Son ultime vœu était « tout lui » : une cérémonie « dans la plus stricte intimité » selon la formule consacrée, c'est-à-dire dans la préservation de sa légendaire discrétion, dans la sanctuarisation de la plus intérieure des intériorités. Une inhumation cohérente - l'adjectif aura particulièrement bien interprété la juxtaposition de sa peinture et de sa pensée, de sa peinture et de ses convictions, de sa peinture et de sa conscience - avec sa foi d'artiste : seule la peinture comptait et devait compter, seule la peinture disait et émouvait, seule la peinture était nécessaire. Aucune anecdote ne devait la polluer, et il savait combien dans le cirque médiatique, consumériste, marchand, immédiat, narcissique, vaniteux, artificiel de notre époque, il était impérieux que le peintre s'efface pour que soit révélé l'important, l'essentiel : la peinture.
L'éblouissante cérémonie que son fidèle galeriste Claude Bernard lui avait consacrée à la Maison de la Légion d'honneur en décembre 2016 au soir d'un vernissage fut le théâtre de ce qu'il était intrinsèquement : paisiblement assis, observant, disponible, affable, dans le coin d'un des majestueux salons pendant que les centaines de convives le célébraient, il était tout à la fois présent et absent, là et ailleurs, dans la jubilation et la retenue, immensément heureux de cette reconnaissance et parfaitement imperméable aux émotions éphémères, intensément fier de cette mise en lumière mais déjà entièrement dans son atelier lyonnais qu'il retrouvait dès le lendemain.
Libre
Ainsi était Jacques Truphémus. Il n'était pas peintre ; il était peinture. Et s'il était peinture, c'est qu'il était humanité. Une seule et même humanité d'homme et de peintre, une seule et même âme, de laquelle se répandaient et vers laquelle convergeaient une singulière « matière » artistique, technique, intellectuelle, émotionnelle. Singulière parce qu'elle poursuivait une obsession : la vérité, c'est-à-dire la sincérité, l'authenticité, l'humilité. Et dans cette obsession s'étaient révélées, avec le temps, simplement une beauté, une exactitude, une lumière, des couleurs, un silence, un achèvement, in fine une force spirituelle qui invitaient l'amateur à se mettre en dialogue avec lui-même.
Invitaient ? Pardon, invitent. Et c'est bien ce déplacement des temps, cette éradication du passé au profit du présent, qui fondaient l'impressionnante sérénité de Jacques. Oui, avec patience, sans aucune précipitation, se soumettant docilement à ce qui ne doit pas être domestiqué - en premier lieu le temps -, demeurant dans l'accueil, gourmand, de chaque peinture et de chaque écriture des autres qui enrichissaient sa formidable érudition et surtout sa double humanité, symbiotique, d'Homme et de créateur, il avait acquis la conviction, ou plus précisément il savait enfin qu'il « était » de la famille des peintres dont l'Œuvre est éternelle.
Eternelle parce que dans le mystère, heureusement inaccessible et impénétrable, de leur création s'est formé un accomplissement plus essentiel qu'eux-mêmes, a grandi une immanence qui transcende les codes, brise les corridors, s'impose aux pièges de l'éphémère, des modes et du futile. L'éternité de son Œuvre signifie qu'à la mort de Jacques succède l'immortalité de sa création ; voilà ce qui pour lui était l'important, et c'est d'ailleurs ce qui permet désormais de dominer la peine que sa disparition instille chez ceux qui l'aimaient, qui partageaient son repas au café Bellecour, qui le recevaient dans l'intimité d'un dialogue toujours merveilleux. Chez ceux aussi qui eurent le bonheur de « regarder » David, Picasso, Matisse, Corot, Vuillard, Manet, Daumier, Bonnard ou Vallotton « avec lui », c'est-à-dire en parvenant, même furtivement et avec modestie, à plonger leurs yeux dans les yeux de Jacques pour « saisir » les trésors de La Folle, de Misia, de l'Intérieur aux aubergines, du Cadavre, ou de la Femme au corsage bleu. Une création immortelle qui « doit » en premier lieu à la liberté que Jacques avait atteinte, et qu'incarnent notamment l'occupation des blancs, la fluidité des traits, la composition des sujets caractéristiques de ses dernières œuvres.
Bonheur
Jacques va manquer à Claude Bernard, Paul Gauzit, Jacques et Brigitte Gairard,
Pierre Pointet, à Thierry Laurens, Jean Clair, François Montmaneix ou Sylvie
Ramond, à Jean-Paul et Fabienne Lacombe, Sylvie Carlier, Pierre-Marc Campigli ou Laurent Colin, à Florence Bonnier, Paul Dini, Charles Juliet, Alain et Chantal Mérieux, à chacun des amateurs ou collectionneurs dans l'intimité familiale, amicale, artistique, émotionnelle desquels il avait pris place, il occupait une place souvent bien plus grande qu'il ne pouvait l'imaginer. Mais pour les mêmes raisons que lui-même « dépassa » la tristesse que provoquèrent les disparitions des auteurs et critiques d'art Jean-Jacques Lerrant, Louis Calaferte, Yves Bonnefoy ou Jean Leymarie auxquelles la puissance de leur écriture survécut, chacun de ceux qui aiment Jacques peut se consoler non seulement dans la mémoire de ce que l'Homme lui « apporta », mais aussi, présentement et ultérieurement, dans la perpétuité de l'Œuvre que le Peintre initia dès son adolescence grenobloise.
Ainsi Jacques l'aurait souhaité : le bonheur que peuvent révéler Aimée devant la porte vitrée, Intérieur aux volets clos, Divan rose sur fond vert, La terrasse à Cauvalat ou Le repos est plus essentiel que le chagrin d'une disparition d'Homme - à laquelle d'ailleurs il était sereinement préparé. Et c'est alors que de la plus simple et la plus imprenable des manières, l'éternité de l'Œuvre assurera l'éternité de l'Homme.
Il y a une quinzaine d'années, Acteurs de l'économie consacrait son premier document à Jacques, un dialogue entre lui et l'amateur Jacques Gairard, publié dans Communions d'esthètes. Deux autres livres suivront : une monographie (préfacée par Yves Bonnefoy), puis Jacques Truphémus en famille (préface de Jean Clair), une investigation artistique, émotionnelle, historique, intellectuelle d'un choix d'oeuvres des XIXe et XXe siècles des musées des beaux-arts de Lyon et de Grenoble auxquelles il « devait » beaucoup, en premier lieu d'avoir participé à construire son « âme de peintre. »
Les préfaces et introductions, les observations, explications ou confessions recueillies auprès de Jacques ou de ses proches, constituent un précieux éclairage sur ce qu'« étaient » l'Homme et le Peintre, sur ce qu'« est », pour toujours, cette peinture pacificatrice et altruiste, cette peinture de l'âme et du cœur, cette peinture qui célèbre la beauté, l'espérance. La vie. A découvrir dans le magazine (sortie le 28 septembre) un petit florilège de ces évocations qui, mises en perspective de quelques œuvres et toutes maintenues dans le temps présent, font, ensemble, joie dans l'âme de ceux qui aiment Jacques et de ceux qui aiment la peinture de Jacques.
Photos tableaux :
Remerciements Galerie Claude Bernard
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