Franck Riboud : « Mon métier ? Gérer les contradictions »

Il continue de puiser dans la sève paternelle de quoi irriguer l’ADN du groupe Danone qu’il préside depuis seize ans : faire converger l’économique et le social, articuler les tensions entre parties prenantes, afin d’assurer l’intérêt du fleuron mondial de l’alimentation. Cela, quel que soit le business, social ou capitaliste. Une règle d’or : faire de l’argent. Mais aussi, essayer de lui trouver un sens et une utilité.
©Laurent Cerino/Acteurs de l'économie

Acteurs de l'économie : Votre vice-président Emmanuel Faber le concède dans son essai Chemins de traverse (Albin Michel) : "Je suis le système". Vous-même, moi-même, chacun d'entre nous "est le système". Lorsque ledit système dévoie nos principes et nos valeurs, nous nous plaçons dans un vertige et même une schizophrénie. Etre patron et porter une exigence même un idéal élevés en matière sociale, sociétale, entrepreneuriale, managériale, humaine, voire morale, c'est se heurter quotidiennement à des contradictions. A partir de quels fondamentaux - personnels, professionnels, éducationnels... - les arbitrez-vous et vous employez-vous à juguler l'incohérence?

Franck Riboud : Etre patron, c'est faire face quotidiennement à des contradictions - lesquelles ne sont aucunement synonymes d'incohérence. Et mon métier, c'est justement de les gérer. Cela signifie trouver un équilibre entre les intérêts et tensions parfois antagoniques ou qui répondent à des logiques différentes : l'intérêt des actionnaires, celui des consommateurs, celui des pouvoirs publics, celui des salariés bien sûr, etc. Les critères à partir desquels j'arbitre doivent répondre à une seule question : l'intérêt de Danone à long terme est-il accompli ?

Vous faites référence à une schizophrénie, un vertige ou une incohérence...

Mais cette tension entre l'économique et le social fait partie de mon éducation, et, bien au-delà, de l'ADN de Danone. Et nous vivons très bien avec elle ! Danone est même l'une des rares entreprises à la revendiquer et à l'exprimer. Cela remonte au début des années soixante-dix, avec l'affirmation que le développement des hommes et celui de l'entreprise doivent être pris comme un seul et même but. C'est ce que nous dénommons le "double projet économique ET social". C'est à la fois la reconnaissance que les logiques économique et sociale peuvent paraître s'opposer à court-terme mais aussi le fait qu'à long terme leurs intérêts convergent. Quel est le seul intérêt convergeant pour une entreprise ? C'est le développement, la croissance. C'est la seule manière de résoudre ou de dépasser les contradictions car il n'y a pas de développement économique sans développement social. Et inversement.

Votre prise de fonction à la tête de Danone est concomitante à la prise de pouvoir de la financiarisation. Celle-ci a dévoyé le capitalisme et les principes de l'économie de marché. Vous y résistez mais aussi devez immanquablement composer avec elle. Quelles limites aux compromis vous fixez-vous ?Comment être l'acteur critique d'un système dont on dépend ?

 Mon père me l'a toujours dit : "Quand tu as une décision difficile à prendre, demande toi si après cette décision, tu seras capable de te regarder dans la glace". J'ai été élevé par quelqu'un qui s'opposait aux conformismes et qui m'a appris à prendre du recul, de la distance.
Cette problématique de la financiarisation du système interroge la gestion des équilibres. Il n'y a pas d'économie réelle sans finance, et pas de finance sans économie réelle. La question est simplement celle du curseur. Jusqu'où vais-je ? La finance n'est pas mauvaise par nature ; ce qui est malsain et dangereux, c'est quand il n'y a pas de contre-pouvoirs et qu'elle finit par être la seule logique à suivre. Alors comment vivre avec cela ? Tout est question d'attitude. On ne peut pas passer son temps à critiquer le système. En tout cas, je m'y refuse. Je ne souscris pas à l'argument au nom duquel "on serait prisonnier d'un système". C'est trop facile. Car à son niveau chacun a les moyens d'agir. Je suis à la tête d'une entreprise qui est présente sur cinq continents et emploie 100 000 collaborateurs. C'est gros et petit à la fois. A l'échelle de la planète Danone, je peux agir, parce que je me donne des marges de manœuvre. Quand, avec le comité exécutif, je décide de réduire de 30 % notre intensité carbone en cinq ans, c'est très volontariste. D'aucuns m'avaient assuré qu'il serait impossible d'atteindre l'objectif ; il est presque atteint après seulement quatre ans.

La "guerre" qui vous opposa à votre ex-associé Wahaha, numéro deux chinois de l'eau, témoigne de la brutalité et de l'amoralité du capitalisme lorsqu'il s'affranchit de règles de droit universelles ou est contaminé par des interférences nationalistes. Parallèlement, ces quatre dernières années de chaos mondial ont mis en exergue la défaillance, considérable, de la gouvernance internationale. Croyez-vous encore aux vertus d'un capitalisme à ce point livré à lui-même et à la sauvagerie que lui inspire l'appât du gain ?

On ne peut pas parler ainsi du capitalisme. Le capitalisme est un système économique qui, par nature, n'est ni moral ni amoral, ni vicieux, ni vertueux. Il est ce que les hommes en font. Certains certes sont motivés uniquement par l'appât du gain. Mais cela est totalement distinct des enjeux de défaillance de gouvernance internationale. De tous temps et partout des hommes et des organisations se sont arrangés avec les lois. Ce que nous avons vécu en Chine avec notre riche partenaire, c'est une péripétie de la vie des affaires. Nous avons appris de cet épisode, et cela nous sert désormais lorsque nous réfléchissons à nous implanter dans un pays

La "justice" est clé dans une organisation et un management exigeants aux plans humain et sociétal. Qu'est-ce que le "juste" prix : celui de vente des produits, celui des marges, celui des profits, celui des rémunérations, celui des investissements. Bref, celui de la mesure et de la raison ? Est-il possible, dans une économie à ce point concurrentielle, mondialisée et soumise aux pressions du marché, de soustraire le développement de l'entreprise au diktat de la déraison et de la cupidité ?

Lorsqu'on vend des produits qui ne sont pas de première nécessité, la notion du "prix juste" est contestable. Personne n'est obligé d'acheter des produits Danone. C'est pourquoi je ne parlerais pas du "prix juste" mais du "bon prix". Quel est le "bon prix" ? Ma réponse est très simple et peut-être provocatrice : c'est le prix que les consommateurs sont prêts à payer pour acheter nos produits. Personne ne doit acheter nos produits, nous ne sommes nulle part en situation de monopole, nous ne vendons pas des produits de luxe. Si nos prix ne sont pas raisonnables, les consommateurs nous quittent, tout simplement. Et puis le "bon prix" varie en fonction des moments. L'exemple de la crise de 2008 nous l'a montré. Nous avons décidé, dans presque tous les pays où nous opérons, de baisser nos prix afin de maintenir nos volumes. Le prix n'était plus le "bon". Cette problématique n'est pas étrangère aux notions d'équilibre et d'arbitrage. Même dans le prix nous devons intégrer cette réflexion : le "bon prix" est celui qui rencontre l'adhésion du consommateur, mais dans le prix d'un produit Danone est également intégré le salaire des ouvriers rémunérés en moyenne 20 % au-dessus du marché, et bénéficiaires d'environ 3 mois de salaires en intéressement et participation, et d'au minimum 3 jours de formation par an. Participe également à ce prix global celui du lait que nous réglons aux éleveurs et que nous avons toujours souhaité équilibré : compétitif pour nous bien sûr mais aussi qui leur permette de gagner leur vie. Un "bon prix", c'est aussi un prix qui rémunère correctement toute la chaîne de production. Pas simplement le plus petit prix au consommateur. Je ne suis pas sûr que le kilo de bœuf à 1 euro soit un "prix juste".

Avec l'acquisition de Numico en 2007, Danone a franchi un pallier dans le métier, sensible, de la nutrition - en l'occurrence infantile. Les débats, âpres, qui opposent les ONG et les sociétés de ce secteur, notamment sur l'application du code de bonne conduite de l'OMS - édicté en... 1981 - démontrent que le fossé, là encore, demeure. Dans quel cadre moral et éthique placez-vous la commercialisation de tels produits ?

Partout où nous vendons des laits infantiles, nous rappelons que le lait maternel est le meilleur pour l'enfant : c'est le code de bonne conduite de l'OMS, et nous en sommes convaincus. Nous respectons par ailleurs scrupuleusement les règlementations, et nous sommes attentifs - le mot est faible - à la sécurité alimentaire : c'est la base de notre travail. Ma seule responsabilité morale, c'est de faire le meilleur produit possible, servi par le plus juste équilibre goût-praticité-qualité nutritionnelle. Cela est vrai pour tous les produits que l'on commercialise : c'est ma responsabilité et l'intérêt de Danone.

Cette campagne électorale française - présidentielle comme législative - aura été le procès, à gauche comme à droite, de l'argent : celui des banques, celui des profits des sociétés du CAC 40, celui des dirigeants d'entreprises. Un opprobre jeté sans discernement et de manière caricaturale. Etre patron et responsable de l'impact sociétal de son action entrepreneuriale interroge nécessairement le rapport autant professionnel que personnel à l'argent. Quelle est votre définition de l'argent utile ?

Ma réponse vous paraîtra sans doute peu élaborée : l'argent utile, c'est celui qui permet de financer le développement de l'entreprise.

Quel rôle donner à l'argent, quelle finalité donner à l'économie, quelle vocation donner à l'entreprise : toujours les mêmes interrogations, toujours la même absence de réponse universelle. Depuis le fameux discours d'Antoine Riboud en 1972 exhortant à concilier l'économique et le social, on les sait pourtant au centre des préoccupations de votre groupe. Avez-vous progressé dans leur résolution ?

Avant de devenir Pdg de Danone, en 1996, j'ai rencontré Giovanni Agnelli, qui participait alors au conseil d'administration. Il m'a posé très peu de questions, mais je me souviens de l'une d'elles : "Aimez-vous l'argent ?". Quelle provocation, penserez-vous. Mais non. Dans la vie des affaires, l'argent forme l'instrument de mesure essentiel de la réussite. Nous sommes dans une compétition, et l'argent en constitue l'unité de valeur. Pour une entreprise, gagner de l'argent est capital, car cela conditionne sa croissance et son développement. C'est uniquement lorsqu'il devient finalité que l'argent est problème. C'est uniquement lorsqu'il aveugle qu'il devient pervers. Quelle finalité donner à l'économie et à l'entreprise ? Une entreprise doit à la fois créer de l'avoir, c'est-à-dire de l'argent - salaires, biens matériels, etc. - et de l'être, c'est-à-dire de l'épanouissement personnel. Elle n'a de sens que si elle concourt à l'amélioration du bien-être général. Quant au rôle qui doit être le sien, je m'en tiendrai à Danone qui applique la même réponse depuis plus de quarante ans : une entreprise doit être performante et durable. Et pour cela doit gérer l'équilibre entre le social et l'économique.

Avec l'irruption de la crise en 2008, on a beaucoup entendu des bouleversements - d'ordre moral, environnemental, social - qui allaient "enfin" donner naissance à un "autre" rapport à la production, au profit, à l'économie, au temps. Espoirs douchés. Le monde "nouveau" annoncé par les économistes, les sociologues, les philosophes, et les patrons de tous bords est en jachère. Même les financements éthiques et la RSE peinent à "décoller". Les codes et les repères sont bouleversés par le mercantilisme, l'immédiateté, le court-termisme, l'apparence, l'avidité, et l'égoïsme, l'individu semble n'avoir jamais été autant en besoin et en quête de sens. Quel rôle, même modeste, une entreprise comme Danone s'impose-t-elle dans la transformation de la société ? Quelle responsabilité l'entreprise (dans son acception générique) doit-elle accepter autant dans le délitement de ce sens que dans sa restauration ? Quel sens l'entreprise Danone poursuit-elle ?

Danone n'a pas vocation à changer le monde. On a trop attendu des entreprises, et ces dernières ont trop voulu revendiquer un rôle qu'elles étaient incapables d'assumer. Ce rôle, en ce qui me concerne, est de faire vivre le modèle de Danone et son écosystème, toute cette vie économique qui se développe autour de nous, en amont et en aval. Je ne donne de leçons à personne, je demeure à ma place mais toute ma place. A mon échelle, je gère la "planète" Danone. Prenons l'exemple du programme de replantation des palétuviers dans les mangroves au Sénégal. Nous y replantons des arbres qui séquestrent le carbone. C'est dans l'intérêt de Danone : à terme, ils deviendront des crédits carbone. Et c'est dans l'intérêt des communautés locales : l'initiative permet de faire barrière contre le sel qui envahit les mangroves ; ainsi la flore et la faune sont restaurées, et l'alimentation des populations locales est assurée. Enfin, c'est dans l'intérêt de la planète. La première année, nous avons planté 10 millions d'arbres, et l'année suivante 35 millions. Ce programme est tout à la fois considérable au plan local et c'est une goutte d'eau à l'échelle de la planète. Mais il traduit bien la manière dont nous vivons notre rôle.

Danone et plus largement toute entreprise sont au cœur d'un écosystème dont la pérennité exige que chaque stakeholder - actionnaires, clients, salariés, fournisseurs, environnement social et écologique des usines - soit équitablement traité. Quelle réalité donnez-vous à cet adverbe ?

Je considère le terme d'égalité inapproprié. En revanche l'équité est absolument nécessaire. Et ramène à la problématique de l'équilibre. Cela ne consiste pas à être au milieu, statique. On ne peut pas simultanément satisfaire l'ensemble des intérêts particuliers, par nature souvent divergents au moment T. Pour chaque situation, il faut arbitrer. Mon rôle est de veiller à ne pas toujours pencher du même côté.

Au sein de Danone, on estime que la valorisation est fondée sur la légitimité sociale et sociétale de l'entreprise. Certes. Mais à quelle hauteur des 40 milliards de capitalisation boursière assurés majoritairement par des esprits spéculatifs cette légitimité participe-t-elle réellement ?

Ce n'est pas la réalité de l'actionnariat de Danone. Nos actionnaires, qu'ils soient particuliers, institutions ou fonds d'investissements, le sont, pour l'immense majorité d'entre eux, depuis de nombreuses années. Il suffit d'assister à l'Assemblée générale et d'écouter les questions pour comprendre qu'ils ne sont pas dans une logique spéculative.

Une société comme Danone autant à la pointe au plan sociétal a fait le choix de ne pas ignorer les enjeux sociaux, culturels, naturels des décisions qu'elle prend en tant qu'acteur économique. Elle ne peut donc pas se soustraire à ses devoirs politiques. Danone vient d'investir massivement dans la Russie de Vladimir Poutine. Doit-on être moralement vigilant quant à la configuration politique des pays dans lesquels on investit ?

 Il ne faut pas donner à l'entreprise un rôle qu'elle n'a pas. Une entreprise n'a pas de devoir politique. Mon propre devoir est d'agir dans le respect des règles en vigueur, et surtout dans celui des règles de conduite des affaires que nous nous sommes fixées. L'objectif reste inchangé : préserver l'intérêt à long terme de l'entreprise, pour le bien des actionnaires et des salariés. Doit-on investir dans des pays supposés moins démocratiques ? Il ne m'appartient pas de juger. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir une opinion. Nous ne sommes liés ni à des gouvernements ni à des contrats d'Etat. Si tel était le cas, je ne vous répondrais certainement pas ainsi.

Maurice Lévy, président de Publicis, est au centre de la polémique. Président de l'Afep et à ce titre auteur d'un code de conduite responsable en matière de rémunération, il avait plaidé en août 2011 pour une taxation plus élevée des salaires des dirigeants. Or simultanément, il s'est opposé à la proposition de François Hollande de taxer à 75 % les revenus supérieurs à 1 million d'euros et s'est vu octroyer par son employeur un bonus de 16,2 millions d'euros. La question prend appui sur son cas : qu'est-ce qu'une "juste rémunération" des patrons ? Réconcilier le citoyen avec le patron et l'entreprise si injustement stigmatisés en France, n'exige-t-il pas l'exemplarité dans ces domaines certes anecdotiques mais hautement symboliques ?

Je n'ai pas pour l'habitude de commenter les programmes politiques. Mais il y a un an j'ai signé une prise de position collective dans Le Nouvel Observateur, indiquant que je n'étais pas opposé au principe d'un effort supplémentaire des très hauts revenus dans une période de crise financière. Non pas parce que je considère ces revenus injustifiés ou leurs bénéficiaires délinquants, mais simplement parce que les salariés les mieux rémunérés doivent être les premiers concernés par l'effort collectif

C'est en s'abritant devant la sempiternelle "loi du marché" que nombre de patrons espèrent se dédouaner et se déculpabiliser de rémunérations stratosphériques. "Cette règle, je ne peux plus m'en contenter pour être à l'aise avec les sommes qui transitent sur mon compte", reconnaît de son côté votre vice-président. On le constate, au-delà des discours, l'autorégulation est, en la matière, un échec. Faut-il (et alors comment) légiférer ? Est-ce au "politique" de s'emparer de la problématique ?

Chacun doit rester dans son rôle et prendre ses responsabilités : les entreprises d'un côté, les pouvoirs publics de l'autre. C'est aux entreprises, à travers les conseils d'administration représentant les actionnaires, de décider du niveau de rémunération de leurs cadres dirigeants, en fonction d'un certain nombre de critères, dont les pratiques de marché, et selon des règles simples, claires et transparentes. La loi n'a pas à fixer ce cadre. La puissance publique a, en revanche, le pouvoir de décider du niveau d'imposition et donc de moduler la rémunération nette.

La rémunération fait partie du pacte social de l'entreprise. En matière de rémunération des managers, Danone a institué une règle de calcul inédite : le système de rétribution variable repose sur trois tiers égaux, formés de critères économiques, de pratiques de management, et d'objectifs sociaux et sociétaux. Avec le recul, mesurez-vous concrètement ce que cette singularité a produit dans les comportements individuels, dans les processus de décision collectifs, mais aussi dans le profil des candidats au recrutement ?

La structure de rémunération a avant tout un rôle pédagogique, et permet de traduire les priorités. Il existe deux cas de figure. Soit les dirigeants ne sont pas convaincus mais ils doivent quand même adapter leurs actes pour percevoir leur bonus. Soit ils sont déjà convaincus, et à travers ce système nous les encourageons et leur donnons les moyens d'agir. Cela suscite l'intérêt de profils différents des profils classiques : certains candidats postulent car ils sont notamment sensibles au social business. Cette diversité des profils est précieuse.

Avec Grameen Danone ou danone.communities, votre groupe s'est fortement investi dans le social business. Cette expérience éclaire-t-elle, vous interroge-t-elle, peut-être même vous décentre-t-elle sur ce que doivent être l'utilité et la finalité de l'économie comme de l'entreprise ? A-t-elle une résonance sur le cœur des motivations et des initiatives "business" de Danone ? Que vous a-t-elle appris, notamment sur l'esprit et l'action d'entreprendre, qui ont pu bénéficier au corps social et à l'entreprenariat au sein de Danone ?

Cette expérience fut une confirmation : que le business soit social ou capitaliste, il n'échappe pas à la logique de la rentabilité. Pour être pérenne et efficace, donc utile, un social business doit dégager des bénéfices opérationnels. Ce qui change, c'est que les bénéfices ne sont pas distribués sous forme de dividendes mais intégralement réinvestis. Le social business oblige aussi à mesurer d'autres dimensions de la réussite que la simple performance financière. Par définition, il doit avoir un impact positif sur la société ; c'est pourquoi, par exemple nous mesurons l'impact sur la santé publique des projets de danone communities tous liés à l'alimentation.

Pour évoluer et assurer à terme son autonomie comme sa pérennité, Grameen Bank s'est décidée à "faire du profit". Cette inflexion, nécessaire, n'a pas été adoptée sans mal, et symbolise les incompréhensions intellectuelles et morales qui divisent les sphères du social business et du profit business. Vous interroge-t-elle sur le périmètre du profit "acceptable" ?

La règle absolument intangible pour qu'une entreprise soit pérenne et durable, c'est d'être performante et de pouvoir financer son développement. Si elle veut y parvenir sans recourir aux prêts ou aux fonds capitalistes, elle doit impérativement dégager des bénéfices qu'elle peut réinvestir. Sans cela, on ne parle pas d'une entreprise mais d'une association, dépendant des dons.

Avec l'explosion, ces vingt dernières années, des gains autant personnels que d'entreprises est apparu le besoin, pour leurs bénéficiaires, d'agir de manière philanthropique et caritative. Déculpabilisation, sincérité ou instrumentalisation : les motivations sont diverses et l'authenticité des engagements est tout aussi disparate. Et cela interroge la manière de les communiquer. Quelles règles Danone s'impose-t-elle dans le "faire savoir" du social business ?

Le social business n'est ni de la philanthropie ni de la charité. Il est composé de deux mots aussi importants l'un que l'autre : social et business. La philanthropie est très estimable. Il est exact qu'il est toujours compliqué d'établir un équilibre entre servir la cause et se servir d'une cause. Certaines entreprises tombent du mauvais côté. Dans ma famille, on avait coutume de dire : le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit...

Vous êtes proche tout à la fois de Zinedine Zidane et de Muhammad Yunus. L'un symbolise un football-business de paillettes, de violence, de futilité, de racisme, surtout d'une démesure amorale des rémunérations ; l'autre incarne une cause exemplaire : la capacité de se construire, de se guérir, de rayonner grâce à l'acte d'entreprendre. Le (très) grand écart...

 Je ne vois aucun grand écart. Et je peux vous assurer que Muhammad Yunus non plus. Quand nous avons ouvert l'usine du Bangladesh, il m'a demandé de venir avec Zinedine Zidane. Parce que Zidane au Bangladesh, comme partout dans le monde, symbolise tout l'inverse de votre propos. Il n'est ni dans les paillettes, ni dans la futilité, ni dans le star-système. Il siège d'ailleurs au Conseil d'administration de danone communities. Je connais personnellement peu de personnes qui s'investissent aussi discrètement et avec autant de désintéressement et de générosité que lui dans la cause des enfants. C'est n'est pas un hasard si depuis quinze ans, il est, sans discontinuer, l'une des trois personnalités préférées des Français.

Tout manager doit douter, être en questionnement, être interpellé. Voilà l'une des conditions clés de sa trajectoire, de sa capacité de rebond comme de créativité. Comment le patron d'un groupe de 100 000 salariés valorise-t-il et exploite-t-il intelligemment ce droit au doute ?

 On m'a toujours appris à douter, à me poser des questions. C'est génétique ! En entreprise, et c'est un problème, on laisse peu de place au doute. On demande aux gens d'avoir très rapidement des certitudes. Paradoxalement, si on veut laisser aux collaborateurs la possibilité de douter, de se poser des questions, le moyen le plus efficace est de leur faire confiance a priori. Fort de cette confiance et pour continuer à la mériter, ils vont alors d'eux-mêmes se poser des questions et douter. Le deuxième levier, c'est de donner le droit à l'erreur. Sans cela, le doute est seulement un doute qui paralyse. On doute parce qu'on a peur de se tromper. A l'inverse, si vous avez le droit à l'erreur, le doute devient constructif.

Danone est présent sur toute la planète. Plus de 90 % de ses effectifs sont hors de France. L'entreprise constitue donc une tour d'observation de l'identité et de la dynamique entrepreneuriales de chaque pays. Comment situez-vous celles de la France, communément raillées ? L'enseignement supérieur mais aussi l'éducation dès le primaire puis au collège et au lycée sont-ils dans ce domaine particulièrement défaillants ?

La France a produit beaucoup d'entrepreneurs et d'idées nouvelles, et continue à le faire. Mais il faut bien le reconnaître : en Europe en général, le climat n'incite pas spécialement à la prise de risque. Dans l'Hexagone, on a eu trop souvent tendance à ne valoriser qu'un seul type de talent : la réussite scolaire, et pour être caricatural, le talent mathématique. Souvent la presse relate ma passion pour le sport. Mais oui, je considère qu'un sportif ou un musicien possèdent des qualités qui doivent pouvoir s'exprimer et trouver leur place en entreprise et donc dans les cursus classiques d'enseignement supérieur. Dans certains pays, vous pouvez intégrer une université non pas parce que vous surperformez en sciences mais parce que vous être un bon tennisman. Et cela ne pose aucun problème, au contraire. Ce devrait être le cas en France. On en est loin.

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