Éternel Jacques Truphémus

Le peintre lyonnais Jacques Truphémus est décédé le 8 septembre, dans sa quatre-vingt-quinzième année. Une existence toute entière consacrée à peindre, et à peindre ce qui valut à Acteurs de l'économie de construire avec lui et pas à pas une relation singulière : une émotion intérieure et silencieuse, lumineuse et vraie, qui « nourrissait » l'humanité de chaque amateur désireux de l'accueillir. Au chagrin de sa disparition, aux manques que son absence provoquera chez ses amis, s'imposent toutefois une création immortelle, une peinture éternelle. C'est là l'essentiel. C'était d'ailleurs son essentiel.
Jacques Truphémus lors de la grande rétrospective que la Région Rhône-Alpes, alors présidée par Jean-Jack Queyranne, lui consacra en 2012.

Son ultime vœu était « tout lui » : une cérémonie « dans la plus stricte intimité » selon la formule consacrée, c'est-à-dire dans la préservation de sa légendaire discrétion, dans la sanctuarisation de la plus intérieure des intériorités. Une inhumation cohérente - l'adjectif aura particulièrement bien interprété la juxtaposition de sa peinture et de sa pensée, de sa peinture et de ses convictions, de sa peinture et de sa conscience - avec sa foi d'artiste : seule la peinture comptait et devait compter, seule la peinture disait et émouvait, seule la peinture était nécessaire. Aucune anecdote ne devait la polluer, et il savait combien dans le cirque médiatique, consumériste, marchand, immédiat, narcissique, vaniteux, artificiel de notre époque, il était impérieux que le peintre s'efface pour que soit révélé l'important, l'essentiel : la peinture.

Jacques Truphémus

Pigeons sur le toit. 1988.Huile sur toile.81 x 100 cm

L'éblouissante cérémonie que son fidèle galeriste Claude Bernard lui avait consacrée à la Maison de la Légion d'honneur en décembre 2016 au soir d'un vernissage fut le théâtre de ce qu'il était intrinsèquement : paisiblement assis, observant, disponible, affable, dans le coin d'un des majestueux salons pendant que les centaines de convives le célébraient, il était tout à la fois présent et absent, là et ailleurs, dans la jubilation et la retenue, immensément heureux de cette reconnaissance et parfaitement imperméable aux émotions éphémères, intensément fier de cette mise en lumière mais déjà entièrement dans son atelier lyonnais qu'il retrouvait dès le lendemain.

Libre

Ainsi était Jacques Truphémus. Il n'était pas peintre ; il était peinture. Et s'il était peinture, c'est qu'il était humanité. Une seule et même humanité d'homme et de peintre, une seule et même âme, de laquelle se répandaient et vers laquelle convergeaient une singulière « matière » artistique, technique, intellectuelle, émotionnelle. Singulière parce qu'elle poursuivait une obsession : la vérité, c'est-à-dire la sincérité, l'authenticité, l'humilité. Et dans cette obsession s'étaient révélées, avec le temps, simplement une beauté, une exactitude, une lumière, des couleurs, un silence, un achèvement, in fine une force spirituelle qui invitaient l'amateur à se mettre en dialogue avec lui-même.

Invitaient ? Pardon, invitent. Et c'est bien ce déplacement des temps, cette éradication du passé au profit du présent, qui fondaient l'impressionnante sérénité de Jacques. Oui, avec patience, sans aucune précipitation, se soumettant docilement à ce qui ne doit pas être domestiqué - en premier lieu le temps -, demeurant dans l'accueil, gourmand, de chaque peinture et de chaque écriture des autres qui enrichissaient sa formidable érudition et surtout sa double humanité, symbiotique, d'Homme et de créateur, il avait acquis la conviction, ou plus précisément il savait enfin qu'il « était » de la famille des peintres dont l'Œuvre est éternelle.

Jacques Truphémus

Fleurs et fruits devant le miroir. 2016. Huile sur toile.

Eternelle parce que dans le mystère, heureusement inaccessible et impénétrable, de leur création s'est formé un accomplissement plus essentiel qu'eux-mêmes, a grandi une immanence qui transcende les codes, brise les corridors, s'impose aux pièges de l'éphémère, des modes et du futile. L'éternité de son Œuvre signifie qu'à la mort de Jacques succède l'immortalité de sa création ; voilà ce qui pour lui était l'important, et c'est d'ailleurs ce qui permet désormais de dominer la peine que sa disparition instille chez ceux qui l'aimaient, qui partageaient son repas au café Bellecour, qui le recevaient dans l'intimité d'un dialogue toujours merveilleux. Chez ceux aussi qui eurent le bonheur de « regarder » David, Picasso, Matisse, Corot, Vuillard, Manet, Daumier, Bonnard ou Vallotton « avec lui », c'est-à-dire en parvenant, même furtivement et avec modestie, à plonger leurs yeux dans les yeux de Jacques pour « saisir » les trésors de La Folle, de Misia, de l'Intérieur aux aubergines, du Cadavre, ou de la Femme au corsage bleu. Une création immortelle qui « doit » en premier lieu à la liberté que Jacques avait atteinte, et qu'incarnent notamment l'occupation des blancs, la fluidité des traits, la composition des sujets caractéristiques de ses dernières œuvres.

Bonheur

Jacques va manquer à Claude Bernard, Paul Gauzit, Jacques et Brigitte Gairard,
Pierre Pointet, à Thierry Laurens, Jean Clair, François Montmaneix ou Sylvie
Ramond, à Jean-Paul et Fabienne Lacombe, Sylvie Carlier, Pierre-Marc Campigli ou Laurent Colin, à Florence Bonnier, Paul Dini, Charles Juliet, Alain et Chantal Mérieux, à chacun des amateurs ou collectionneurs dans l'intimité familiale, amicale, artistique, émotionnelle desquels il avait pris place, il occupait une place souvent bien plus grande qu'il ne pouvait l'imaginer. Mais pour les mêmes raisons que lui-même « dépassa » la tristesse que provoquèrent les disparitions des auteurs et critiques d'art Jean-Jacques Lerrant, Louis Calaferte, Yves Bonnefoy ou Jean Leymarie auxquelles la puissance de leur écriture survécut, chacun de ceux qui aiment Jacques peut se consoler non seulement dans la mémoire de ce que l'Homme lui « apporta », mais aussi, présentement et ultérieurement, dans la perpétuité de l'Œuvre que le Peintre initia dès son adolescence grenobloise.

Ainsi Jacques l'aurait souhaité : le bonheur que peuvent révéler Aimée devant la porte vitrée, Intérieur aux volets clos, Divan rose sur fond vert, La terrasse à Cauvalat ou Le repos est plus essentiel que le chagrin d'une disparition d'Homme - à laquelle d'ailleurs il était sereinement préparé. Et c'est alors que de la plus simple et la plus imprenable des manières, l'éternité de l'Œuvre assurera l'éternité de l'Homme.

Jacques Truphémus

Intérieur - Aimée lisant. 2009. Pastel sur toile. 130 x 162 cm

Il y a une quinzaine d'années, Acteurs de l'économie consacrait son premier document à Jacques, un dialogue entre lui et l'amateur Jacques Gairard, publié dans Communions d'esthètes. Deux autres livres suivront : une monographie (préfacée par Yves Bonnefoy), puis Jacques Truphémus en famille (préface de Jean Clair), une investigation artistique, émotionnelle, historique, intellectuelle d'un choix d'oeuvres des XIXe et XXe siècles des musées des beaux-arts de Lyon et de Grenoble auxquelles il « devait » beaucoup, en premier lieu d'avoir participé à construire son « âme de peintre. »

Les préfaces et introductions, les observations, explications ou confessions recueillies auprès de Jacques ou de ses proches, constituent un précieux éclairage sur ce qu'« étaient » l'Homme et le Peintre, sur ce qu'« est », pour toujours, cette peinture pacificatrice et altruiste, cette peinture de l'âme et du cœur, cette peinture qui célèbre la beauté, l'espérance. La vie. A découvrir dans le magazine (sortie le  28 septembre) un petit florilège de ces évocations qui, mises en perspective de quelques œuvres et toutes maintenues dans le temps présent, font, ensemble, joie dans l'âme de ceux qui aiment Jacques et de ceux qui aiment la peinture de Jacques.

Peintre de l'Humanité


L'humanité de Jacques Truphémus est - l'honorer convoque l'emploi du temps présent - celle de « l'ami lumineux et qui illumine ». Celle d'une chaleur, d'une générosité, d'un humour inaltérables. Celle d'un compagnon monarque dans son archipel, « monstrueusement habité par la peinture » admire Paul Gauzit. C'est celle de l'indulgent incapable de condamner, celle du « bon » que rien ne corrode, celle du « tendre » que le cynisme, l'infidélité, la déloyauté, l'opportunisme, la duplicité ont épargné, celle de l'humble et du pudique, celle de l'affable muet sur les interstices les plus intimes de sa personne et les plus mystérieux de sa peinture.

Son humanité est celle de l'acrobate jouant de la dérision, de la malice, et des pirouettes élusives propices à sa protection. C'est celle du « flâneur » sincèrement heureux de se promener dans les rues de Lyon, de s'attabler à la terrasse d'un café, de répondre aux sollicitations de l'admirateur. « Il peint la vraie vie parce qu'il aime la vraie vie », résume Paul Gauzit. Il est le conservateur en chef d'un patrimoine terrestre sous l'écorce duquel il extrait l'essence d'une spiritualité, d'une intemporalité viscéralement hostiles aux modes. Son art, souligne son ami François Montmaneix, est un « inépuisable battement de cœur vivant du monde », une « bouleversante réponse au dur désir de durer », une source que rien, absolument rien, ne peut menacer de tarir.

Solitude

Son humanité, Jacques ne l'a pas exercée seulement dans la disposition à l'autre, il l'a bâtie d'abord dans la solitude. Une solitude introspective, distincte de la misanthropie, de l'autarcie, de la fuite, simplement adoptée pour que l'émotion quitte la cage. Une solitude qui fait l'éloge du silence. Et de la respiration. La célébration du temps, long, lent, ce temps qui n'est jamais vain et offre, s'il le souhaite et lorsqu'il le décide. Son apprivoisement du temps, sa sujétion au temps, Jacques les a employés à atteindre la contemplation. « Il se consacre presque autant à regarder qu'à peindre ses tableaux », corroborait Jean-Jacques Lerrant. Le geste est économe, soigneux, juste, dicté par une intériorité, une concentration, une méditation que rien ne peut irriter.
Au Vigan, dans la pénombre rafraîchissante du soir, il demeure allongé, de longues heures, sur la terrasse. A ne rien faire. Ou plutôt à faire. Beaucoup. Immensément. Tout, dans l'expression de son « faire », est une formidable désobéissance aux dogmes de la quantité et du chiffre, aux nervis de la marchandisation, du matérialisme, et de l'accumulation sans fin, à l'inanité et à la vacuité, aux compromissions et abdications de toutes sortes.
Jacques - qui n'a jamais triché - « fait » selon des exigences que les doctrinaires de l'immédiateté sont incapables de soupçonner, auxquelles les séides du gaspillage, du mensonge, du maquillage, ne peuvent qu'être sourds. Il est un résistant. Il est un rempart au dépérissement d'une société moderne consumée par son besoin de maîtriser et d'expliciter, de remplir et de comprendre, de faire mieux et davantage.
Ainsi son appréciation du « mystère de la création » résonne implacablement : « Le bonheur d'une émotion ressentie est bien plus essentielle que la connaissance des processus qui l'ont amenée ». « De quel droit pourrait-on essayer de pénétrer dans cette intimité, d'être sur le pinceau ou dans le tube de peinture ? », renchérit François Montmaneix. Une leçon, alors que l'obscène tyrannie de la transparence et de la connaissance a contaminé chaque anfractuosité de chaque conscience.

Leçon


Sa création est humaniste. Cette propriété, on la repère d'abord dans le « regard » de l'homme. Un regard qui voit et aussi entend, « jusqu'aux silences », ce qui l'environne, mais aussi ce qui est en l'autre. Ici, l'autre n'est ni peintre ni peinture ; simplement il est une présence au monde. Un monde que le nonagénaire contemple dans son indivisibilité, un monde à l'écriture duquel participe chaque objet, qu'il soit fauteuil, canapé, vase, ou lampe. Ainsi considéré, l'autre peut exalter la création du peintre. Et la dissuader, comme ce fut le cas au retour de l'Allemagne nazie, de la tentation du désespoir et de la destruction. Mais aussi la détourner de l'avilissement et de l'abêtissement propres à une création contemporaine fourvoyée dans la paresse et la vulgarité, la complaisance et l'usurpation.
Désormais le tableau commande, la création n'est plus souffrance, elle n'est que plaisir. Et l'œuvre est donc incroyablement « moderne. » Rien ne morcelle sa création ni sa personne, toutes deux ont évolué sans rupture, sans fracture, elles ont progressé de concert et confluent harmonieusement. Tout dans la vie et dans la création de Jacques est cohérence et continuité, et cette création est elle-même leçon de vie, leçon d'exemplarité. Elle témoigne que le fondement de l'humanisme est l'engagement de l'être dans son entièreté la plus intègre, la plus exigeante, la plus désintéressée. Son œuvre est miséricorde. Elle donne sens et paix à l'existence, elle convoie l'âme. La sienne, bien sûr. Celle d'Aimée. Celle de chaque sujet traité. Et la nôtre. Merci, Jacques, de votre œuvre d'Homme et de Peintre.

Photos tableaux :

Remerciements Galerie Claude Bernard

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Commentaires 5
à écrit le 25/09/2017 à 9:20
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Cher Denis Quel bel hommage , vous venez de rendre a notre Ami Jacques A cette heure , vous en faite le plus beau portrait ,et il faut vous en remercier Le plus sensible avec la meilleure description et compréhension de l homme, de l Artiste et...

à écrit le 22/09/2017 à 14:53
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MERCI infiniment, cher journal a priori centré sur l'économie, que je consulte avec quelques bonheurs régulièrement, journal qui cependant ne perd jamais de vue la "chair de la vie", cela avec respect et rigueur, sans ses saillies inutiles qui en r...

à écrit le 22/09/2017 à 11:39
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Merci pour ce beau et fidèle portrait d'un homme, d'un peintre, que j'admire profondément. Un maître qui une référence incontournable de la peinture de ce temps - de tous les temps devrais-je dire et ce sans aucune exagération. La subtile douceur, l'...

le 22/09/2017 à 15:00
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Merci Mr Jean-Paul Schmitt pour votre éclairage subtil et sensible sur ce peintre que je découvre avec enthousiasme.

le 22/09/2017 à 15:05
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MERCI beaucoup Denis Lafay pour ce témoignage profondément touchant, à la mesure de ce que l'homme peut porter de si merveilleux...

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