Edgar Morin : « Il est devenu vital de penser autrement »

Edgard Morin exhorte à engager la « métamorphose », à creuser le sillon d’une « nouvelle Voie » qui restaure le « bien vivre », substitue le mieux au plus. Une telle révolution exige de « penser autrement », c’est-à-dire « aussi » de donner à chacun de « pouvoir penser », s’approprier, innerver sa conscience, et alors « faire ».
©Hamilton/Rea

Déferlement incontrôlé de la science, de la technique, ou de la finance, désintégration des solidarités, suprématie du quantitatif et de l'immédiateté sur le qualitatif et le long terme… « Tout est à repenser, tout est à recommencer », affirmez vous. La civilisation occidentale vit-elle une époque charnière ? Le temps de procéder à la « métamorphose » de notre société, de nos consciences, et de nos comportements, est-il venu ?


Au-delà d'apports positifs, la civilisation occidentale a généré des effets destructeurs aujourd'hui distincts de ceux du XIXe siècle. A cette époque, les progrès techniques et industriels avaient pour revers de massifs mouvements de désertification des campagnes, la quasi déportation des paysans dans les villes, l'émergence d'une classe prolétarienne soumise à l'exploitation effrénée de son travail. Aujourd'hui, la part d'ombre est non seulement misère matérielle elle est aussi misère psychique et morale dans la consommation, le bien-être, l'égocentrisme, la destruction des solidarités traditionnelles. Destruction qui a pour autre germe la compartimentation de chacun dans un secteur clos. De plus, dans notre système d'éducation, on n'apprend qu'à séparer les connaissances, de manière fragmentée, sans pouvoir les relier, ce qui rend aveugle lorsque surgit une problématique fondamentale et globale.
D'autre part, on constate que le bien-être et le confort matériel n'apportent pas la promesse de félicité, de bonheur que la mythologie même de cette civilisation avait laissé espérer. Le consumérisme si typique des classes moyennes a fait la démonstration que sous la pression de la publicité et sous l'incitation des chagrins de l'existence, s'est développée une véritable intoxication consommationniste. Car la consommation est devenue aussi une sorte de consolation, de pansement aux maux psychiques. Dès les années 60, la jeunesse californienne, la plus riche du monde, avait ressenti cette misère de la richesse, et recherchait à lier insertion dans une communauté et épanouissement personnel. Marx avait bien compris : on ne crée pas seulement un produit pour le consommateur, on crée aussi un consommateur pour le produit. Et on y est parvenu en parant de vertus imaginaires ou mythologiques des produits à la nécessité contestable ou purement utilitaires ; regardez les publicités pour les voitures qui mettent en exergue bien davantage virilité, pouvoir, séduction, que vertus mécaniques…


L'urbanisation irraisonnée et ses dégâts collatéraux ont pris le relais…

 

La vie urbaine dans les mégapoles est sous le joug d'une chronométrisation, d'une mécanisation, d'une hyperspécialisation terriblement stressantes. Le calcul, qui ignore la vie concrète, règne en souverain. Somnifères, tranquillisants, neuroleptiques, psychanalyse, gourou… les remèdes moraux ou psychiques, parfois inquiétants, prolifèrent, et sont employés pour espérer, là encore, faire face à la solitude ou à l'absence de dialogue qui affectent jusqu'à l'intérieur des couples et des familles. L'individualisme a fait de chacun qu'il est certain d'avoir raison et que l'autre a toujours tort. Le travail est asservi de façon nouvelle. Autrefois, dans le système fordien, l'ouvrier spécialisé subissait le contremaître devenu garde chiourme ; aujourd'hui, l'oppression est issue du management anonyme qui poursuit la recherche obsessionnelle de la productivité, de la rentabilité. On comprend mieux pourquoi la société civile se rue sur la télévision, les vacances, les loisirs, la « bonne bouffe » pour espérer fuir cet étouffement. Au début du XXe siècle, on chantait la « ville lumière », dorénavant on déplore la « ville tentaculaire ». L'urbanisation a désertifié le monde rural, et a provoqué dans les villages la disparition de ce qui en faisait la vie, l'animation, le liant social et communautaire ; ainsi aux bistrots et épiceries se sont substitués les centres commerciaux lointains qu'on atteint en voiture. A la campagne, les terres livrées à l'agriculture industrialisée perdent leur vie. Plus d'insectes, donc plus d'oiseaux, donc plus rien. L'élevage à grande échelle entretient non seulement la pollution des nappes phréatiques, mais donne des produits de très faible valeur nutritive et parfois même dangereux. La dégradation de la biosphère est vertigineuse. Bref, la société occidentale, de New York à Sao Paulo, de Moscou à New Delhi, est malade, ce à quoi il est urgent de riposter par une politique de civilisation. Il faut se dresser contre cette machine irrésistible qui emporte la planète et qui a trois visages : mondialisation, développement et occidentalisation. La Terre est aujourd'hui un vaisseau spatial propulsé par des moteurs incontrôlés, voire déchaînés, et aux caractéristiques ambivalentes, qui ont pour noms science, technique, profit, économie… Il court à la catastrophe probable.

 

L'écroulement, au début des années 90, d'une planète politique jusqu'alors binaire n'est pas étranger à ce dérèglement profond…

 

Absolument. L'ouverture de pays comme la Chine ou le Vietnam au capitalisme a produit une unification technique qui s'est déployée en coïncidence avec la dislocation non seulement de l'Union soviétique, mais de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, ainsi que l'essor de toutes sortes de mouvements irrédentistes. Et cette dislocation a pour effets, dans le monde désormais multipolaire, la multiplication des conflits - lesquels ne sont pas circonscrits à une guerre de civilisation entre deux pôles judéo-christianisé et musulman -. La crise de l'idéologie communiste, qui était une religion de salut terrestre, les multiples causes d'implosion énoncées ci-dessus, l'incertitude pour le futur, provoquent les conditions d'une régression sur les racines ethno-religieuses, elle-même source de conflit potentiellement appelé à se mondialiser. Croire que l'on va traiter ce faisceau de dangers par la croissance et l'augmentation du PIB est dérisoire.

 

Sur des enjeux aussi divers que l'environnement, la dette publique, ou les retraites, nous faisons le constat d'un examen extraordinairement paradoxal : oui, nous savons que nous léguons aux générations futures des bombes à retardement, non, nous sommes incapables d'avoir le courage et la responsabilité de les désamorcer. Ces logiques dilatoires ont-elles pour germes seulement l'égoïsme et notre capacité auto-destructrice, ou d'autres facteurs interviennent-ils ?

 

La pensée des décideurs est fondée sur l'immédiat. Elle est dépourvue de culture politique, et elle est dénuée de perspective future. Elle obéit aux experts qui compartimentent le réel et sont aveugles aux complexités, c'est-à-dire aux liens, interactions, entrecroisements des multiples courants économiques, sociaux, religieux. On applique à la réalité humaine la logique déterministe qu'on applique aux machines artificielles créées par l'homme. Quelles qu'en soient les expertises, de plus en plus élevées, qui les nourrissent, une telle pensée, une telle structure mentale ne sont pas adaptées à la complexité du monde, ne sont pas en mesure de l'éclairer, sont incapables d'offrir des perspectives.

 

L'incapacité d'une communauté à appliquer ce qu'elle diagnostique, à riposter à la désagrégation de son propre système, résulte-t-elle d'un déficit de démocratie ?

 

Il existe un déficit dans la démocratie parlementaire, mais qui peut être compensé par une démocratie locale et participative dynamique. En Amérique latine, et notamment à Porto Alegre, les exemples ne manquent pas d'initiatives qui voient la population participer activement à des décisions clés. Redonner de la vitalité locale par l'instauration d'instances de co-décision et de contrôle associant la population est un moyen de lutter efficacement. Reste que cette crise de la démocratie tient aussi au fait que les grandes questions politiques sont désormais inséparables des données scientifiques et techniques. Or technocrates, scientifiques, économistes monopolisent la connaissance dans leur jargon ésotérique. Il faut fournir une éducation, une formation, une compétence pour que les grands problèmes soient davantage compréhensibles et que leur appréhension ne soit plus la propriété d'un cercle restreint d'experts. On ouvrirait alors le champ de nouvelles libertés.

 

« Ne te préoccupe pas de l'Humanité en train de se détruire, construis ton propre monde », écrivit Stefan Zweig dans les semaines précédant son suicide. Cette tentation du repli, peut-elle submerger nos réflexes, et anéantir la dynamique de solidarité et de collectivité ? Ou au contraire, parce que du chaos naît le rebond, les fractures, les dislocations sociales ne réveillent-elles pas les solidarités ?

 

Toute crise provoque des effets contradictoires. Elle éveille une imagination créatrice, fondée sur le constat que les modes habituels de penser, de connaître, d'agir ne sont plus adaptés et ne sont plus valables dans un tel contexte. Cette créativité cherche à inventer du nouveau, dans la pensée, dans la conception et dans l'action. La crise est alors féconde. Mais elle génère aussi des tendances régressives, d'une part au repli, d'autre part à l'idée qu'il faut trouver un coupable, un bouc émissaire, et aussi un homme providentiel. Celui-ci, par le passé, a pris le visage d'Hitler. Toute crise est donc profondément ambivalente. Celle que nous connaissons fera-t-elle triompher les facteurs créatifs ou régressifs ? Nul ne le sait encore.

 

Votre démonstration prend appui sur une triple orientation : mondialisation/démondialisation, croissance/décroissance, développement/enveloppement qui poursuit l'objectif de désintoxiquer la planète de ses méfaits et de ses inutilités. Est-il possible de s'extraire de l'unilatéralisme, dominant, de la pensée ?

 

Il faut impérativement échapper à la pensée binaire qui nous enferme dans ses alternatives stériles et nous oblige à faire un choix. C'est pourquoi il faut associer des idées qui semblent antagonistes. Car elles sont complémentaires. Bref, il faut démondialiser, c'est-à-dire localiser, régionaliser, tout en mondialisant. Ainsi par exemple il faut développer une mondialisation d'intersolidarités et de communauté de destins, de commerce équitable et de métissages culturels, mais il faut aussi développer le local ou régional, c'est-à-dire l'alimentation de proximité, le maraîchage, l'agriculture fermière et biologique, l'artisanat local, les petites et moyennes entreprises, les cultures singulières.
Il est devenu vital de penser autrement. Réformes de la pensée, réformes du système économique, réformes de l'éducation, réformes sociales visant à réduire les inégalités, à traiter la misère et l'emploi, réformes de la vie… toutes ces réformes sont solidaires. Isolées, chacune est vouée à l'échec. Elles ne constituent pas des quelconques solutions à la crise, elles ouvrent un chemin qui mène vers la Voie. Le but n'est pas de se priver, mais de restaurer le « bien vivre ». Il faut substituer le mieux au plus. Donner la primauté à la qualité sur les quantités. Or je suis convaincu que si elles se développent, ces réformes trouveront le moyen de se relier les unes aux autres. Et alors elles pourront donner naissance à une Voie nouvelle qui fera tomber en obsolescence et donc en décomposition l'ancienne Voie.
La vie est issue de la métamorphose d'une organisation physico-chimique qui, sans cesser d'être physico-chimique, a acquis des propriétés nouvelles. L'histoire humaine est une succession de métamorphoses, à partir des petites sociétés de chasseurs cueilleurs, dont l'agrégation et la transformation ont produit les sociétés historiques qui elles-mêmes ont produit l'Etat, la cité, l'agriculture, les religions, l'art, la philosophie, la guerre, l'esclavage, les classes sociales… Pour le meilleur et pour le pire. Et aujourd'hui la planète est mûre pour aller vers une nouvelle métamorphose.

 

Votre exhortation vise finalement à restaurer ce qui fait sens, richesse, utilité pour l'individu. Qu'est-ce qu'être utile ?

 

L'utilité est un mot moins essentiel que la solidarité et la compréhension que l'on fait partie d'un tout. Là encore, pour engager les réformes, il faut redéfinir notre conception de l'humain. L'humain, c'est à la fois un individu, une partie de la société, une partie de l'espèce humaine. Il possède donc une triple nature, et ceci explique bien que l'on ne peut pas réduire l'humain à l'individu séparé. Il faut une révolution mentale afin de penser autrement. Hélas, je constate combien il est difficile de susciter ce changement dans nos systèmes de connaissance et de pensée.

 

L'application d'une telle métamorphose est fondée sur les capacités créatrices de l'humanité, avec l'espoir de générer une détermination, un sens de la responsabilité, un courage, mais aussi un esprit rebelle et indiscipliné. Les conditions sont-elles réunies ?

 

Il faut changer de voie. Ce changement ne peut venir que de la multiplication et de l'essaimage d'initiatives, même isolées, même petites. L'effondrement du polythéisme qui dominait l'Antiquité est venu de déviants, comme Jésus-Christ ou Mahomet. La science moderne a connu des débuts très modestes à partir de quelques esprits - Galilée, Bacon, Descartes - et elle s'est développée grâce à l'essor de la civilisation occidentale ; elle est entrée dans les universités au XIXe siècle puis est devenue une formidable machine au siècle suivant. Socialisme et communisme sont nés de quelques penseurs, Marx en tête, alors ignorés et méprisés ; pourtant, cela a donné lieu à une force historique formidable. Or, quand je regarde la planète, qu'y vois-je ? Partout, un grouillement d'initiatives créatrices, ignorées des partis politiques, des administrations, des philosophes professionnels. La forme que prennent ces initiatives est multiple. Ce peut être un village ressuscité, une rivière dépolluée, une coopérative, une ferme biologique, le microcrédit. En Amérique latine, j'ai vu la réhumanisation d'une favela au sein de laquelle les enfants sont arrachés à la criminalité et à la misère et recouvrent dignité et espérance en ayant accès à l'alphabétisation, l'informatique, la danse. Il faut reconnaître toutes ces initiatives, il faut faire en sorte qu'elles se connaissent, et il faut qu'elles se lient. Cela doit prendre appui sur une pensée qui enseigne à voir les complexités, ce qui nous fait comprendre que la mondialisation est à la fois la pire et la meilleure des choses.

 

Une fois que ces initiatives aujourd'hui éclatées, disséminées, en mal de repérage, seront identifiées et répertoriées, elles auront besoin d'une enveloppe, d'un corps communs qui leur assurent une cohérence et une consistance. Puis, pour être visibles et essaimer, elles auront besoin d'un nom, d'un visage, d'une organisation. Et d'un leader. Et là, soif de pouvoir, toute puissance, suprématie de nouveau surgiront…

 

Mais ce phénomène est aussi présent dans des contextes de sclérose et de décomposition. Regardez le Parti socialiste. Auparavant, les ambitions de pouvoir étaient liées à des idées. Jaurès rêvait d'être au pouvoir, mais sa motivation était d'apporter une société socialiste. Or aujourd'hui, ce qui caractérise le PS, c'est l'absence d'idées et de pensée. Et c'est ce désert qui libère les appétits et les luttes de pouvoir.
L'analyse de la situation fait apparaître que la crise des partis de gauche est inséparable de la disparition du peuple de gauche et plus largement du peuple républicain. Au XXe siècle, les instituteurs et les enseignants, puis les partis socialistes et communistes ont développé et entretenu l'idéologie de la République, les valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité ; ils ont apporté une culture ouverte, universaliste, prolongeant les droits de l'homme. Voilà ce que l'on enseignait dans les écoles du Parti communiste et les centres de formation socialistes. Tout cela a complètement dépéri. Le peuple de gauche n'était pas seulement urbain, il était aussi paysan en de nombreuses régions comme la Franche-Comté ou le Périgord. Ces ruraux s'intéressaient au monde, possédaient la fibre républicaine et sociale. Or les derniers représentants de ce peuple républicain de gauche disparaissent. La xénophobie, le racisme, le mépris des autres cultures peuvent prospérer aujourd'hui sans qu'ils soient refoulés comme auparavant par une conscience républicaine humaniste et sociale.

 

La métamorphose que vous promouvez a pour postulat de se libérer du tout marchand. Quand on voit combien le dogme, la doctrine, et les mécanismes de la marchandisation inféodent et aliènent l'individu…

 

Il ne faut pas se résigner. Certes il n'y a pas de modèle, mais il y a une voie : l'économie plurielle, qui comporte en elle l'économie sociale, solidaire, coopérative qu'il s'agit de développer en même temps qu'une éthique économique. Cela contribue à retirer au capitalisme son monopole. Un capitalisme qui n'est ni à l'agonie, ni éternel, mais qui est déchaîné, et auquel il faut appliquer des régulations nationales et continentales ainsi que des contrôles internationaux.
La progression de la conscience que notre finalité doit être le bien vivre, devra provoquer une conscience collective des consommateurs, qui pourront peser sur la production. Le consommateur ne sait pas encore que l'union des consommateurs constitue une arme suprême dans l'économie de marché. S'il choisit ses produits selon leurs qualités intrinsèques et non leurs qualités imaginaires, s'il cesse progressivement d'acheter des produits jetables, s'il emploie les artisanats de réparation, il contribuera au développement de la nouvelle économie plurielle. Des expériences de monnaies locales et provisoires font même leur apparition. L'hégémonie de la marchandisation et du profit ne va pas disparaître, mais il existe des voies alternatives qui peuvent progressivement l'affaiblir.

 

Ne faut-il pas inverser le processus et préalablement rompre avec la logique marchande pour espérer faire naître cette fameuse créativité humaine ? La réalisation d'une telle métamorphose peut-elle s'épargner violence et radicalité ?

 

Les changements les plus difficiles sont ceux de logiques, de paradigmes, de structures de pensée. A un moment, cela claque. Mais il faut le temps pour qu'une nouvelle structure de pensée se forme, se fortifie. Nous sommes dans les commencements des commencements.

 

Est-il possible de féconder une conscience politique qui fournisse une enveloppe à l'accomplissement de cette métamorphose, et notamment qui façonne chaque idéologie dans l'enjeu écologique ?

 

Il n'existe encore aucun parti politique à même d'intégrer la problématique écologique. Dans une problématique plus ample, le véritable enjeu est moins de faire rentrer la politique dans l'écologie que de faire rentrer l'écologie dans la politique. Car nombre de problèmes politiques - droit, justice, égalité - ne relèvent pas de l'écologie.

 

Notre dernier entretien remonte à mai 2007. C'était quelques jours avant que Nicolas Sarkozy soit élu. Depuis, sous sa direction, comment le pays et la démocratie ont-ils évolué ? Se sont-ils enrichis ou appauvris des moyens de tendre vers la métamorphose ?

 

Comme en Italie lorsqu'elle place au pouvoir Silvio Berlusconi, c'est la dégénérescence des partis et surtout du peuple de Gauche qui a amené Nicolas Sarkozy à l'Elysée. Son habileté à nommer des ministres issus de l'immigration, symbole positif, a coïncidé avec une recrudescence de la chasse aux immigrés ou aux sans papiers. Mais vu le déclin du peuple de Gauche, toutes les mesures, inhumaines, prises depuis à l'endroit de ces populations - et inenvisageables il y trente ans - n'ont finalement mobilisé qu'une opposition restreinte et diminuée.

 

Plus largement, convaincu que la religion console et fait accepter le triste sort terrestre, il préfère le curé à l'instituteur. Il a poursuivi et amplifié les tendances régressives de la société française, manipulé les peurs. Il considère les personnes d'origine maghrébine comme des musulmans - exactement comme si l'on désignait les Français comme chrétiens -. Nicolas Sarkozy est une personnalité versatile, changeante, sensible aux influences immédiates mais capable tout aussi vite de faire marche arrière. On n'en a pas encore fait le tour. Du meilleur n'est pas impossible, mais du pire est à envisager.

 

Depuis la Seconde Guerre mondiale, toute votre vie et votre pensée ont pour fil conducteur l'acte de résister. Dans la société, si l'on en juge par cette apathie, notre capacité de résistance semble en sommeil. Croyez-vous en sa régénération ?

 

Bien sûr. La résistance est un « non » qui porte en lui un « oui » - à l'émancipation, à la liberté, à la communauté, à l'amitié, à la fraternité. Ainsi le Conseil national de la résistance avait élaboré la vision d'une société meilleure. La résistance ne devait pas être réduite au « non » à l'occupation, elle innervait aussi le vœu de vivre un autre monde. Cette dimension et cette opportunité, malheureusement on les a ratées. Aujourd'hui je pense qu'il faut résister aux deux barbaries associées, la vieille barbarie de haine, mépris, violence, cruauté qui a trouvé une nouvelle vitalité, et la barbarie froide et glacée du calcul, de la technique, de ce qu'Adorno et Horkheimer appelaient la rationalité instrumentale, celle qui produit l'arme nucléaire.

 

A qui revient la responsabilité de régénérer la solidarité ? L'Etat, les pouvoirs publics, les partis politiques ?

 

Chacun doit y contribuer, mais la prise de conscience est aussi collective. L'Etat peut y contribuer en instituant un service civique de solidarité. L'éducation doit y exercer un rôle majeur à condition qu'elle soit elle-même réformée.

 

Vous fûtes justement en 2007 l'un des principaux promoteurs d'un service civique obligatoire (SCO) finalement plongé dans les limbes. Ce SCO avait pour vocation de démontrer que chacun peut apporter une contribution non marchande à la société. A-t-il payé le fait que justement nos mentalités totalement marchandes n'acceptent pas que l'on dépense collectivement pour une cause qui ne « rapporte » pas ?

 

Les candidats à la campagne présidentielle l'ont écarté de peur de s'aliéner le vote d'une partie de la jeunesse. Il n'y a pas que la mentalité marchande, il y a l'immobilisme, la sclérose, la bureaucratisation des esprits. Les cécités intellectuelles. La perte de vitalité. Lorsque je rentre d'Amérique Latine, je me rends compte de cette dévitalisation politique, alors que dans des pays aussi déchirés par la guerre que la Colombie règnent une vitalité, une volonté de changer, de réformer, de créer un avenir. D'ailleurs, la Gauche morte en Europe est vivante chez le brésilien Lula ou l'équatorien Correa.

 

« L'espérance était morte », écrivez-vous. L'emploi de l'imparfait signifie que vous croyez en sa résurrection. En voit-on les signes ?

 

Elle peut renaître. Je le mesure chaque fois que je montre à un auditoire qu'une « autre Voie » est possible. L'état de désabusement et de désarroi est généralisé, mais non moins généralisé est le besoin d'une espérance qui ne soit pas trompeuse, c'est-à-dire qui ne soit pas une promesse d'avenir radieux, mais une possibilité réelle.

 

Existe-t-il encore une place pour une utopie réaliste ?

 

Il faut distinguer la mauvaise de la bonne utopie. La première recherche la perfection ; elle doit être éliminée car toute quête d'un modèle idéal de société conduit au pire. La seconde propose des perspectives impossibles aujourd'hui - la paix universelle, l'éradication de la faim - mais possibles demain. Finalement, à l'idée statique d'utopie, je préfère substituer celles, dynamiques, d'une Voie à tracer et d'une métamorphose à réaliser.

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