Transports urbains lyonnais : Keolis, l’indétrônable

Le scénario ne s’était pas produit depuis 1998 : Keolis s'est retrouvé sans compétiteur pour briguer le nouveau contrat d’exploitation des transports en commun lyonnais, prenant effet le 1er janvier 2017. Sans surprise, le comité syndical du Sytral (Syndicat des transports en commun lyonnais) a voté à l'unanimité pour le compétiteur, ce 7 octobre. Pour quelles raisons aucun autre acteur n'a concouru, cette fois, pour une délégation de service public à un milliard d’euros sur six ans ? Les jeux étaient-ils déjà faits ? Keolis, filiale de la SNCF, dont la voie est libre, était-elle alors en position de force pour négocier les derniers ajustements avec le Sytral, l’autorité organisatrice des TCL ? Les interrogations entourant ce nouveau contrat d’exploitation sont nombreuses.

Enquête publiée le 7/09/2016. Actualisée le 7/10/2016

''Nous avons retiré le dossier d'appel d'offres et nous l'avons examiné. Il est exigeant, mais classique. Toutefois, au moment de nous poser la question du "go no go", nous avons considéré que nous avions peu de chances d'être retenus. C'est toute la difficulté de lutter contre un compétiteur bien installé et donnant satisfaction. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur Lille, car les jeux sont plus ouverts", témoigne Laurent Mazille, directeur des relations institutionnelles chez Transdev, aujourd'hui détenu par la Caisse des dépôts et Veolia Environnement.

RATP Dev, filiale internationale du groupe RATP, a elle aussi retiré le dossier et finalement décidé de ne pas aller plus loin.

"Il s'agit d'un important marché, le plus gros après Paris. Nous y réfléchissons depuis longtemps, car les savoir-faire mis en œuvre à Lyon sont présents à la RATP. Cependant, s'attaquer à Keolis est compliqué comme l'ont montré les précédents appels d'offres, analyse François-Xavier Perin, président du directoire de RATP Dev. De plus, les ressources nécessaires pour y répondre se comptent en millions d'euros."

Or, bien que réévalué à 1,5 million d'euros, le dédommagement (net de TVA) consenti par le Sytral aux candidats éconduits serait loin de couvrir les frais. François-Xavier Perin les estime plutôt autour de cinq millions d'euros. "Certes, c'est un challenge pour nos équipes, organisées pour le relever. Mais les appels d'offres sont nombreux en ce moment", reconnaît Laurent Mazille. La priorité est donc donnée à ceux pour lesquels "nos chances sont les plus grandes".

Dés pipés ?

Ces commentaires convenus laisseraient-ils suggérer une distorsion de la concurrence ? Les négociations sur le contrat stricto sensu seraient-elles parasitées par d'autres sujets, tel l'engagement de la SNCF à délocaliser à Lyon toujours plus de cadres pour aider les immeubles de grande hauteur à sortir de terre ? En 2004, il s'était dit que le bureau exécutif du Sytral était plutôt favorable au groupement Transdev-RATP.

Mais Gérard Collomb, président de la Communauté urbaine de l'époque (devenue Métropole de Lyon), qui rêve de hauteur pour le quartier d'affaires de la Part-Dieu, aurait imposé Keolis, selon nos informations. Et des services de la SNCF, déconcentrés de Paris, occupent 17 étages de la tour Oxygène, livrée en avril 2010. Rebelote avec la tour Incity, inaugurée le 11 mai dernier, elle aussi dans le quartier d'affaires de la Part-Dieu, et accueillant 1 450 personnes sur 18 niveaux. Le Sytral se serait-il donc placé entre les mains de la SNCF ?

"Il est infondé de croire que les dés sont pipés. Je n'ai jamais rien entendu qui puisse le laisser entendre", clame Annie Guillemot, élue à la présidence du Sytral en juin 2015.

"La SNCF est un partenaire de la Métropole. Et c'est un actionnaire stable et durable pour Keolis", ajoute Michel Havard, pourtant leader Les Républicains de l'opposition municipale à Lyon et administrateur du Sytral.

Annie Guillemot, présidente du Sytral, avec Gérard Collomb


« Il est infondé de croire que les dés sont pipés. Je n'ai jamais rien entendu qui puisse le laisser entendre », clame Annie Guillemot. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Scinder le marché ?

En revanche, tout le monde est plus à l'aise pour évoquer le motif du refus persistant du Sytral de scinder le marché en deux ou trois lots. "Pour un réseau de cette taille, c'était un moyen d'attirer plusieurs compétiteurs avec des expertises différentes et de challenger des opérateurs", assure Laurent Mazille. En conséquence, ce dernier déplore que le syndicat n'ait pas innové en la matière.

Cet avis est partagé par RATP Dev qui croit savoir que la technostructure du syndicat serait favorable à l'allotissement du contrat avec d'un côté, la surface, et de l'autre, le métro. "Notre expérience aurait été utile pour le projet Avenir Métro 2020 de modernisation du métro", rappelle François-Xavier Perin, en évoquant l'échec de mise en service du projet monté avec Areva.

Le refus d'allotir

Allotir le réseau, Bernard Rivalta qui a présidé aux destinées du Sytral pendant 14 ans, s'y est toujours opposé.

"Prenons l'exemple de la ligne de métro D. Si elle tombe en panne, 40 000 passagers sont affectés. Il faut mettre en place des bus de substitution. L'exercice est moins souple si ce sont deux exploitants différents", énonce l'ex-élu politique désormais consultant de Guillaume Pepy, patron de la SNCF, à l'international.

Si la future délégation de service publique (DSP), lancée fin 2014, est l'héritage de Bernard Rivalta, Annie Guillemot l'assume totalement :

"Nous voulons que le contrat soit global pour répondre au maximum aux besoins de la clientèle. Tous les jours ou presque, nous avons des incidents et Keolis a l'obligation de mettre en place une offre de remplacement."

Le second argument est d'ordre financier : "En cas d'allotissement, les opérateurs ne pourront plus s'engager sur un niveau de recettes. Comment imputer la part des voyages et des charges revenant aux uns et aux autres ? », fait valoir l'ancien président des transports en commun. Des motifs balayés par François-Xavier Perin : « Je connais au moins une vingtaine de collectivités locales qui ont résolu le problème en créant une chambre de compensation ou un système de répartition des recettes. » François-Noël Buffet, maire LR d'Oullins et administrateur du Sytral, se montre plus ouvert à cette hypothèse : "La décomposition du contrat mérite d'être regardée pour la suite sous réserve d'une étude préalable précise."

La paix des braves

Une certitude : le réseau lyonnais fait saliver les prestataires tricolores dont ils reconnaissent tous l'efficacité. Mais, à en croire Stéphane Noël, secrétaire délégué FO chez Keolis Lyon, "quand vous siégez à l'Union des transports publics et ferroviaires, vous avez un peu le sentiment que c'est la paix des braves entre les opérateurs qui se partagent le marché français. C'est à l'international qu'ils se déchirent". Et les étrangers ont du mal avec les contraintes sociales. L'anglais Arriva, seul non Français à s'être manifesté à ce jour, en 1993, "n'a pas donné suite quand ils ont compris qu'il fallait reprendre le personnel en place", se souvient Raymond Deschamps, directeur général du Sytral. Qu'en sera-t-il dans le futur ?

Franck Lacroix, directeur général TER SNCF


La direction TER de la SNCF s'est installée dans la tour Incity. Ici, son directeur général, Franck Lacroix.

En attendant, Keolis n'a pas eu de rival pour lui souffler l'exploitation des TCL pour le prochain tour, de 2017 à 2023. Le Sytral l'affirme : la partie ne sera totalement gagnée qu'une fois les négociations finalisées, d'ici à l'été. Au cas où "nous n'arriverions pas à nous mettre d'accord, nous pourrions prolonger d'un an l'actuel contrat", met en garde Annie Guillemot. Plus en amont, il était également possible de relancer une consultation.

"Les techniciens du Sytral sont d'autant plus attentifs qu'il n'y a pas de concurrence. Cette instance dispose des compétences internes pour challenger le sortant. Il est en capacité de le mettre en concurrence fictive", renchérit Michel Havard.

L'élu lyonnais le répète : "Keolis est bon délégataire et est apprécié. Et il n'y a pas de doute sur sa capacité technique."

"Je fais confiance à Keolis dans la mesure où Lyon constitue son vaisseau amiral en France", renchérit Michèle Vullien, 2e vice-présidente de la Métropole de Lyon et administratrice du syndicat. De fait, la direction de Keolis, qui a décliné toute demande d'entretien en invoquant son obligation de réserve en l'état actuel des discussions, se sert de Lyon comme une vitrine pour mener ses conquêtes à l'international. Ce réseau est un laboratoire dans beaucoup de domaines : les technologies de communication, la récupération d'énergie (freinage du métro), l'éco-conduite des tramways et des bus, etc.

Le social oublié

Pour conserver ce réseau en 2010, la filiale de la SNCF "s'est engagée sur une croissance de 36 % des recettes sur la durée de la convention. Nous avons la confirmation que c'était totalement fantaisiste puisque la progression atteint 24 % fin 2015, ce qui est déjà assez exceptionnel", analyse Jacky Halbrant, secrétaire général CGT chez Keolis Lyon, qui emploie 4 447 agents (dont 4 382 équivalents temps plein).

Les produits réels des TCL ressortent à 211,047 millions d'euros, en 2015, inférieurs de 4,5 % à l'obligation contractuelle, selon les comptes analytiques présentés lors du comité syndical du 29 avril dernier. Et les engagements de recettes non tenus justifient l'essentiel des 13,5 millions d'euros de pénalités prélevés par le Sytral(1), le solde des malus provenant de problèmes de régularité et propreté.

Les représentants syndicaux se plaignent que le social a été oublié. Ils en veulent pour preuve un taux d'absentéisme élevé "dépassant les 11 %(2)". "Il frôle même les 20 % parmi les conducteurs dans certains dépôts", s'inquiète Jacky Halbrant. Ces arrêts de travail sont causés par des accidents de travail (dont les agressions), les congés maternité et les arrêts maladies. "On ignore ce qui est du ressort des pathologies réelles et du mal-être. Toujours est-il que le médecin du travail a alerté sur les risques psychosociaux, mais il n'a pas les moyens de faire de la prévention", poursuit le syndicaliste de la CGT.

"Je suis assez fier du réseau, mais il doit être réhumanisé. Nous observons de moins en moins d'encadrement. Quand vous êtes affecté sur une ligne de bus la nuit, plus personne ne vient à votre rencontre. Les salariés sont trop seuls", déplore Stéphane Noël.

Lutte contre la fraude

Dans la prochaine DSP, des exigences supplémentaires sont formulées en matière de ressources humaines. "Il faut que les agents aient des perspectives d'évolution de carrière, qu'il puissent acquérir des compétences par la formation", reconnaît Raymond Deschamps. Pas moins de 70 métiers sont comptabilisés au sein des TCL. L'accent sera également mis sur l'entretien et la maintenance du matériel.

Par ailleurs, le Sytral entend que soit mis en place un plan cohérent de lutte contre la fraude qui se situe autour de 10 %.

"C'est un sujet compliqué auquel nous avons toujours été attentifs, car il engendre aussi des problèmes de sécurité. Nous demanderons au délégataire d'améliorer l'ensemble des procédures. Il existe déjà des contrôleurs en civil, mais il faut que les équipes soient plus mobiles", énonce la direction de l'autorité organisatrice.

La fraude représente un vrai manque à gagner, et la crise n'arrange rien.


Chiffres clés (source Maison de la chimie Rhône-Alpes)
1,7 million de voyages par jour
19 % de hausse de la fréquentation entre 2010 et 2015 pour les quatre lignes de métro
+ 21 % pour les 120 lignes de bus et trolleybus
+ 80 % pour les 6 lignes de tramway
4 447 agents

(1) En contrepartie des charges liées au service, k'exploitation reçoit une rémunération qui s'est établie à 372 millions d'euros en 2015. Ce forfait est ajusté en fonction de l'atteinte des objectifs contractualisés.

(2) Le rapport du Sytral relevait un taux de 11,9 % en 2013 pour un objectif maximum de 9,3%.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 07/10/2016 à 12:59
Signaler
Le refus d'allotir est désormais illégal sur ce genre de contrat (mais celui-ci y échappe pour avoir été "lancé à temps"). Toutefois les dés étant pipés dès le début (la SNCF va encore transférer des services à Lyon, ce qui fait des électeurs... de ...

à écrit le 07/10/2016 à 11:18
Signaler
Il y a peu de domaines "économiques" où l'on voie aussi clairement que dans le transport urbain comment évolue un marché libéral : de la légende de libre concurrence et des nobles vertus qui devraient en découler, vers une construction de monopole pu...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.