Lyon-Turin, le trafic des marchandises justifie-t-il vraiment le projet ?

L'explosion présumée des flux de marchandises est depuis longtemps une des justifications avancées pour la construction de la nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin. Pourtant, entre l'analyse des statistiques et l'évolution de la rhétorique des politiques, cet argument apparaît contestable.

"Les échanges de marchandises justifient la réalisation de la nouvelle ligne", justifie Lyon Turin Ferroviaire, la société franco-italienne en charge de ce grand projet, dans une plaquette décrivant les cinq raisons essentielles pour la réalisation du projet. Mais derrière cette communication, l'analyse des statistiques des flux de marchandises et l'évolution du discours des politiques sur la question, remet en cause cet argument phare. Celui-ci est basé depuis de nombreuses années sur l'augmentation estimée du fret de marchandises entre la France et l'Italie puis, entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest, et depuis peu, par le dynamisme du commerce mondial.

>> Visualiser. Le Lyon-Turin, un projet vieux de 25 ans (frise chronologique)

Selon les données transmises par les promoteurs, l'échange de marchandises passerait d'environ 150 millions de tonnes par an en 2010, à environ 275 millions de tonnes en 2035, sur l'ensemble de l'arc Alpin. Des données globales, de Vintimille à Tarvisio, à la frontière Autricho-slovène, qui ne donnent pas l'évolution précise sur la zone alpine franco-italienne, pour laquelle le projet était initialement destiné.

Renforcer le partenariat économique franco-italien

A l'origine, bien que définie dans un cadre européen, via le programme réseau de transport transeuropéen (RTE-T), l'initiative s'inscrivait dans une logique d'augmentation des flux de marchandises entre les deux pays transalpins. "L'Italie est l'un de nos principaux premiers partenaires économiques", défendait, en septembre dernier, le président de la région Rhône-Alpes, Jean-Jack Queyranne, en marge d'un déplacement à Turin à l'occasion d'une rencontre avec son homologue piémontais. Longtemps, l'argument des 70 milliards d'euros annuels d'échanges entre les deux pays a été avancé pour défendre l'intérêt du projet.

Dans le dossier relatif au débat sur le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin, lors de l'Assemblée plénière du Conseil régional Rhône-Alpes en date du 11 juillet 2013, il est écrit que  "l'objectif du projet est de faciliter les relations économiques entre la France et l'Italie, l'une pour l'autre deuxième partenaire commercial". Il faut noter, en outre, qu'une partie de ces échanges commerciaux ne sont pas "physiques" et résultent du secteur tertiaire, comme la banque, la finance ou les assurances. Et qu'environ 40 % des échanges représentent du fret de transit et non pas d'un échange "pur" entre les deux pays transalpins.

Cette logique visant à défendre l'augmentation des flux de marchandises entre la France et l'Italie pose question, à l'étude des données statistiques.

En 1984, l'échange de biens entre la France et l'Italie représentait 26 millions de tonnes. Jusqu'en 1991, l'augmentation du trafic est soutenue, atteignant rapidement 39,5 millions de tonnes. Puis, il connaît une progression ralentie jusqu'en 1999 à 49 millions de tonnes. À partir de cette année, le trafic stagne, puis décroît, chutant jusqu'à 39,4 millions de tonnes en 2009.

Conjoncture économique difficile...

Dans un référé de la Cour des comptes sur le projet de liaison ferroviaire, à l'intention du Premier ministre de l'époque Jean-Marc Ayrault, en date du 1er août 2012, l'organe de contrôle étatique faisait également part de ses doutes concernant les prévisions de trafic, estimant qu'elles devaient être "revues à la baisse".

Les prévisions de trafic de fret établies dans le cadre des études d'avant-projet sommaire du projet de liaison Lyon—Turin ferroviaire sur les accès français à la partie commune font apparaître une forte sensibilité des trafics aux hypothèses concernant la structure des échanges, la conjoncture économique et les politiques de transport.

Pour les partisans de ce projet ferroviaire, cette stagnation puis la réduction des flux sont dues à différents facteurs. Parmi ceux régulièrement évoqués, les accidents du tunnel du Mont-Blanc (1999) et de celui du Fréjus (2005) auraient entraîné un report des échanges vers d'autres itinéraires, notamment celui de la Suisse.  Également, la crise économique mondiale, déclenchée en 2008, aurait engendré une diminution des flux.

Les principaux points de passage routiers à la frontière franco-italienne.

Michel Destot, ancien maire (PS) de Grenoble et actuel député de l'Isère, rapporteur du projet de la loi à l'Assemblée nationale, estime, pour sa part, que la conjoncture n'est pas une fatalité. " L'appareil productif français a décliné depuis 20 ans. Mais cela doit être compensé en le reconstituant. Nous pouvons améliorer le commerce extérieur de la France, sa production industrielle, et maintenir ou améliorer les échanges avec Italie. La liaison ferroviaire Lyon-Turin peut répondre à cet objectif".

...ou changement structurel ?

Mais pour plusieurs observateurs, ces arguments conjoncturels ne trouvent pas une légitimité suffisante. La réduction du trafic serait davantage structurelle, en proie à la mutation mondiale de l'économie. Yves Crozet, enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon, membre du Laboratoire d'économie des Transports (LET), qui a participé à la Commission Mobilité 21, laquelle, dans ses conclusions, ne place pas le projet Lyon-Turin comme la priorité nationale, explique :

Il y a trente ans, quand le projet a émergé, le trafic était en expansion. Mais depuis les années 90, les trafics routiers et ferroviaires plafonnent, voire déclinent. Il y a un problème de désindustrialisation de la France et de l'Italie,  notamment avec la fermeture des usines Fiat et de la crise de la métallurgie/sidérurgie en France. En conséquence, il y a moins de marchandises qui circulent."

Par ailleurs, le commerce mondial, boosté par la libéralisation des échanges a également participé au changement de paradigme des flux. Les marchandises arrivent désormais majoritairement de Chine, via le port de Gènes, ou dans le nord de l'Europe, par le port de Rotterdam.  "Les tonnages ont doublé et représentent maintenant plus de 100 millions de tonnes sur un axe nord-sud depuis le port de Gènes, où les marchandises arrivent désormais d'Asie, pour remonter à travers les tunnels suisses et autrichiens vers l'Europe du nord, le long de la célèbre 'banane bleue", analyse Dominique Dord, député-maire (UMP) d'Aix-les-Bains, une commune fortement concernée par le passage des poids lourds.

Il était à l'origine favorable au projet Lyon-Turin, avant de se rétracter. Le député ajoute : "On nous réaffirme que dans 30 ans les échanges vont doubler, explique-t-il en référence au rapport Legrand de 1991. Je n'y crois plus".

Au regard des statistiques, l'augmentation des flux de marchandises a été plus soutenue en Suisse et en Autriche.

Rapport Alpifret 2011 Lyon Turin

Argumentaire européen

La Commission européenne a défini le projet Lyon-Turin comme un maillon central du "corridor méditerranéen", d'Algésiras à Budapest, au sein du réseau de base de transport européen. La section franco-italienne s'inscrit précisément dans le projet n°6, aux côtés de deux autres tronçons transfrontaliers, celui de Trieste-Divača et de Pragersko à Hodoš. (Le rapport 2013 du coordinateur du dossier auprès de la Commission européenne est disponible ici.)

Transport Europe corridor européen ferroviaireParmi les neuf projets de corridors de fret prioritaires reliant les principales régions d'Europe, trois traversent la France, dont celui n°6 absorbant de Lyon-Turin.

Ainsi, face aux doutes que suscite l'évolution de flux de marchandises à travers les Alpes franco-italienne, le discours initial semble s'atténuer au profit de cette "opportunité" commerciale européenne que représente l'élargissement de l'UE vers l'Europe centrale, depuis l'entrée des anciens "PECO" dans la communauté européenne.

"Le projet a évolué ces dernières années. Avant, c'était d'abord le projet de LGV (Ligne grande vitesse, Ndrl) entre la France et l'Italie. Aujourd'hui, ce n'est plus l'essentiel. Désormais nous sommes davantage sur le fret de marchandises. Pour le commerce européen, la barrière des Alpes est une frontière qu'il faut franchir. Il y aura une croissance en Europe, avec l'élargissement de l'Union, de la péninsule ibérique à la partie Est du continent", estime Jean-Jack Queyranne, le président de la région Rhône-Alpes.

Yves Crozet, enseignant-chercheur à Sciences-Po Lyon, réfute cet argument :

 "Quelle est la réalité du trafic de Lisbonne à Kiev ? C'est ridicule. Ce grand projet d'infrastructure résulte de grands schémas sans réels fondements. Les flux Est-Ouest en Europe sont et resteront faibles par rapport aux flux Nord-Sud, le long de la banane bleue".

Pour sa part, Hubert du Mesnil, président de Lyon-Turin Ferroviaire, promoteur de la section transfrontalière, défend une autre vision que celle de M. Queyranne, pourtant tous les deux ardents défenseurs du projet. Il souligne, pour sa part, que "l'augmentation des flux européens de marchandises n'est plus un argument". Hubert du Mesnil pense que le salut des échanges viendra non pas via la croissance européenne, mais par le dynamisme économique mondiale, et en particulier celui asiatique.

Incohérence

Enfin, un dernier point est à souligner dans le discours des élus rhônalpins soutenant le projet, en rapport avec cette logique de flux est-ouest. L'Autriche et la Suisse possèdent ou construisent actuellement de nouveaux ouvrages similaires au tunnel de basse franco-italien, afin d'assurer le transport des marchandises dans l'axe nord-sud. "Il n'y a pas de risque de concurrence. Nous ne sommes pas sur les mêmes flux", explique le président de la région Rhône-Alpes.

Pourtant, dans le document de la Région, peut-être afin de donner plus de relief à l'utilisation future de l'ouvrage, le texte affirme que "les axes du Gothard (Suisse) et du Brenner (Autriche) ne suffiront pas à traiter l'ensemble des flux nord-sud", et donc le projet Lyon-Turin est nécessaire pour capter une partie de ces échanges. Si ces infrastructures peuvent capter les mêmes frets, ne sont-elles pas alors un minimum concurrentes ?

Alors que l'argument de l'augmentation du flux sur lequel se fonde le projet est contestable, celui du report modal, autre grande justification de la future liaison ferroviaire, suscite également de vives contestations. Les partisans évoquent la nécessité de l'infrastructure pour initier le report. Pourtant, cette nouvelle offre ne sera pas suffisante. Elle doit être accompagnée d'une politique ambitieuse sur la question, en adéquation avec l'accord de Rome. La France est-elle assez volontaire sur le transfert modal  ?

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Commentaire 1
à écrit le 26/01/2015 à 20:05
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L'article défendant le projet était en accès libre, l'article au vu du titre moins partisan est en accès payant. Pas très équitable.

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