"Dans l'édition, le numérique est un flop total" (Jacques Glénat, Editions Glénat)

Alors que le paysage du monde de l’édition est soumis à de fortes mutations et phénomènes de regroupements, la maison d’édition grenobloise (celle de Titeuf ou de Dragon Ball) fondée par Jacques Glénat vient de fêter ses 50 ans. L'occasion pour celui qui se positionne dans le top 15 des éditeurs français de revenir sur son parcours d'autodidacte et qui amorcera bientôt la transition en confiant progressivement les rênes à l’une de ses filles, Marion.
(Crédits : JM Blache)

Alors que se déroule la 33e édition du Salon du livre de Genève (jusqu'au 5 mai, à Palexpo), quelle est votre vision du marché de l'édition, souvent évoqué comme en berne ?

En ce qui nous concerne, le marché a grandi en raison du succès des mangas, et de l'ouverture aux lectrices, qui sont de plus en plus nombreuses à lire des mangas et les BD. En conséquence, le marché s'est élargi et comporte aussi désormais des auteurs femmes. Certains estiment que le marché est trop saturé et qu'il existe trop de nouveautés, car il sort plus de 5 000 références chaque année, à tel point que chaque référence doit céder sa place chaque semaine.

On parle d'une certaine paupérisation des auteurs, mais en réalité, comme le marché se porte bien, les éditeurs distribuent de plus en plus de royalties aux auteurs.

La problématique étant plutôt que tout le monde se met aujourd'hui à faire de la BD, alors que cela était auparavant l'apanage de maisons plus spécialisées. Cela a eu pour conséquence de saturer le marché avec beaucoup de nouveautés et parfois, un petit manque d'expérience.

On parle souvent de l'arrivée du numérique qui bouscule plusieurs industries. Qu'en est-il dans le domaine de la BD ?

Le numérique est un flop total en France et en Europe, et ce, pour des raisons diverses. Notre situation est peu comparable aux États-Unis, où il faut parfois faire 100 km pour trouver une librairie alors qu'ici on peut en trouver une tous les 100 mètres.

En Europe, nous avons une culture où le livre est partout : dans les grandes surfaces, en librairies... Les Français sont encore habitués à acheter et offrir des livres et à les conserver en famille.

Nous avons aussi la chance, dans le milieu de la BD, de proposer des frises et des dessins au dos des livres. Ce qui fait que s'il manque un ouvrage, on le voit tout de suite et on court l'acheter.

Au final, le numérique ne représente que 1 à 2 % du chiffre d'affaires du marché de l'édition, ce qui reste très peu.

Le numérique avance également dans d'autres domaines. Par exemple, des chercheurs américains étudient la possibilité de prédire les prochains succès en librairie grâce à l'intelligence artificielle...

Je crois plutôt à l'humain, c'est-à-dire lorsque quelqu'un m'apporte un bouquin et qu'il me dit qu'il a passé un très bon moment à le lire, et que c'est pour cette raison qu'il faudrait éditer pour le partager. C'est davantage pour cela que ça peut marcher, bien plus qu'en se disant une couverture en bleu peut faire vendre.

Si les grandes maisons d'édition ont quasiment toutes été rachetées, Glénat conserve son indépendance. En 2018, votre chiffre d'affaires a même progressé de 7,3 % tandis que vous vous situez, d'après l'hebdomadaire Livre Hebdo, au 14e rang des plus grands éditeurs français. Quelle est votre recette ?

Nous avons toujours été passionnés par ce que nous faisions et nous avons su nous entourer de gens très pointus, comme des personnes spécialisées dans les BD belges traditionnelles.

Nous avons également développé un autre genre en parallèle, que sont les grandes collections, comme nos 30 albums sur la mythologie grecque proposés en collaboration avec Luc Ferry et qui ont déjà dépassé le million d'exemplaires vendus. À tel point que nous avons d'ailleurs été copiés par certains éditeurs. Pour cela, nous nous sommes associés avec des gens qui ont une image forte et qui sont pointus dans leur domaine, comme les Editions du Cerf. Cela nous permet d'avoir une présence permanente en librairie, et de rentabiliser des investissements marketing importants, avec une nouveauté tous les trois mois pour les lecteurs.

Nous pouvons aussi compter sur un fond éditorial important, avec plus de 10 000 références au catalogue.

Le développement de votre maison est aussi passé par plusieurs voies, et notamment par des acquisitions de maison d'édition spécialisées, comme dans le secteur de la randonnée (Guides Franck, Didier Richard, Libris, Rando Edition...), ou avec la reprise des éditions Zenda, Atlas, de la maison d'édition Vents d'Ouest...

Oui, au fil du temps nous avons racheté des maisons d'éditions qui étaient dans notre goût ou qui étaient mises en vente pour des raisons diverses. La dernière en date est une petite maison spécialisée dans le domaine de la jeunesse, les Quatres fleuves, et qui abritait notamment La couleur des émotions (d'Anna Llenas), un best-seller de la littérature jeunesse depuis deux ans. Ce qui nous a permis de conforter ce secteur.

Quelle est votre situation actuelle ?

Nous enregistrons aujourd'hui un chiffre d'affaires d'environ 60 millions d'euros pour 160 salariés et près de 2000 auteurs. Nos livres sont désormais vendus dans toutes les régions francophones (Belgique, Suisse, Québec...) mais aussi traduites dans de nombreux pays (Europe, Japon, chine, Etats-Unis...).

Nous sommes la première marque d'édition de BD sous la marque Glénat, et nous avons également été les premiers à publier des mangas en Europe.

Nous ne sommes pour autant pas un éditeur généraliste, mais plutôt multispécialisé, avec une présence sur les thématiques de la mer, la montagne, le vin, la gastronomie et le patrimoine avec des biographies, autobiographies, romans, livres pratiques, guides de randonnée...

Dans le segment de la gastronomie, nous avons publié les livres de près de 100 chefs étoilés, qui ont fait chez nous un livre qui leur ressemble.

Vous avez annoncé l'amorce d'une transition à l'une de vos deux filles, sans pour autant préciser de date. Comment cela va-t-il se passer ?

L'une de mes filles, Charlotte, est acheteuse et s'occupe de toute la matière première, autour du papier et de l'impression tandis que Marion, travaille dans l'édition depuis longtemps et a commencé au sein des éditions Atlas, Nathan, Hachette...

Elle est arrivée avec les compétences qui étaient nécessaires et est passée un peu par tous les services : marketing, droit étranger, commercial, jeunesse... En passant par toutes les cases, elle a fini par avoir tous les éléments pour assembler une vraie BD ! Elle prend peu à peu ses marques.

De mon côté, je continue de m'occuper des grands auteurs, des gros projets, et à maintenir le cap de croissance raisonnée, en défendant notamment un positionnement spécialisé qui ne s'écarte pas dans tous les sens. Mais je travaille toujours autant et je ne suis pas du genre à lâcher le morceau.

Depuis 2009, le siège social grenoblois des éditions Glénat est basé dans un monument historique de la capitale des Alpes : l'ancien couvent Sainte-Cécile. Parmi vos projets, vous aviez également annoncé la construction d'un nouveau siège en région parisienne, à Boulogne. Qu'en est-il ?

Nous inaugurerons ce nouveau bâtiment fin 2020. Il a été imaginé par l'architecte Wilmotte. Il est un peu l'antithèse de notre siège grenoblois, lui-même hébergé dans un ancien couvent du XVIIe siècle avec des murs épais.

À Paris, nous aurons plutôt un immeuble en verre transparent, qui sera plus spacieux et moderne pour accueillir les visiteurs.

Il s'agit d'un investissement d'environ 20 millions d'euros.

Vous dites souvent que vous avez commencé un peu par "la faute" de votre grand-mère, à partir de votre premier ouvrage fanzine qui est devenu "Les Cahiers de la bande dessinée"...

Quand j'étais à l'école, je dévorais les journaux et j'étais abonné à Mickey et Spirou sur ma demande. Cela a abouti pour moi à la création d'un fanzine à l'époque, où je parlais de mes passions. J'envoyais ce petit journal à qui voulait bien s'abonner, et celui-ci a grandi au fil des ans jusqu'à créer une maison d'édition.

Je ne savais pas bien où j'allais, et surtout, je ne savais pas que c'était impossible, c'est pour ça que cela a marché.

A l'époque, je faisais des études dans différents domaines à la fois : en anglais et en italien pour lire des BD, en pharmacie pour faire plaisir à mes parents, et en architecture car j'étais un passionné. J'ai toujours aimé tout faire en même temps !

Un bon éditeur, est-ce avant tout un métier passion ? Faut-il d'abord aimer ses auteurs ?

On ne fait pas ce métier si l'on ne s'intéresse pas de près aux gens qui racontent des histoires, et à la façon dont ils les racontent. Il y a ceux qui viennent vous voir, ceux que l'on rencontre dans les salons, ceux que l'on connaît par des relations, et ceux que l'on va chercher chez les confrères, car il existe sans cesse une guerre entre éditeurs pour trouver de nouveaux auteurs. Il faut aussi savoir demander aux auteurs ce qu'ils souhaitent faire et développer une relation de confiance.

Avez-vous connu des années difficiles ?

Il y a eu une trentaine d'années difficiles, tant que l'on n'a pas instauré une image de marque et des best-sellers qui correspondent. Aujourd'hui, on nous reconnaît car c'est nous qui éditons Titeuf par exemple. Mais cela met beaucoup de temps à s'installer car il faut à la fois des réseaux de diffusion, de distribution, une présence continuelle chez les libraires...

Une maison d'édition regroupe près de 30 métiers différents et ce sont chacun d'eux qui font tourner la machine. On ne peut pas rêver de créer demain matin une maison ex-nihilo et savoir tout faire.

Sans compter qu'il faut beaucoup de succès pour rattraper un échec... On est souvent coincés entre les regrets d'avoir fait des bouquins qui ne se vendent pas, et des remords de ne pas avoir édité ceux qui sont allés ailleurs.

Quelles sont vos plus grandes fiertés ?

Il y a bien sûr le succès effectif de Dragon Ball, avec près de 35 millions d'exemplaires vendus et qui se vendent encore chaque jour. Nous avons également vendu près de 12 millions de Titeuf, c'est une autre forme de fierté parce que personne n'en voulait à l'époque, nous avons été les seuls à y croire.

Mais on est davantage fier d'avoir réalisé un bouquin magnifique, qui se vend seulement à 3 000 exemplaires car positionné sur une niche, plutôt qu'un produit qui se vend grâce au rachat de licences cinématographiques.

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Commentaires 5
à écrit le 03/05/2019 à 16:36
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Il aurai été étonnant qu'un farfelu exilé en campagne ne ramène sa science sur une question de distance.

le 04/05/2019 à 8:46
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Un farfelu qui se situe dans le top 15 des éditeurs avec un C.A. de 60 millions d'euros et qui a édité Titeuf et Dragonball, on l'écoute davantage qu'un farfelu qui ne fait que bougonner.

le 04/05/2019 à 11:18
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En quoi est-ce farfelu d'habiter à la campagne ? Dans mon cas ce n'est pas vrai, je suis en agglomération, mais il n'y a pas de librairie. 15 km à pied pour aller acheter un bouquin, il ne faut rien avoir à faire, surtout que le dit bouquin n'est p...

à écrit le 02/05/2019 à 19:09
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"une librairie alors qu'ici on peut en trouver une tous les 100 mètres". Ce n'est pas le cas partout, loin de là. Dans mon cas, et il y a pire, la plus proche est à 7 km, parking payant, ce qui augmente rapidement le prix du bouquion. heureusemen...

le 03/05/2019 à 15:04
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@ Jules 15 km A/R pour aller acheter des livres dans une librairie, avec les conseils du Libraire, l'ambiance, les odeurs d'une vraie librairie, ça vaut le coup de "gazoler" un peu l'environnement et payer un parking. J'achète une trentaine de livr...

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