Gastronomie : le goût des autres

L’un produit à Vernosc-lès-Annonay, en vallée du Rhône nord, des vins en biodynamie, tendus, fruités, gouleyants, l’autre est responsable de la fabrication d’un chocolat encore artisanal dans la grande Maison Bernachon. Amis de longue date, c’est parce qu’ils ont en mémoire les beaux jours de leur enfance à la campagne, que Nicolas Badel et Pascal Roujol se sont investis dans les métiers bien « terriens » voués à la grande subtilité du goût.
Nicolas Badel, et Pascal Roujol se sont investis dans les métiers "terriens"

Ils se voient peu, alors il faut les imaginer en famille, sillonnant la campagne dans une carriole tirée par des chevaux, loin du bruit et de la fureur. Et si dans un petit coin de son esprit Pascal Roujol caresse toujours le désir d'être garde forestier, ce sont quand même les arômes du chocolat de son enfance qui ont fini par avoir raison  de ce pâtissier de formation.

Meilleur apprenti de France à ses débuts, lors d'un passage à Valence chez Giraud, puis pâtissier chez Paul Bocuse, il quitte tous les matins, depuis 25 ans, sa campagne de Peaugres (Ardèche) et ses chevaux d'attelage pour rejoindre la cité des Gaules, et le magasin-atelier Bernachon situé dans le 6e arrondissement. Ici, ganache, palets d'or et truffes sont toujours fabriqués à partir des fèves, avec le même savoir-faire qu'il y a 70 ans.

Changement de vie

Quant à Nicolas Badel qui jusqu'à l'année 2000, était le salarié sans histoires d'un bureau d'études à Saint-Julien-Molin-Molette (Loire), ce sont les étés passés à ramasser les fruits avec son grand-père, qui ont imprégné sa mémoire, à tel point, qu'il a décidé de changer de profession.

« Cela se passait sans problèmes, je gagnais très bien ma vie, mais il me manquait quelque chose ! Et quand j'ai démarré mon aventure, on m'a pris pour un fou », résume-t-il.

Vigneron totalement néophyte, associé à son cousin, qui lui, a quitté l'entreprise de chimie où il était salarié à Chasse-sur-Rhône, ils ont défriché et planté sur ces terres ancestrales qu'ils souhaitaient surtout garder « vivantes ». Pendant 10 ans, ils porteront, ensemble, leur raisin à quelques encablures plus bas, à la cave coopérative de Saint-Désirat, puis chez Chapoutier à Tain-l'Hermitage. Les 10 premières années s'avéreront très difficiles, et c'est son épouse qui subviendra aux besoins financiers de la famille.

Cap vers la liberté

Aujourd'hui, Nicolas Badel, installé séparément de son cousin depuis six ans, encourage vivement la prise de risque chez ceux qui, comme lui, veulent mettre le cap vers la liberté :

« Dans la vie, lorsque l'on avance sur un chemin sécurisé, balisé, il n'y a pas vraiment d'intérêt. »

Ce changement radical, qui le relie aux origines paysannes de ses deux grands-pères, sur cette terre de Vernosc, que les « anciens » connaissaient pour avoir toujours donné du bon vin, a « du sens » pour le vigneron. Et il semble prendre très au sérieux son engagement, comme s'il avait renoué avec ces idéaux magnifiques que sécrète toujours l'enfance. Mais qui se fracassent très vite en vol, faute d'être pris au sérieux.

Nicolas Badel et Pascal Roujol

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Un cavalier ailé frappe discrètement, tel un sceau, l'étiquetage de ses bouteilles. Il s'agit d'une monnaie antique « Le denier au cavalier », attribuée aux Allobroges, et qui symbolise son intention : l'appropriation de son outil de travail et la maîtrise de sa vie dans une dynamique de mouvement. C'est comme si le vigneron avait gardé en mémoire cet « esprit de service », qui sera propre aux codes de la chevalerie, traversant le temps. Nicolas Badel qui a consenti de très lourds investissements financiers commence tout juste à rentabiliser le domaine. Il a même dû se remettre aux études afin d'acquérir un BEP agricole, nécessaire à son installation. Sûr de lui, bien « ancré » il reconnait : « Peu de formation, donc pas de déformation non plus. »

Succès

Il n'envoie pas ses vins aux guides, ne participe à aucun concours, ne contacte aucunement la presse, et géographiquement, pour le trouver, il faut se résigner à se perdre un peu ! Sa première vinification au domaine, date d'à peine six ans sur du saint-joseph rouge et blanc, du vin de pays, et du condrieu - un des meilleurs blancs au monde, disent les connaisseurs, en raison d'une adéquation parfaite sur une toute petite surface d'appellation, entre terroir, climat et cépage Viognier. Et après six années d'exercice, le succès est au rendez-vous.

Militant actif et discret de l'association De bio et d'audace, Nicolas Badel est aussi  impliqué sur sa commune dans la recherche de terres pour l'installation de jeunes qui se lancent dans l'agriculture biologique - mission assez laborieuse - malgré les nombreuses friches, liées à l'immobilisme un peu mortifère des propriétaires terriens. Il donne aussi volontiers un coup de main aux collègues qui prennent la tangente « pour la bonne cause » c'est-à-dire, ces jeunes gens idéalistes et pleins d'entrain, quittant la ville avec femmes et enfants pour investir des terres en permaculture, par exemple.

Engagé

Il a choisi la biodynamie comme une évidence, mais sans la brandir comme un étendard. La législation européenne de 2012 concernant les vins bios autorise en vinification plus d'une trentaine d'intrants et a surtout permis aux lobbies de s'approprier un marché juteux à moindre coût. Un dévoiement inique de la démarche courageuse de nombreux petits vignerons qui, comme lui, et dans de belles régions, veulent tout naturellement, comprendre et protéger les écosystèmes, sans l'aspect martial qui détruit le silencieux et prodigieux travail que la nature accomplit pour maintenir l'équilibre de la vie.

Nicolas Badel, ses vignes

Les vignes de Nicolas Badel. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Dans sa cave, l'œnologue qui tendrait à « sécuriser » ses vinifications, n'est pas l'oracle, et Nicolas Badel préfère se fier à son intuition, nom d'ailleurs donné à sa nouvelle cuvée, dont les raisins poussent, affirme-t-il « dans un endroit magique ». Effectivement, on ne soupçonne en rien la beauté de cette vallée de la Cance si nous ne quittons pas la triste et malodorante enclave d'Annonay : une partie du domaine est orientée plein sud et la cave flambant neuve qui lui fait face est aménagée avec du matériel sophistiqué, qu'il partage toujours avec son associé du départ.

« Depuis cinq ans, je fais une formation avec d'autres vignerons sur la limitation des intrants. Car en vinification, la possibilité de mettre des adjuvants pour pallier aux déséquilibres est réelle et cela me fait peur », explique-t-il.

Grandes tables

Le vigneron de 46 ans sait aussi que la diversité des terroirs et le fondement des AOC, sont en totale contradiction avec les ukases de la production industrielle et du contrôle étatique, et produit des vins qui se vendent très bien sans plus d'efforts. Car les sommeliers des grandes maisons se connaissent tous, et s'échangent discrètement les bonnes adresses.

Certains font même le pas de quitter la salle des restaurants pour les vignes et la cave, à l'instar de Greg Boutillier, 28 ans, ancien sommelier chez Ducasse, puis chez Régis Marcon, qui travaille ici au domaine, alors qu'il souhaiterait s'installer à court terme. Un retour à l'origine, en quelque sorte. Nicolas Badel a refusé de travailler avec l'Ontario, qui exigeait des notations, et une trop grande quantité :

« Je ne veux pas coller à une attente ni à un marché. Le panel est suffisamment large en France comme à l'étranger, pour que chacun puisse trouver son bonheur », justifie le vigneron, homme de principes, qui de sa presque « cachette » a conquis des grandes tables, de La Pyramide à Vienne, à Têtedoie à Lyon, ou du Spring à Paris.

Quant à Pascal Roujol, il lui arrive de se muer en pédagogue itinérant, n'hésitant pas à transporter les sacs de jute remplis de fèves, pour expliquer aux enfants d'écoles, comme aux pensionnaires des maisons de retraite, la subtile élaboration du chocolat. La Maison Bernachon utilise une dizaine de crus choisie avec soin, issue pour la plupart d'Amérique Latine, notamment du Venezuela pour le chuao, le plus réputé.

Vin Intuition, de Nicolas Badel

Nicolas Badel préfère se fier à son intuition, nom d'ailleurs donné à sa nouvelle cuvée. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Les fèves sont torréfiées, triées, concassées, broyées, conchées. Le chocolat brut est malaxé pendant des heures pour développer l'arôme, puis mélangé au beurre de cacao, à la vanille et contient très peu de sucre, pour un goût « maison ». Et c'est une relation d'amour qu'il fait naître avec son public : « Le chocolat fait fondre les gens ! » Suscitant un désir passionnel, chocolat et vins s'ils se marient peu, transforment habilement la mélancolie en jouissance gustative.

Fidélité

C'est chez Paul Bocuse, où Pascal Roujol était alors jeune pâtissier, qu'il découvre, émerveillé, le fameux « Président ». Gâteau emblématique de la Maison Bernachon, créé suite à la venue du chef à l'Élysée en 1975, afin de recevoir la Légion d'honneur des mains du Président de la République de l'époque. Ce dessert tout ébouriffé de chocolat fait toujours le succès de la maison depuis 40 ans. Le pâtissier a connu les trois générations : embauché par Maurice, le grand-père, il est aujourd'hui sous les ordres des petits-enfants dans leur seul magasin lyonnais où œuvrent les 47 employés.

Pas de colorants ni d'étrangetés sucrées dénaturant le produit. Dans la fabrication, la barre de la tradition est maintenue, fermement ! Le cacao développe de multiples arômes, comme le vin, et est entré dans le registre des appellations (ni définies ni contrôlées par un cahier des charges, cependant). Torréfacteur inspiré, avant d'être confiseur, le fondateur de la maison, Maurice Bernachon, prétendait que « s'il était un bon artisan, il aurait fait un très mauvais industriel ». Il ne se faisait pas avoir par les « faussaires de l'alimentaire », qui sont pléthore, fustigeant par exemple, l'amande « marcona ». Sorte de graine de courge venue de Californie, présentée de façon pompeuse, avec une référence au terroir, à l'origine et à l'histoire, une tromperie bien habillée à laquelle il préférait les meilleures amandes des petits producteurs du Vaucluse, ou du sud de l'Europe.

Ainsi l'équipe d'artisans du grand chocolatier est des plus fidèles : « C'est une bonne maison », conclut Pascal Roujol, qui avec Nicolas Badel, rendent un fier service à la préservation de la grande subtilité des sens. Mission d'importance lorsque de nos jours, le goût comme l'olfaction sont souvent atrophiés par un flot de produits médiocres, imposés sous des atours charmeurs, à des consommateurs aveuglés qui ont souvent baissé la garde.

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