Isabelle Jarousse : le mystère sans l’artifice

Dessinatrice ? Peintre ? Sculptrice ? Isabelle Jarousse est tout ceci. Et surtout, fait de plus en plus rare de nos jours où l’on attend d’un créateur qu’il tienne un discours sur sa création, elle est de ces artistes qui se refusent à être les exégètes de leur œuvre. Matière d’un art autobiographique sans être autocentré, elle donne à voir, à penser, à rêver, mais jamais ne commentera son travail. Elle n’aurait pas, dit-elle, les mots pour cela. Conscientiser l’inconscient ? Non. Mais dessiner, dessiner, et dessiner encore. Dans l’intuition, l’obsession et la perfection.

D'elle, restait ce souvenir, il y a quelques années déjà, de fascinants dessins où, dans des tonalités tantôt burlesques, fantastiques, érotiques ou morbides, se côtoyaient bestiaire, figures humaines, flore variée, notations abstraites. Tout un univers de miniature et d'entrelacs, d'encre et de papier, de noir et de blanc, où l'économie de moyens est au service de la luxuriance graphique. Et depuis, il y avait cette envie de pénétrer plus avant dans la singularité d'une œuvre de patience, dans les méandres d'un art subtil et délicat, tout de silence et de lenteur.

Depuis deux ans, Isabelle Jarousse vit et travaille dans un appartement-atelier, un quatrième étage sans ascenseur qui sait se faire pardonner : belle lumière traversante, vue sur la Saône et le pont Bonaparte. Des statuettes africaines, des fleurons d'art populaire, quelques bondieuseries touchantes : bénitiers, statuettes de la Vierge Marie... autant d'accumulations qui disent le goût de l'objet vrai, de l'image simple, presque de l'imagerie. Présence du végétal, aussi, avec ces imposantes plantes vertes qui prospèrent en bordure de fenêtres. Et des œuvres, ses œuvres, partout : au mur, au sol, accrochées, posées, entreposées, en cours de création, en attente d'un départ pour une exposition.

Nulle en dessin

De Marvejols (Lozère), sa ville d'origine, Isabelle Jarousse a gardé une ombre d'accent que les presque 30 années passées à Lyon n'ont su et pu effacer. Dans la maison familiale, pas d'art, ni d'images, mis à part le calendrier des Postes, bien sûr. Et pourtant, du plus loin qu'elle se souvienne, elle a toujours voulu faire les Beaux-Arts. Pourquoi ? Pour « s'exprimer ». Elle le fera, à travers le dessin. Ce qui, au départ, aux yeux des autres, à ses yeux, ne semble pas gagné d'avance. Le lui a-t-on assez répété à l'école, à cette gauchère contrariée, qu'elle était nulle en dessin. Au point que, longtemps, avoue-t-elle, elle l'a cru. Et n'a eu de cesse de chercher à améliorer sa main pour accéder à un dessin élaboré.

D'assez fruste et primitif en ses débuts - il suffit d'observer les Bouches cousues de 1996 ou ses tout premiers personnages filiformes (1992), des compositions tout en aigus et en piquants -, le style, avec les années et la pratique, s'est en effet assoupli, arrondi, épanoui, gagnant en raffinement et préciosité, sans jamais être maniériste. À 18 ans, elle réussit le concours de l'école des Beaux-Arts d'Angoulême. Six ans plus tard, en 1989, diplômée, elle doit choisir sa vie. Angoulême est une trop petite ville pour espérer y vivre de son art. Paris lui fait de l'œil, la tentation est grande, mais se révèle économiquement impossible. Ce sera Lyon, pour des raisons personnelles. Et la plongée dans l'inconnu. S'ensuivent trois années de solitude, d'interrogation et de recherche pour la jeune artiste.

Isabelle Jarousse

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

« Vous vous cherchiez ? » « Non, je cherchais simplement du travail pour vivre », répond-elle sobrement. Tout Isabelle Jarousse est dans cette réplique. Non dans le terre-à-terre de la réponse, mais dans l'honnêteté, la sincérité et la vérité nue du propos.

La révélation du papier

Les débuts sont difficiles. Étudiante timide, elle ne comprend pas la pédagogie pratiquée aux Beaux-Arts d'Angoulême. Travailler à partir d'œuvres d'artistes connus, comme Tàpies et consorts ? Elle n'en voit pas l'intérêt.

« Je ne voulais pas être une suiveuse », dit-elle simplement.

Elle ne peut, de plus, créer à partir d'un support préexistant, comme une toile, par exemple. « Cela me paniquait. » Le hasard qui tricote la vie fait alors bien les choses. Opportunément installée dans l'ancienne usine de papier Le Nil construite à la fin des années 1820, l'école abrite un atelier où les étudiants apprennent à fabriquer eux-mêmes leur papier. Entre la pâte à papier et la jeune fille naît une vraie rencontre, sensuelle, matricielle.

Chiffon de coton

La découverte de la pâte à papier « la sauve », assure l'artiste, et la révèle à elle-même. Depuis 30 ans, la douceur du coton et la blancheur du chiffon l'accompagnent. Aujourd'hui encore, Isabelle Jarousse fabrique, non pas sa pâte à papier - cela demanderait sans doute un espace un peu plus vaste que celui où elle évolue -, mais ses propres feuilles. Au fil des années, elle a appris d'ailleurs à mieux gérer son matériau, gaspillant moins, en fabriquant la juste quantité nécessaire à la série envisagée.

Dans le coin, plus spécifiquement l'atelier de l'appartement, sont entreposées de grandes plaques blanches. Ce sont les fibres déjà conditionnées pour la papeterie industrielle que l'artiste se procure auprès de grossistes. Du pur chiffon de coton. Plus loin, la bassine où la fibre est mélangée à l'eau et le cadre, la forme, dont le tamis métallique recueillera la pâte, qui sera ensuite mise à égoutter sur un feutre. Pressée pour exsuder toute son eau, la feuille encore humide, mais déjà solide pour supporter un tel traitement, passera alors dans les mains de l'artiste qui la façonnera à sa guise.

Du plan à la ronde-bosse

Autrefois juste froncées, froissées, plissées, par un modelage serré jouant de l'aplat et de légers reliefs, puis d'une géologie de hauts reliefs plus affirmée avec vallonnements et crevasses, et désormais à la limite de la ronde-bosse, les feuilles de papier travaillées en courbes voluptueuses, angles cassés et bien d'autres effets, sont à présent assemblées entre elles créant de sensuels et organiques volumes.

« Pendant des années, explique l'artiste, dans le temps du dessin, j'ai scrupuleusement respecté le plissé du papier, jusqu'à ce que j'éprouve une sensation d'étouffement. D'enfermement. Un jour, j'ai dit : « J'arrête ! » J'ai besoin de plus de liberté, d'ouverture. »

Très explicitement, à cet instant, elle dit, montrant un immense dessin (144 cm x 20 cm), intitulé Fleurs et Couronnes n° 10 (2010) : « J'ai cru qu'il allait me tuer ! » Besoin, donc, de mettre de l'air dans les plis. De (se) déplier ? Dans des pièces à la matrice plus ouverte, mais toujours autant dessinées - recto et même verso ! -, dans sa manière à elle, obsessionnelle, de remplir le vide, Isabelle Jarousse éprouve la construction plus souple qu'elle recherche. Elle la poursuit dans ses dernières séries. Des assemblages où s'affirme clairement un désir de sculpture.

« Je crée un volume, je le déstructure, je recrée un volume, je le redéstructure et cela jusqu'à trouver le bon ajustement, que la forme finale s'impose. »

Sur la table du salon, témoin vivant quoiqu'encore potentiel, une de ces combinatoires tout en volutes et plis secrets évoque les lèvres d'une fleur étrange : un sexe de femme.

Isabelle Jarousse

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

L'écriture de soi

Tout comme Montaigne est matière de son livre, Isabelle Jarousse est matière de ses œuvres. Le premier dessin. Il surgit un jour et lui évoque, une écriture, une calligraphie. Elle a trouvé sa voie (voix). Son art est écriture, en effet, alphabet personnel inventé, répertoire de formes où cohabitent signes abstraits et figuratifs. Son art est poésie. Débats nocturnes  (1995/1998), Fleurs et Couronnes (2006), L'attente au crépuscule (2007/2009), Paradis des Extravagances (2008/2011), Les parfums de l'attente (2008/2012), La Pierre des Tourments (2014/2015), Bruissements (2016), etc. En eux-mêmes, les titres de ses séries sont promesses d'ailleurs.

Sur la blancheur du papier, Isabelle Jarousse couche et accouche son monde intérieur. Un monde d'une richesse symbolique que l'on dira... fabuleuse. Avec délicatesse et douceur, dans un besoin d'esthétisme et d'harmonie. Dans l'angoisse aussi. Plutôt que la plume qui accroche, blessant la chair du papier, elle a élu la caresse du pinceau.

Pas de début, ni de fin

Avant de s'installer à sa table devant la page blanche, de tremper le pinceau dans l'encre de Chine et d'entrer dans l'œuvre à venir, pas d'esquisses préparatoires, ni de préméditation. « Je cours sur la feuille, je compose, je construis. » Et le fil constructeur de ce libre épanchement d'où naissent des foultitudes inouïes n'est jamais illustratif ou narratif. Pas d'histoire dans ces compositions, pas de début, ni de fin, mais un all over minutieux, où le trait d'encre, obstiné, patient, noircit l'espace faisant naître les formes de la réserve du papier.

Sur cette surface saturée de signes, dans ces anfractuosités pleines de mystères, entre le dévoilé et le caché, l'œil se promène en liberté, se perd avec délice, explore, fouille, va de surprise en découverte, tout au jeu d'équilibre - abstraction/figuration, hachures/motifs -, que l'artiste maîtrise superbement. La profusion des références esthétiques (tapisserie, tissu, enluminure, majolique, peinture, etc.), qui ne sont jamais citations, l'onirisme sous-jacent, la présence des mythes, la collision des époques (Antiquité, Moyen Âge, XVIIIe siècle, etc.)... autant de caractéristiques de cet univers à l'échelle lilliputienne où le plaisir, la souffrance, la cruauté, l'hédonisme jouent leur partition.

Cette oeuvre l'apaise et l'épuise

À l'antithèse du surdimensionné et du démonstratif explicite, travers faciles et récurrents de l'art contemporain, les miniatures d'Isabelle Jarousse, bien plus rouées dans leur suggestivité « insinuatrice », nous prennent délicatement dans leurs rets et nous absorbent, subtilement.

Cette œuvre d'ascèse qui, tout en même temps l'apaise et l'épuise tant elle exige du corps, de la main, de l'attention, Isabelle Jarousse a, régulièrement, la tentation de la mettre à distance. Un jour, elle le sait, elle se lancera dans la peinture à l'huile. Elle a déjà essayé. Mais « ce n'était pas ça ». Le temps viendra, peut-être, d'une autre respiration dans un nouveau médium. Mais peut-on vraiment imaginer cette artiste rompre un jour avec le dessin, tant celui-ci lui est consubstantiel ?

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