles du « quart-monde », ne peuvent entendre les messages les exhortant à « vivre mieux » : leur enjeu, au quotidien, est de gagner un jour de plus. Leur horizon de vie n'est pas à dix ans, c'est le lendemain. Et pour trouver l'énergie d'y parvenir, fumer ou boire constitue une béquille.

 

C'est notamment pour permettre aux trentenaires et quadragénaires d'accéder au pouvoir que le Parti socialiste a gravé le non cumul des mandats. L'opposition que cette décision provoque parmi les « barons » du parti témoigne des résistances idéologiques… mais aussi, plus prosaïquement, liées au confort matériel : le cumul et la juxtaposition chronologique des mandats assurent les revenus, le patrimoine, et les privilèges…  

 

La détermination de certains à ne pas céder leurs mandats résulte de leur dépendance à tout ce que le pouvoir confère, aux plans matériel mais surtout statutaire et psychologique. D'aucuns ne s'imaginent pas dépossédés du pouvoir car l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes ne dépend que du pouvoir exercé. La perspective alors que cette estime et, au-delà, l'utilité même de leur existence s'écroulent, forme un spectre insupportable. Nous sommes là dans le cadre d'une addiction...

 

… d'autant plus difficile à juguler que l'entourage exerce une pression, sa fascination pour le pouvoir de l'intéressé conditionnant la considération, alors très fragile et précaire, que celui-ci a de lui-même. Perdre le pouvoir, c'est se perdre soi-même parce que l'« autre » ne vous estime plus…  

 

Cette solitude soudaine est effrayante pour ceux qui n'y sont pas préparés ou qui possèdent une image d'eux-mêmes si irrationnellement exceptionnelle qu'ils se pensent indispensables indépendamment du pouvoir qu'ils détiennent. Or chacun en a fait un jour l'expérience. Lorsque j'étais président de l'Université Paris Descartes, j'avais à « disposition » chauffeur, cuisinière, etc. Brutalement, ces privilèges ont disparu. D'ailleurs, entre ex-occupants d'une haute fonction de l'Etat circule une plaisanterie : « Comment t'es-tu rendu compte que tu n'étais plus en poste ? Quand je suis rentré dans la voiture, elle n'a pas démarré… ». Le choc peut donc être grand. Mais plus grand encore est celui que constitue l'évaporation tout aussi immédiate de vos interlocuteurs traditionnels. Deux semaines ont suffi pour qu'une partie de mon « réseau » s'étiole et ne me considère plus ; pour lui, « j'étais » le pouvoir que je possédais. Je n'étais donc plus rien une fois ce pouvoir abandonné. Cette situation peut devenir une épreuve considérable et infranchissable. En revanche, elle n'est aucunement problématique lorsqu'on est lucide et humble, lorsqu'on s'y est préparé. Et lorsqu'on a des projets.

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