Culture : l'art délicat de la gestion

Fortement touchés par les baisses des dotations de l'État aux collectivités, les structures et festivals culturels font face à un double défi : continuer à porter sur scène la diversité artistique avec moins de ressources publiques, mais aussi professionnaliser leurs méthodes de gestion financière et RH pour garantir leur pérennité. Une dimension méconnue, pourtant essentielle et inéluctable, mais délicate encore à appliquer pour certains établissements. Ce qui les conduits, parfois, à de graves difficultés. Focus sur ces pratiques alors que se tient le forum entreprendre dans la culture Auvergne-Rhône-Alpes.

Gérer et prévoir malgré des ressources publiques en diminution. Diversifier son modèle économique avec l'essor des ressources privées. Mais aussi améliorer les méthodes de gestion financière et RH. En l'espace de quelques années - et davantage à l'avenir -, les acteurs du monde culturel ont dû faire face au changement de paradigme dans lequel leur secteur est engagé face aux baisses générales des dotations et aux modifications de comportement des spectateurs, entre autres. Une situation qui conduit à son lot d'incertitudes et demande une adaptation rapide, mais non sans difficulté pour certaines (petites) structures, comme l'a pointé, dans l'une de ses synthèses, la chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes qui a passé au peigne fin les comptes d'une dizaine de structures régionales culturelles (festivals, maisons de la culture et théâtres), sur la période 2008-2014.

« Ce sont des organismes qui ne relevaient pas du contrôle obligatoire. Le but n'était pas de condamner le financement public de la culture, mais de dire que celui-ci est incontournable et doit s'accompagner d'une plus grande rigueur de gestion », affirme la présidente de la chambre, Catherine de Kersauson (depuis mutée à la Cour des comptes, à Paris).

Plan social artistique

Les ressources publiques, qui représentent la principale source de financement de la culture, constituent une opportunité, mais aussi un handicap pour ces établissements. « S'il existait auparavant une forme de bienveillance au sujet des subventions, elle n'est plus, dans un contexte de contraintes budgétaires, avec une baisse des dotations de l'État de 11 milliards d'euros à destination des collectivités locales », remarque Michel Albouy, professeur de finance à Grenoble École de Management.

Le directeur de la maison de la culture de Grenoble MC2, Jean-Paul Angot, n'avait pas hésité à dénoncer « un plan social artistique » en 2016, face à la coupe de 106 000 euros des contributions de la Ville (sur un budget global de 12 millions d'euros). « Avoir une dépendance aux recettes propres est un talon d'Achille, car on enlève de l'argent servant à produire des spectacles et à générer des recettes. Avec une enveloppe de 100 000 euros, on a un effet multiplicateur de deux. » Si la MC2 n'avait pas attendu ce contexte pour diversifier ses revenus, avec 53 % des ressources provenant des contributions publiques, contre 77 % en moyenne pour l'ensemble des scènes nationales, elle observe un effet cascade : « La baisse des subventions de la Ville a entraîné celle de la Région. »

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Et ce n'est pas le seul exemple : pour le festival Berlioz, près des deux tiers du budget de fonctionnement (1,9 million d'euros) sont apportés par des organismes publics, dont la moitié pour le département de l'Isère, à travers l'Agence iséroise de diffusion artistique (AIDA) qui bénéficie d'un statut d'établissement public de coopération culturelle (EPCC). Son directeur, Bruno Messina, soutient : « Les œuvres de Berlioz peuvent être interprétées par 200 musiciens professionnels, pour une jauge de 1 000 places. Si nous devions financer uniquement cela avec la billetterie, le coût des places serait inaccessible. »

Vers une évolution de l'offre

Au festival Jazz à Vienne, organisé sous forme d'un Établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) accolé à la communauté d'agglomération depuis 2011, les contributions publiques représentent seulement 20 % du budget de cinq millions d'euros. « Mais elles sont vitales, car ce sont les premiers euros. Sans elles, le festival - qui accueille chaque année 200 000 festivaliers en l'espace de 15 jours - n'existerait pas », assure son directeur, Samuel Riblier. Celui-ci rappelle qu'en 2015, la baisse de la billetterie avait entraîné un déficit de 300 000 euros épongé grâce au concours de la communauté d'agglomération qui lui a accordé une avance remboursable jusqu'en 2018.

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Les Musiciens du Louvre en savent également quelque chose : l'orchestre de Marc Minkowski, sous statut associatif, a vu la contribution de 430 000 euros jusqu'ici versée par la ville de Grenoble entièrement coupée en 2014. Avec une conséquence directe : « Les deux tiers de notre budget (2,4 millions en 2017) proviennent de la vente de spectacles aux salles, car Les Musiciens du Louvre sont un ensemble d'intermittents, rappelle Stéphène Jourdain, secrétaire générale de l'association. La subvention de la Ville servait à financer les concerts ambitieux proposés aux Grenoblois à un tarif très abordable ne permettant pas de couvrir leur coût, les actions gratuites dans les quartiers, hôpitaux, écoles et le salaire des quelques musiciens permanents. »

Confrontés à cette disette budgétaire, les acteurs culturels n'ont eu d'autre choix que de revoir leur stratégie (lire encadré). La MC2, qui emploie 57 salariés permanents, a par exemple dû se résoudre à « acheter des spectacles moins chers », même si l'écart reste difficile à compenser. « La coupe est intervenue alors que la structure avait déjà engagé son budget annuel. Car pour développer des spectacles, nous sommes obligés de travailler à N+1 voire N+2. » Et Jean-Paul Angot rappelle que « la baisse des contributions publiques entraîne des difficultés qui rendent l'autogestion de l'outil plus complexe ».

Aux Musiciens du Louvre, l'arrêt de la subvention versée par la Ville a provoqué une redistribution des cartes. « Nous avons dû annuler une série de concerts déficitaires, bien que remplis, et ajuster notre structure avec des temps partiels et des départs. Il est plus difficile de proposer des programmes ambitieux sans rentabilité économique », déclare Stéphène Jourdain.

Gestion et programmation : la cohabitation

Si elle ne conteste pas l'importance du financement public pour la culture, la synthèse de la chambre régionale des comptes épingle aussi des pratiques moins connues, mais non des moindres, de gestion des acteurs culturels, qu'elle estime devoir être améliorer pour optimiser au mieux les ressources disponibles. « Dans le cas des EPCC, nous avons recommandé une dissociation entre la fonction d'administrateur et la fonction de comptable, ce qui assurerait une plus grande rigueur dans les dépenses publiques », affirme Catherine de Kersauson.

La chambre a appelé à ce que le conseil d'administration des structures joue pleinement son rôle au sein du processus de décision, et à un plus grand respect des procédures liées à la commande publique, à travers des règles de publicité et mise en concurrence.

« Il existe un mélange de méconnaissance et de choses faites dans l'urgence, lorsqu'on réserve des chambres d'hôtel pour les artistes au coup par coup, au lieu de passer un marché, note-t-elle. Il faut que les organisations mettent en place un guide des procédures, sinon cela peut finalement coûter plus cher et fragiliser les contrats existants. »

« Les organisateurs sont en prise directe avec des logiques à la fois de création et de diffusion, mais aussi avec les aléas météorologiques, les problèmes logistiques, les arrêts maladie ou la perte d'une tête d'affiche. Il faut être agile et prévoir des plans B », note Cédric Bolliet, chez Algoé consulting.

Si ces éléments peuvent toucher de plein fouet la gestion d'un festival, Françoise Benhamou, économiste et professeure à l'université Paris XIII, estime cependant que la flexibilité est plus grande. « Il existe différentes manières d'intégrer les contraintes budgétaires. On peut choisir des contenus adaptés au fait que l'on ait moins d'argent durant une année, avec des orchestres moins importants, moins de spectacles originaux, ou monter un spectacle qui tournera sur plusieurs lieux pour être rentabilisé. »

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Effectuer une analyse des dépenses à venir, comme au sein du secteur privé, pourrait amener davantage de marges de manœuvre. C'est grâce à ce type de démarche prévisionnelle que l'AIDA a décidé de mener un investissement de 1,5 million d'euros pour la construction d'une structure permanente, qui servira à accueillir le festival Berlioz et à d'autres événements à l'année. « Il s'agit d'un investissement à court terme, assuré par le conseil départemental, mais qui nous permet de réaliser des économies à moyen et long terme, ainsi que de réduire certains risques, lors du montage et démontage », estime le directeur, Bruno Messina.

L'économique, loin de l'artistique ?

Ceci est révélateur d'une autre tendance, que soulève Michel Albouy : « Les acteurs culturels ont davantage de mal à établir des budgets et à séparer le fonctionnement de l'investissement pour réaliser une programmation financière. Leur démarche n'est pas vraiment conduite par une ligne comptable. » L'idée selon laquelle les associations gaspilleraient des ressources fait « plutôt partie des lieux communs que de la réalité », tempère Cédric Bolliet.

Stéphène Jourdain rappelle ainsi qu'être à l'équilibre et non déficitaire n'a pas servi son association, qui s'est vu couper sa subvention de la ville de Grenoble. D'autant plus que le secteur culturel repose en partie sur du bénévolat et du salariat saisonnier. Avec une conséquence directe : « Il s'agit de créations d'emplois assez précaires, qui rendent difficile la mise en place de processus rationalisés », explique Françoise Benhamou.

De plus, le contexte économique et les restrictions budgétaires des collectivités financeurs conduisent à une plus grande vigilance. « Les subventions ne doivent pas couvrir uniquement les salaires administratifs. Nous avons connu une période de vaches grasses où certaines associations employaient ainsi plusieurs salariés », soulève Patrick Curtaud, vice-président chargé de la culture au département de l'Isère. Des pratiques RH que confirme le rapport de la chambre régionale des comptes qui pointe « des augmentations de salaires régulières au sein de certaines structures », ou encore « un recours aux intermittents de manière récurrente pour la durée nécessaire à ce qu'ils fassent valoir leurs droits au régime d'assurance chômage ».

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Cependant, la situation évolue doucement, à en croire Françoise Benhamou. « On observe de plus en plus de créations de sociétés de conseil qui proposent des services spécialisés à des compagnies de danse ou de théâtre, ce qui peut permettre aux petites associations de mutualiser et d'externaliser certaines fonctions à des professionnels. » Après un développement du recours à des professionnels du marketing, de la gestion RH et financière, « le besoin des acteurs culturels se dirige désormais vers des compétences accrues en gestion des risques », avance Cédric Bolliet.

Ces efforts de saine gestion font cependant émerger une autre difficulté : celle de ne pas mélanger logique budgétaire et logique artistique, en se saisissant notamment des questions de gouvernance. « Le secteur culturel a la chance de faire collaborer un certain nombre d'acteurs, entrepreneurs, contrôleurs de gestion, directeurs artistiques... Cela crée de la richesse, mais il faut aussi avoir un bon leadership pour avancer dans un projet commun », estime Cédric Bolliet.

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