André Comte-Sponville : « Arrêtons le politiquement correct ! »

Le philosophe ausculte les valeurs constitutives de notre civilisation, « fragilisée » par la mondialisation, la croissance du nihilisme, la montée des fanatismes et du terrorisme. Dans cette dissection des civilisations - démocratique ou tyrannique, judéo-chrétienne ou arabo-musulmane - qu'il juge inégales, il propose une lecture audacieuse, contrastée, du capitalisme et de l'entreprise. Qu'il ne considère pas ennemis de son espérance : l'instauration d'une civilisation de l'humanisme.

Vous considérez que les civilisations ne sont pas égales, qu'à l'aune de l'histoire certaines sont supérieures à d'autres, et qu'il faut accepter le relativisme de leurs « valeurs ». Cela vaut notamment pour les civilisations judéo-chrétienne et arabo-musulmane. Si l'on prend pour postulat que leur problématique n'est pas que sociale et qu'elle est aussi ethnique, culturelle, de l'ordre de la civilisation, que vous inspirent les récentes émeutes dans les banlieues françaises ?

 

Si tout se vaut, rien ne vaut. Ce nihilisme est mortifère. En revanche, il faut accepter le relativisme, qui est l'horizon intellectuel indépassable de notre temps : toute valeur est relative à une certaine société, à une certaine civilisation. Bref, on ne peut pas juger dans l'absolu de la valeur d'une civilisation ; mais j'ai le droit et même le devoir de juger, de mon point de vue, de sa valeur relative. Sinon, comment penser le progrès ? Comment choisir son camp ? Cela dit, l'enjeu est moins aujourd'hui de comparer les valeurs des civilisations judéo-chrétienne et arabo-musulmane que d'observer la naissance d'une civilisation mondiale. Laïque, démocratique, respectueuse des droits de l'homme, elle brasse les valeurs de toutes les grandes civilisations du globe, et invite Africains, Européens, Américains ou Asiatiques à un partage dont on ne peut que se réjouir.
Le phénomène des violences de novembre 2005 relève bien davantage du nihilisme que de l'islamisme ou du fanatisme. Ces jeunes, mêmes si plusieurs étaient musulmans, n'ont pas brûlé des voitures par excès de religion, mais parce qu'ils sont paumés, qu'ils n'ont plus de repères. Cette civilisation mondiale en gestation ne rassemble malheureusement pas la totalité des jeunes. Ceux qui perdent leur culture d'origine et qui ne parviennent à intégrer ni cette civilisation mondiale ni la culture de leur pays d'accueil sont mis de côté. Une marginalisation d'autant plus grande que leurs parents, eux-mêmes socialement fragilisés, ne sont pas parvenus à leur inculquer ce « cadre » de règles si essentiel.



La nature de ces émeutes, certains débats publics et politiques (polygamie…) qui les ont accompagnés, et l'image restituée par les médias, risquent-ils dans l'opinion publique d'immiscer chez les uns et de consolider chez d'autres le sentiment que notre civilisation est supérieure à celle qu'incarnent ces jeunes d'origine immigrée ?

 

Brûler des voitures, cela ne fait pas une civilisation ! Deux dangers guettent. Le premier est d'avoir une lecture raciste des événements, jusqu'à laisser supposer l'existence de « gènes » de la délinquance. C'est bien sûr idiot. Le second est de se réfugier dans le politiquement correct, c'est-à-dire refuser de dire ce qui est, refuser de voir la dimension ethnique sous prétexte qu'elle pourrait sembler corroborer la rhétorique d'extrême droite. Or il y a des faits qui ne sont pas contestables et qu'il faut au contraire aborder pour ne pas laisser cette extrême droite les instrumentaliser à des fins idéologiques. Par exemple, il ne semble guère contestable que, parmi les casseurs, figurait une majorité de jeunes issus de l'immigration africaine et maghrébine, et qu'on n'y a pas beaucoup vu de jeunes issus de l'immigration asiatique. Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais comme je ne crois pas aux gènes de la délinquance, force est de chercher des raisons sociales ou culturelles. C'est aux sociologues de nous dire lesquelles. Notamment pour mieux comprendre le contexte dans lequel évoluent les jeunes les plus vulnérables et pour appréhender les moyens de les aider.
Il faut insister sur un fait : 99,9 % des jeunes issus de l'immigration n'ont jamais brûlé une voiture de leur vie. Ces troubles sont donc provoqués par une infime minorité, qu'il faut traiter comme des délinquants. Et cessons d'accabler tout Ministre de l'Intérieur qui s'y essaie. Je me souviens que lorsqu'il officia Place Beauvau, Jean-Pierre Chevènement avait été traité de fasciste. C'était évidemment idiot. Mais que M. Sarkozy soit un fasciste, ce n'est pas non plus très vraisemblable… Je n'ai jamais voté pour lui, ni n'envisage de le faire. Mais cela ne m'empêche pas de reconnaître que, dans une République, il faut que force reste à la loi. Cela ne va pas sans répression.

 

 

N'est-il pas temps de radiographier le modèle d'intégration à la française, et de mettre en débat toutes les voies - communautarisme, discrimination positive, cartographie ethnique… - possibles que l'actuel enfermement dans le « politiquement correct » rend impossible ?

 

Je suis très attaché au modèle républicain français, synonyme d'universalisme et d'intégration. Mais pas au point de refuser de regarder la réalité telle qu'elle est. Arrêtons avec le politiquement correct ! L'idéal serait que tous les jeunes Français, blacks, blancs et beurs, partagent les mêmes valeurs et communient dans l'amour de la République, de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et de la laïcité, sans autre communauté que la République. Mais si cela ne marche pas ? Si les minorités s'y refusent ? Il est temps de nous départir de cet ethnocentrisme hallucinant, qui voudrait que le modèle français d'intégration soit le seul valable. Celui, plutôt communautariste, développé outre-Manche est tout aussi respectable. D'ailleurs, la plupart des démocraties occidentales acceptent sans aucun problème l'existence des différences culturelles entre les communautés. Ce n'est pas mon modèle préféré, mais prenons acte du fait qu'il existe et qu'il est légitime.
Nous n'avons pas à choisir entre ces deux modèles, l'un supposé tout blanc et l'autre tout noir, mais à chercher les bonnes réponses dans les tonalités de gris. Pour sauver l'idéal républicain, peut-être faut-il injecter un peu de communautarisme dans l'actuel modèle d'intégration ? D'ailleurs, la civilisation mondiale, telle que je l'appelle de mes vœux, résultera de l'interpénétration de multiples civilisations, permettra une connaissance et un respect de l'autre bien meilleurs, mais devra aussi laisser leur place à plusieurs communautés. Car ne nous leurrons pas : le mélange homogène est un doux rêve. L'humanité est plurielle, et c'est bien ainsi. Cette évolution communautariste peut n'être que transitoire et n'est pas un drame dès lors qu'elle s'accompagne d'un double respect : celui des autres communautés et celui de la loi.



La civilisation démocratique est supérieure aux civilisations tyranniques. Selon ce critère, considérez-vous que la civilisation occidentale est aujourd'hui supérieure à la civilisation arabo-musulmane puisque la grande majorité des états qui s'en revendiquent ne sont pas démocratiques ?

 

Il n'y a pas de valeur objective : tout jugement de valeur est donc subjectif et relatif. Mais du point de vue qui est le mien, bien sûr qu'une culture laïque et démocratique vaut mieux qu'une culture intégriste et tyrannique ! Jacques Chirac a lui-même déclaré un jour que l'on peut « mesurer le degré de développement d'une civilisation à la place qui est faite aux femmes ». C'est un critère parmi d'autres. De ce point de vue, pourquoi serait-il scandaleux de penser que la culture française est supérieure à celle de l'Arabie Saoudite ? Et si on prend comme critère le développement scientifique, le respect des libertés et des droits de l'homme, on arrive à des conclusions voisines. Pourquoi faudrait-il s'en offusquer ? Cela ne veut bien sûr pas dire que les Français seraient supérieurs aux Saoudiens ! Tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité. Mais cela n'implique pas que toutes les cultures soient égales en fait et en valeur.



On ne peut pas envisager le totalitarisme sous la seule forme de la liberté d'expression ou d'agir. Le capitalisme, le consumérisme exercent eux-mêmes une certaine forme de totalitarisme, certes plus sournoise, moins visible et moins brutale. L'Occident a-t-il beaucoup de leçons à donner aux autres civilisations ?

 

Appliquer le mot totalitarisme au consumérisme, même de manière métaphorique, constitue un abus de langage. Il est préférable de vivre en France aujourd'hui qu'en URSS il y a trente ans… D'autre part, il ne s'agit pas de faire la leçon au monde entier. Mais tout de même : une culture démocratique est préférable à une culture totalitaire ! C'est pourquoi d'ailleurs la question ne se pose plus en termes de religion. C'est ce qui donne tort et à Berlusconi et à Samuel Huntington. Cela tient en un fait incontestable : il existe des démocrates musulmans et des fascistes judéo-chrétiens. Je ne pense pas vous surprendre ni vous choquer si je vous dis que je suis évidemment plus proche d'un démocrate musulman que d'un fasciste judéo-chrétien. Justement parce que toutes les cultures ne se valent pas, et qu'une culture démocratique est supérieure à une culture fascisante !
Quant au capitalisme, il fonctionne à l'égoïsme. C'est ce qui explique son efficacité, puisque l'égoïsme est la principale force motrice en l'homme. Mais cessons d'accabler le capitalisme : c'est quand même mieux que l'esclavagisme, le servage ou le collectivisme ! Il est le meilleur système économique jamais essayé jusque-là. Notamment parce qu'il crée le maximum de richesses avec le moins de dégâts sociaux, politiques, humains et écologiques. Cela dit, le capitalisme n'est pas non plus une panacée : c'est aux Etats, donc à la politique, de le réguler et de le réformer, quand c'est nécessaire.

 


La vitalité du dynamisme économique et financier constitue-t-elle un critère d'évaluation de la valeur d'une civilisation par rapport à d'autres ?

 

Les critères d'évaluation sont multiples. Outre le respect de la démocratie et des droits de l'homme, il y aussi la richesse culturelle, artistique, scientifique… Autant de richesses dont la dynamique - surtout celle des sciences - va influer sur la richesse économique. Mais ce volet économique n'est qu'un critère parmi d'autres. Le pays le plus riche n'est pas forcément celui dont la civilisation est la plus admirable !



La civilisation de « l'humanisme » à laquelle vous appelez, faite de générosité, de paix, de courage, de partage, est-elle compatible avec les dogmes du capitalisme et du marché, caractéristiques de notre civilisation et sources de conquêtes, de gains, de compétitions, d'individualisme… ?

 

Vous avez raison de considérer que le capitalisme est à l'opposé des valeurs que nous célébrons, mais c'est vrai de toutes les sociétés : les valeurs auxquelles nous aspirons sont par définition à l'opposé de ce que nous sommes. Votre argument vaut également pour les cités grecques, dont la réalité était très éloignée de l'idéal de Socrate, de Platon, d'Aristote, ou d'Epicure. Et toute civilisation s'est faite au nom de valeurs que la société violait. « La justice n'existe pas, disait Alain, c'est pourquoi il faut la faire. » C'est justement parce que nous sommes tous injustes, qu'il faut se battre pour la justice. C'est parce que nous sommes tous égoïstes que la générosité est une valeur. Je ne connais aucune civilisation qui n'ait pas mis la générosité plus haut que l'égoïsme, et je ne connais aucune société qui n'a pas été composée de gens bien davantage égoïstes que généreux.
Il faut être lucide, et éviter tout angélisme, qui consiste à croire que les valeurs morales gouvernent la société. Ce vœu ne sera jamais exaucé, car l'homme est un animal égoïste. Pour autant, il ne faut pas céder à une autre tentation, qu'on peut qualifier de barbarie, selon laquelle il faudrait renoncer aux valeurs au nom justement de cet égoïsme. Depuis que l'humanité est humaine, nous sommes au cœur d'une tension : le réel et la valeur sont deux choses différentes. « Il faut suivre sa pente, disait André Gide, mais en la remontant. » C'est la civilisation même.



Dans quelle mesure l'entreprise contribue-t-elle à civiliser ? Sa réalité sociale, humaine, managériale, constitue-t-elle davantage un allié ou un adversaire ?

 

Au plan strictement économique, l'entreprise est le pivot de l'économie de marché, et à ce titre exerce un rôle capital. D'un point de vue idéologique, l'analyse est plus complexe. Je ne crois pas trop à « l'éthique d'entreprise », idéologie à la mode qui veut nous faire croire que l'entreprise place l'homme en son cœur et veut elle-même se placer au cœur de la civilisation. Il faut combattre ce piège ou cette illusion. Dans le fonctionnement capitaliste, ce qui est au cœur de l'entreprise ce n'est pas l'homme mais le capital et le profit. C'est pourquoi on licencie des salariés quand c'est nécessaire pour dégager davantage de profits ; on voit rarement l'inverse.
Il faut distinguer « l'important » de « l'essentiel ». L'important, c'est les moyens, et ce qui coûte très cher. L'essentiel, c'est la finalité, et ce qui n'a pas de prix. L'entreprise, c'est très important. Mais la liberté, la justice et la dignité, c'est essentiel. A ce titre, je partage volontiers la formule de Lionel Jospin : « Oui à l'économie de marché, non à la société de marché. » Oui à l'économie de marché, parce que pour tout ce qui est à vendre - marchandises, services… - c'est le meilleur système. Mais non à la société de marché, parce que, dans une société, tout n'est pas à vendre, tout n'est pas marchandise, et l'essentiel ne l'est pas.

 


Mais peut-on bien contester que l'individu est devenu une marchandise ?

 

Je le conteste totalement. Cessons de pervertir le sens des mots. Si vous êtes à vendre, c'est votre problème. Moi, je ne suis pas à vendre. On a acheté des êtres humains. Certains le font encore. L'esclavage continue d'exister. Mais le capitalisme, c'est autre chose : non pas l'esclavage, mais le salariat. La différence n'est pas mince !

 

… Mais les salariés constituent bien une marchandise lorsque leurs emplois font l'objet de négociations et sont sacrifiés dans le cadre de restructurations ou de fusions ?

 

Non. L'esclavage consiste à vendre un individu, le salariat à vendre une certaine quantité de travail. La distinction est fondamentale. Qu'on achète du travail ne me choque pas. Les licenciements sont une tragédie pour les victimes, mais qui n'a rien à voir avec l'esclavage.

 


Selon vous, le XXIème siècle sera fidèle ou ne sera pas. La fidélité constitue une « valeur prioritaire », que nous avons « la responsabilité de transmettre » et qui apparaît comme le seul « antidote à la barbarie ». L'entreprise qui, volontairement ou contrainte, est dans une logique de flexibilité, de mutation, de mobilité, qui licencie ou précarise les contrats de travail, est-elle un adversaire de cette valeur ?

 

Cela peut arriver. Car le marché se moque de la fidélité, au sens où cette dernière est une « vertu de mémoire ». La fidélité rend vivant aujourd'hui ce qui a existé autrefois, elle transmet à nos enfants ce que nous avons reçu de nos parents. Cette vertu n'intéresse pas toujours l'entreprise, souvent tournée vers un seul dessein : gagner le plus d'argent possible, le plus vite possible, le plus longtemps possible. Le but d'une entreprise, c'est la création de richesse. Je ne le lui reproche pas. Mais la richesse ne suffit pas à faire une civilisation. Celle-ci est constituée d'éléments qui ne sont pas marchands, qui ne sont ni à vendre ni à acheter. Et que l'Etat devrait avoir pour mission de protéger. Laissons au marché le soin de gérer tout ce qui a un prix, confions à l'Etat ce qui n'a pas de prix, c'est-à-dire l'essentiel. Et prenons en charge, nous individus, un certain nombre de valeurs, de principes, de traditions, de règles que le marché ne doit pas accaparer et que l'Etat ne suffit pas à transmettre.



Mais les entreprises capitalisent fortement sur les « valeurs », qui constituent l'essentiel de leur communication en interne comme en externe et tentent de former une « identité ». S'agit-il d'une instrumentalisation, d'un détournement ?

 

La morale est à la mode, et l'entreprise n'est pas étrangère à ce phénomène de mode. Cette dérive d'instrumentalisation est une réalité ; l'entreprise a compris qu'elle séduira plus facilement un client et des collaborateurs en donnant le sentiment qu'elle respecte des valeurs plutôt qu'en affichant sa véritable ambition, purement mercantile. Un discours éthique vend mieux qu'un discours cynique.
Reste que dans le champ de la morale, il faut distinguer l'entreprise de l'individu. La fonction de l'entreprise n'est pas de créer de la vertu ou de l'humanisme mais de la richesse. En revanche, c'est à l'ensemble des individus qui y travaillent, et notamment aux dirigeants, qu'il appartient de faire respecter ces valeurs morales dans l'entreprise. Il ne faut compter ni sur le marché, ni sur le capitalisme - par définition amoral - ni sur l'entreprise pour être « moral » ou « humaniste » à notre place. L'enjeu n'est pas de mettre l'homme au cœur de l'entreprise mais de mettre l'homme au cœur de l'homme.

 


Peut-on parler d'injonction paradoxale à propos du terme « entreprise humaniste » ?

 

C'est en effet un contre sens. Car seul un être humain peut être humaniste et avoir une morale. J'aime rappeler aux patrons chrétiens que la morale n'existe que là où il y a une âme. Or, que je sache, Dieu n'a pas créé d'âmes pour les entreprises… Ou alors c'est là un scoop théologique qui m'a échappé ! C'est justement parce que BNP Paribas ou Total n'ont pas de morale - puisqu'elles ne sont pas des êtres humains - que leurs dirigeants doivent en avoir une.



Dans la civilisation à laquelle vous aspirez, l'entreprise peut-elle constituer un levier de démocratie ?

 

Non. La démocratie est le meilleur système politique, mais ne vaut que pour une institution politique. Or, ce qui caractérise une institution politique, c'est que le pouvoir y est à prendre. Contrairement à l'entreprise, où le pouvoir est détenu par un patron nommé par des actionnaires. Excepté dans les scops, il n'appartient pas aux salariés d'élire leur patron.
Un jour, j'interdis quelque chose à mes trois garçons. Ils tentent de négocier, parlementent, mais je maintiens fermement mon interdit. Le cadet, alors âgé de 10 ans, choqué par tant d'autoritarisme paternel, me dit : « mais alors, ce n'est pas de la démocratie ! ». Eh bien non, la famille, pas plus que l'école ou l'entreprise, n'est pas une démocratie. Car la démocratie, ça sert à prendre le pouvoir, et dans la famille le pouvoir n'est pas à prendre : ce sont les parents qui l'ont.



Mais l'entreprise est bien un terrain de lutte de pouvoir…

 

Je n'ignore pas que l'école et l'entreprise sont des lieux de pouvoir. Mais la démocratie, ce n'est pas le pouvoir ; c'est une façon de le distribuer. La démocratie confie et répartit le pouvoir au plus grand nombre. Une règle qui bien sûr ne s'applique pas aux entreprises. Imagine-t-on chez Renault le pouvoir aux mains des ouvriers, qui composent le corps social le plus nombreux de l'entreprise ?



Vous considérez que la vraie fonction de l'école est d'instruire, celle de la famille d'éduquer. Quelle est celle de l'entreprise ? De même que l'on réclame sans cesse plus et de manière absurde à l'école de se substituer aux responsabilités des parents, demande-t-on aujourd'hui « trop » à l'entreprise et notamment une dimension éducationnelle ?

 

L'école a pour mission principale de transmettre un savoir et donc d'instruire ; elle a pour fonction secondaire de transmettre des valeurs et donc d'éduquer. Concernant la famille, on peut inverser l'ordre de ces priorités. La fonction principale de l'entreprise est de créer de la richesse, et s'agissant des salariés, de les motiver. Mais sans donner des leçons de morale ! Les salariés travaillent par intérêt, pas par devoir ! Il faut donc créer une convergence d'intérêts entre les salariés, les clients et les actionnaires. C'est le travail du manager. Et c'est parce que cette convergence ne va pas de soi que ce travail est nécessaire et difficile.



Le management dans les entreprises mondiales est dans une logique d'homogénéisation et surtout d'uniformisation. Ce phénomène va-t-il contribuer à effacer les différences entre les civilisations, et va-t-il bien servir la cause de cette « civilisation mondiale » que vous pronostiquez ?

 

Ce phénomène d'homogénéisation et d'uniformisation managériales et entrepreneuriales exerce un rôle dans le rapprochement des différentes civilisations qui tendent vers une civilisation mondiale. Mais est-ce bien une catastrophe ? Il y a trois siècles, un Breton et un Bourguignon étaient fondamentalement différents par leurs coutumes, leur patois, leur accent, leurs habits. On est aujourd'hui bien incapable de les distinguer physiquement. Est-ce un mal ? Non.
Les différences les plus riches ne sont plus établies entre les régions ou les pays ; ce sont les individus qui les créent. Ce qui importe, c'est que l'effacement des différences entre les civilisations et les cultures n'affecte pas les différences entre les individus. De ce point de vue, la télévision me semble nettement plus menaçante que l'entreprise. Il faut davantage se préoccuper des dégâts causés sur les jeunes qui passent en moyenne trois heures pas jour à visionner des programmes abêtissant et uniformisés.



Notre civilisation est-elle mourante ?

 

Elle est fragilisée. D'abord par le phénomène même de la mondialisation, par la montée des fanatismes et du terrorisme. Mais aussi et surtout par la croissance du nihilisme, au sein même de notre civilisation. Cette réalité m'inquiète davantage. Il n'y a qu'à voir un certain nombre d'évolutions de l'art contemporain : le nihilisme y triomphe plus souvent que l'amour de la vie !

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