La gastronomie nippone attend son heure

Avec trois chefs étoilés, les cuisiniers japonais brillent en Auvergne-Rhône-Alpes. Mais alors qu’ils sont toujours plus nombreux à venir se former et à travailler en France, la gastronomie nippone, différente de celle française dans son approche, reste encore confidentielle dans nos assiettes. Après 15 années de règne du sushi, fallacieux raccourci de son savoir-faire, la tradition culinaire japonaise, dont Lyon et Paul Bocuse ont largement favorisé le déploiement, attend (encore) son heure.
Yu Takahashi, élève de la fameuse école Tsuji, avec le chef Romain Barthe.

Il entre dans son restaurant les bras chargés de cartons de nourriture. Tomohiro Hatakeyama s'éloigne rarement de ses fourneaux, même pendant son jour de repos. À peine une escapade dans les monts du Pilat pour cueillir du wasabi. À deux pas de Lyon, la plante emblématique de la cuisine japonaise "pousse comme une mauvaise herbe", s'amuse-t-il.

Depuis 2011, ce souriant quinquagénaire est l'heureux patron du Tomo, dans le 6e arrondissement de Lyon. Ouvrir son restaurant en France ? Un rêve de gosse. À six ans, il se passionne pour une émission de cuisine très populaire au Japon. Adolescent, il dévore les manuels des grands cuisiniers. Son choix est fait : il sera chef. Pour payer ses études, le jeune homme travaille, pendant dix ans, dans une entreprise de transport. "Un boulot dur, stressant." En 1997, il s'envole enfin pour la France. Direction le Beaujolais et l'école Tsuji. Pour les cuisiniers japonais, "faire Tsuji", c'est un peu comme être accepté au château de Poudlard dans Harry Potter : un passage obligé pour tous les apprentis magiciens de la gastronomie française.

Ce matin de février, ils sont une quinzaine à découvrir les formules subtiles du tourteau de noisette et du chocolat au coing, sous la houlette du chocolatier lyonnais Yoann Laval. Aucun ne parle français. Un interprète traduit la recette, étape par étape. "Ils sont très attentifs, très rigoureux", résume le professeur d'un jour. Pour ce jeune chocolatier, le premier contact avec le Japon remonte à 2012, au Salon du chocolat de Tokyo. Il y découvre une culture culinaire riche, mais une approche très différente des standards français.

"Les Japonais aiment les choses de très haute qualité, en petites quantités. Ils sont capables de vendre des boîtes de quatre chocolats, s'étonne-t-il encore. Mais ils sont là pour apprendre à faire « à la française », même si nous utilisons parfois des produits japonais, comme le yuzu ou le thé matcha".

Rigueur et respect

Chaque année, depuis 30 ans, ils sont une quarantaine de cuisiniers japonais à poser leurs valises au château de l'Éclair, à Liergues, au milieu des vignes du Beaujolais, pour toucher leur rêve du doigt. Une soixantaine d'autres s'installent au château Escoffier, à Reyrieux, non loin de là. Ils ont entre 19 et 20 ans ; leur famille a déboursé plus de 20 000 euros pour cinq mois de cours intensifs. Le prix d'une formation d'excellence, au cours de laquelle les élèves manipulent les meilleurs produits du terroir tricolore. Le prix, surtout, d'une image de marque dont les jeunes apprentis savent qu'elle leur ouvrira toutes les portes une fois rentrés au Japon. Celle de la grande cuisine française, réputée comme étant l'une des plus techniques au monde. "L'image du chef en toque blanche est très prestigieuse au Japon", estime Shigefumi Sato, le très discret responsable administratif du château de l'Éclair. Arrivé en France pour étudier les beaux-arts en 1995, il n'en est presque jamais reparti, tombé "amoureux" du pays, confie-t-il. Et pour valoriser ses élèves, l'homme assume d'utiliser les vieux clichés.

"Au Japon, l'idée de groupe est toujours mise en avant. Nos élèves marquent un grand respect de la hiérarchie et prêtent une grande attention aux consignes. C'est pour cela qu'ils sont très appréciés par les grands chefs."

À l'issue de leur formation, l'immense majorité des élèves Tsuji rentreront au Japon, pour travailler dans l'un des nombreux restaurants français que compte l'archipel. Mais ils sont de plus en plus nombreux à s'aventurer dans les cuisines de l'Hexagone. Dans son bureau installé dans une aile du château néogothique, Pierre Béal, directeur des écoles Tsuji en France, évoque fièrement ces anciens qui se sont fait une place au soleil.

"Nous avons des seconds chez Yannick Alléno (trois étoiles), chez Thierry Marx (deux étoiles), des chefs étoilés à Monaco, à Paris ou encore à Beaune, énumère-t-il. C'est un phénomène encore récent, mais qui prend de l'ampleur."

Ecole Tsuji

Pour les cuisiniers japonais, "faire Tsuji", c'est un peu comme être accepté au château de Poudlard dans Harry Potter.

De Bocuse à la Cité de la gastronomie

Un succès qui doit beaucoup à un homme, Shizuo Tsuji. Pierre Béal nous entraîne dans un coin du château pour nous montrer le buste du mythique fondateur de l'école. Un journaliste, critique culinaire et diplômé en littérature française, dont les parents dirigeaient une petite école de cuisine à Osaka dans les années 1960. Décédé en 1993, l'homme, auteur de nombreux livres culinaires, fut l'un des meilleurs artisans du rapprochement entre le Japon et la France. Et la création de l'école à côté de Lyon ne doit rien au hasard. Très tôt, l'homme de lettres s'est lié d'amitié avec Paul Bocuse. Dès 1973, l'emblématique Lyonnais, triplement étoilé depuis 1965, se rend à Tokyo, en compagnie du Roannais Pierre Troisgros. Quelques années plus tard, le chef de Collonges-au-Mont-d'Or assoit son statut de mythe au Japon, en ouvrant un espace de produits français dans les magasins Daimaru, l'équivalent nippon des Galeries Lafayette. À ce jour, l'aura du pape de la gastronomie française demeure intacte au Japon, où l'entreprise familiale possède sept restaurants.

Bien sûr, Paris accapare toujours l'attention de la majorité des Japonais intéressés par la France. Mais dans l'imaginaire nippon, Lyon occupe une place de choix. Érigée "capitale mondiale de la gastronomie" par le célèbre critique Curnonsky en 1935, la ville bénéficie de longue date d'une excellente image. Dans le sillage de l'école Tsuji, de nombreux cuisiniers japonais veulent désormais s'implanter entre Rhône et Saône. Capitale économique européenne majeure, Lyon draine aussi une clientèle d'hommes d'affaires japonais. Des touristes de choix pour certains restaurants lyonnais. Les institutions lyonnaises ne s'y sont d'ailleurs pas trompées : en 2018, la Cité de la gastronomie ouvrira dans un nouvel Hôtel-Dieu flambant neuf et la première exposition temporaire sera consacrée à la cuisine japonaise. Signe des liens forts entre la cité rhodanienne et le pays du Soleil-Levant.

Sens unique

Le dialogue est pourtant longtemps demeuré à sens unique. Pendant des décennies, la France a seule profité de son image au Japon pour y prospérer. "Dans les années 1980 et 1990, tous les grands chefs français possédaient un restaurant à Tokyo", se souvient Patrick Henriroux, chef doublement étoilé de La Pyramide, à Vienne. À partir de 1986, le cuisinier se rend régulièrement au Japon pour des démonstrations dans les grands groupes hôteliers, avec l'appui du French Food Culture Center, un prestigieux organisme de formation japonais. D'autres cuisiniers fondent directement des établissements. Un "âge d'or", en partie emporté par la crise économique nippone des années 1990. Seuls les poids lourds sont restés, à l'image des Bocuse, Ducasse et Robuchon. Depuis 2003, Patrick Henriroux supervise le Crown, un restaurant tokyoïte installé au cœur d'un palace. Mais l'époque n'est plus la même. En matière de gastronomie, les Japonais ont revu leurs exigences à la hausse. Et les chefs français sont contraints de s'adapter.

"Le Crown, c'est à peine 1 % de notre chiffre d'affaires, mais il constitue pour nous une très bonne image de marque", acquiesce Patrick Henriroux.

Jusqu'à présent, la gastronomie japonaise était réduite à la portion congrue en France. Il faut attendre l'orée des années 2000 pour assister à un retour de balancier. Après avoir conquis les États-Unis, la mode des sushis irrigue la France entière. La petite boule de riz et de poisson cru s'impose en quelques années comme un classique de la vente à emporter, à côté de la pizza ou encore du kebab. Les franchises se multiplient. Même si le secteur a vu sa croissance ralentir fortement ces dernières années, le marché reste lucratif. Sushi Shop, le leader français, a réalisé un chiffre d'affaires de 187 millions d'euros en 2016, soit une hausse de 6 % en un an. Parallèlement, les Français s'enthousiasment pour les aliments sains qui forment la base de la cuisine japonaise. Tofu, poissons, algues diverses (wakamé, kombu, nori...) et absence de matière grasse attirent des clients en quête d'une alimentation diététique.

Tomohiro Hatakeyama patron du Tomo à Lyon

Pour Tomohiro Hatakeyama, patron du Tomo à Lyon, créer son restaurant est un rêve de gosse. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

La catastrophe des sushis

Mais pour les cuisiniers japonais, le sacre des sushis est une catastrophe. En résumant la cuisine japonaise à un seul produit, souvent fabriqué de manière industrielle, il occulte la richesse de la tradition nippone.

"Au Japon, les sushis ou les sashimis sont très chers, car conçus avec des poissons de très haute qualité. Quand je vois des sushis californiens à la fraise, je pleure", se désole Pierre Béal.

Le sujet inquiète jusqu'au Japon. En 2007, Tomohiro Hatakeyama est sélectionné, avec d'autres cuisiniers, par le Jetro, organisme gouvernemental chargé de promouvoir le pays à l'étranger. Objectif : évaluer l'image de la cuisine japonaise en France.

"J'ai testé des dizaines d'établissements. C'était souvent immangeable, se souvient le chef. Je me suis dit : « Pauvre Japon, il vaut mieux que ça ! »".

Après plus de dix ans de cuisine "à la française", il décide de fonder le Tomo, un restaurant traditionnel japonais. À Lyon, ils ne sont qu'une poignée sur ce secteur.

C'est là tout le paradoxe : les chefs japonais enchaînent les succès, mais la cuisine japonaise stagne dans son développement hexagonal. Dans son édition 2017, le guide Michelin a accordé quatre étoiles supplémentaires à des chefs japonais, dont deux macarons pour le Kei, à Paris. À Lyon, Takao Takano, dans le restaurant éponyme, et Tsuyoshi Arai (Au 14 février), arborent chacun une étoile depuis déjà quelques années, tout comme Masashi Ijichi, à Valence (La Cachette). Pourtant, ces stars régionales revendiquent d'abord une cuisine française, saupoudrée d'influences nippones.

"La cuisine japonaise ne pardonne pas"

"La cuisine japonaise est difficilement exportable", explique Jacques Marcon. Fils de Régis Marcon, avec qui il exerce dans le restaurant trois étoiles de Saint-Bonnet-le-Froid (Haute-Loire), le chef a fait une partie de ses études à l'école Tsuji. Il revient tout juste d'un séjour au Japon, où il finalise la création d'un restaurant.

"Le problème réside dans le fait que la cuisine japonaise ne pardonne pas si vous n'avez pas la bonne qualité de produits, estime-t-il. Là-bas vous pouvez acheter le premier thon rouge de l'année à 600 000 euros ! Les poissons doivent être tués selon une certaine technique pour conserver leur goût intact. Vous ne trouvez pas cela en France."

Dans ses cuisines, Jacques Marcon emploie pourtant en permanence "quatre ou cinq" Japonais, dont il apprécie particulièrement "la rigueur et la précision". Mais le chef voit un autre frein au développement de la cuisine japonaise dans l'Hexagone.

"Leur respect pour l'artisanat est immense, mais la transmission de ces savoir-faire s'effectue beaucoup plus de père en fils ou de maître à élève".

Une certaine "culture du secret", selon Pierre Béal, pour qui les Japonais "sont rarement dans une logique de gros business, type Georges Blanc ou Alain Ducasse". Aux grandes marques que fondent parfois les chefs français, les Japonais privilégient une approche plus familiale.

"Ils ont plutôt le souci de conserver et de transmettre un patrimoine, pas de le développer", poursuit le directeur de l'école Tsuji.

Difficile de s'imposer à l'étranger dans ces conditions.

À l'image de Tomohiro Hatakeyama, les cuisiniers japonais installés en France restent donc des petits entrepreneurs, un peu aventuriers, attirés par un mode de vie plus paisible que dans leur pays natal. Nourris au mythe de la gastronomie française, la plupart des chefs ne s'en détachent jamais complètement. "J'ouvrirai un restaurant français quand je serai à la retraite, pour le plaisir, sourit le cuisinier. Quand la cuisine japonaise se sera enfin
installée en France."

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