Le petit monde des prud'hommes de Lyon

Au 1er janvier 2018, le mode de désignation des conseillers prud’homaux change. Exit le suffrage universel, il échoira alors aux organisations syndicales, patronales et salariées. Un bouleversement qui prend place dans un contexte politique saillant – lois Macron, El Khomri et de finances – et se prête d’ores et déjà aux stratégies, tactiques, arrangements des parties prenantes, exacerbés par les ambitions et les rivalités de personnes. Plongée au sein de l’emblématique microcosme du conseil de prud’hommes de Lyon.
Au conseil des prud'hommes de Lyon.

Les mois à venir s'annoncent mouvementés pour l'ensemble des conseils de prud'hommes de France. Avec l'application de sa loi qui vise à réformer les juridictions - s'ajoutant à celle du récent projet de loi El Khomri -, Emmanuel Macron a fermement marqué son intention de s'attaquer à l'une des « trois maladies » françaises qui empêchent, selon lui, de « libérer, investir et travailler ». Le ministre de l'Économie entend raccourcir notamment les délais de procédure et réduire le nombre d'affaires mais également d'imposer cinq jours de formation obligatoire pour tout conseiller.

En attendant son application, l'autre volet qui cristallise toujours les tensions à l'intérieur des juridictions relève de la suppression des élections au suffrage direct des conseillers prud'homaux tant salariés que patronaux, et ce, dès le 1er janvier 2018. Avec la loi de finances du 18 décembre 2014, ceux-ci seront non plus élus mais désignés tous les quatre ans par les organisations salariales et patronales au prorata de leurs audiences respectives. Autrement dit, les puissants syndicats CGT, CFDT ou Medef n'auront aucun mal à obtenir des conseillers contrairement aux autres organisations minoritaires, ou aux indépendants plus faiblement représentés.

Puissance et rayonnement

Cette décision du gouvernement a été justifiée par la chute régulière de la participation des salariés à ce scrutin (25 % en 2008) et par le coût qu'il représente : 87 millions d'euros lors des dernières élections. Une loi qui alimente toujours les débats, deux ans après son entérinement, notamment auprès d'élus de la République ou avocats qui y voient un obstacle à la démocratie. Les critiques des conseillers prud'homaux sont aussi nombreuses voire plus virulentes puisqu'au-delà de son application, elle soulève nombreuses interrogations.

C'est le sentiment actuel qui pèse sur le conseil de prud'hommes de Lyon. Institution si puissante - et pilote pour de nombreuses mesures - que ce qui s'y passe est largement observé, commenté. Premièrement, parce qu'il s'agit du premier conseil de France à avoir été créé (1815). Deuxièmement, car il se classe au second rang, après Paris, pour le nombre d'affaires traitées annuellement (7 500 dossiers).

Son rayonnement dépasse donc largement les contours du territoire. La preuve : en 2008, c'est depuis son siège du 3ème arrondissement, que la grève d'une partie des conseillers prud'homaux emmenée par la CGT et la CFDT, vent debout contre la réforme de l'indemnisation des conseillers, avait pris sa source avant de se propager à tous les CPH de France. De quoi faire reculer le gouvernement, après de longs mois d'arrêt et de négociations (dont les conséquences auront été dommageables pour les justiciables puisque le retard accumulé commence tout juste à se résorber, selon les conseillers).

Listes

En coulisses, le CPH est donc, depuis quelques mois, le théatre d'un drôle de jeu de chaises musicales avec les premiers stratagèmes entre organisations syndicales patronales et salariales représentatives, et leur base. Objectif : conserver leur emprise sur la juridiction.

Des listes auraient d'ailleurs été établies avec les noms de ceux pressentis à continuer l'aventure prud'homale, et ceux qui n'en feront plus partie : soit par volonté personnelle ou simplement par décision arrêtée des organisations qui dictent la ligne de conduite de leur équipe, écartant alors les éléments moins compétents ou, plus délicat : les électrons libres, « coupables » d'avoir pris des positions contraires à l'idéologie de leur base.

Entre inquiétudes et crispations, l'atmosphère commence à être de plus en plus pesante dans les couloirs de la juridiction lyonnaise. Si bien qu'elle fait remonter des tensions entre individus souvent issus du même camp, sur fonds d'anciennes histoires (fumeuses) et de coups bas.

"Gros syndicats"

2018 s'annonce alors une étape cruciale pour le CPH de Lyon (et son image) et pour ses 282 conseillers qui le composent, élus voire réélus lors de la dernière élection de 2008. A ce jour, côté salariés, la CGT compte la plus grande représentativité (49 conseillers), suivie par la CFDT (32) et FO (16). Unsa, Solidaires ou encore les indépendants plus faiblement représentés risquent donc de ne plus pouvoir siéger. L'Union patronale (102 conseillers) portée par le Medef et la CGPME, qui impose quant à elle la ligne de conduite du collège employeurs, laisse peu de chance, la aussi, aux petites formations telles que l'Économie sociale et solidaire (9), CNPL (3), ou encore Net-CAP.PME-SICAR (15), parfois divisées sur la ligne du grand patronat.

Pierre Vion, vice-président 2016 du CPH de Lyon et président du collège employeurs (chaque année et ce, pour l'ensemble des CPH de France, la présidence alterne entre le collège salariés et employeurs), inscrit au Medef Lyon-Rhône, l'avoue lui-même :

« Cela ne changera pas grand-chose pour les gros syndicats. »

Les autres, en revanche, s'inquiètent. « Ce n'est pas juste », glisse Marie-Aline Martin, 25 ans de prud'homie côté salariés et adhérente de Solidaires. « C'est un déni de démocratie », critique un conseiller Unsa. L'actuel président du conseil de prud'hommes, Bernard Augier, cégétiste, entré en 1979, est plutôt partagé mais il suit la ligne de conduite de sa famille, la CGT - un temps contre puis acceptant la mesure gouvernementale. « Une mesure qui doit faire économiser de l'argent, certes. Mais je ne suis pas certain que ce sera le cas », avance-t-il seulement, lui qui assure repartir pour un « dernier » mandat de quatre ans et devrait, sans surprise, retrouver son fauteuil de président.

conseil des prud'hommes de Lyon

(Crédits : Laurent Cérino / ADE)

Rassembler

Deux présidents qui, à 20 mois de la mise en place de la réforme, ont la lourde tâche de rassembler leurs troupes. Chacun souhaitant éviter toute vague de protestations dans ses rangs. Néanmoins, des voix dissonantes se font entendre, reprochant aux deux hommes, au-delà de leur personnalité, le choix délibéré de sélectionner ou sanctionner les conseillers en vue de 2018.

« Personne ne doit sortir des rangs sous peine d'en être écarté, décrit une conseillère employeurs. Nous sommes dans l'une des plus importantes juridictions de France, et forcément, on veut nous faire taire lorsque nous ne sommes pas d'accord avec les idées de tel ou tel. »

Ces « moutons noirs » en sont conscients. « C'est le bal des amis » qui prime, peut-on entendre. « Je n'ai pas prêté serment pour que l'on me dise ce que j'ai à faire », claque cependant un conseiller employeur. Ambiance.

Rapports de force

L'avenir s'annonce tendu. Un nouvel épisode qui devrait s'ajouter à la liste de ceux qu'a connus et connaît la juridiction. Des affaires principalement de relations humaines, de tensions entre individus voire (très) épisodiquement de manquements déontologiques.

« C'est comme dans une entreprise avec ses problèmes et ses différentes personnalités. On ne peut être amis avec tous », reconnaît Ange Bernard, conseiller CGT, président de la section industrie.

Pourtant, entre les deux collèges, salariés et employeurs, plaidant ensemble pour chaque affaire (deux conseillers salariés et deux employeurs), les relations sont travailleuses, et « intelligentes ». Les compétences de chacun sont aussi relevées.

« On se parle », entend-on alors même que les sensibilités sont différentes. « Après les élections, nous allons beaucoup en départage (jugement rendu par un juge professionnel lorsque les deux parties ne se sont pas mises d'accord, NDLR), car chacun reste sur ses positions. Cela change par la suite », se félicite Marie-Aline Martin.

Les rapports de force ? Très peu entre conseillers, indiquent les intéressés. Même si du point de vue d'avocats, le conseil de prud'hommes reste « encore sur un modèle de lutte des classes », et que certains s'invectivent lorsqu'il s'agit d'évoquer le travail des uns ou des autres.

« Malheureusement, les conseillers employeurs auront toujours des difficultés à voir des conseillers salariés leur parler au même niveau, alors qu'ils sont patrons », précise un conseiller Solidaires.

Les rapports de force se trouveraient plutôt à l'intérieur même de chacun des collèges. « C'est plus compliqué chez eux que chez nous », pique Pierre Vion, du Medef. Discours contraire à celui des salariés. Un argument militant qui cache volontairement les problématiques auxquelles font face les organisations elles-mêmes, entre les ambitions de certains et les rivalités, les idéologies différentes des formations, et une liberté de ton affichée pour d'autres.

Pression

Des situations qui n'ont dans l'ensemble pas de conséquences sur les affaires jugées sauf lorsque les enjeux dépassent le simple environnement de la juridiction notamment sur des dossiers sensibles comme ceux de l'entraîneur de l'OL Claude Puel ou du comité d'entreprise régional de la SNCF. Le CPH de Lyon y aurait été confronté.

« Ne pas rendre le jugement en fin de séance et aller en départage est un moyen stratégique pour que deux collèges ne prennent pas de décisions afin de ne pas froisser, par exemple leur centrale. Synonyme alors de capitulation », prévient un conseiller salarié.

Une forme de pression que d'aucuns regrettent. « Nous pouvons nous interroger sur certaines alliances » ; « sur des bureaux dont les conseillers sont remplacés au dernier moment » ; « sur l'impact des réseaux notamment maçonniques, lors de certaines affaires » ; « ou lorsqu'un patron vous accompagne jusqu'à votre voiture », remarque une avocate.

Parité

Certains appréhendent même d'y être confrontés davantage à l'avenir :

« Nous craignons d'être dans le mandat impératif avec des pressions sur certains dossiers. « On t'a choisi donc tu suis le mouvement ». Cela pourrait favoriser ce type de pratiques », souligne le cégétiste Ange Bernard.

Mais nombreux veulent croire en une justice déontologique. « Je n'ai jamais cru en cela parce qu'il est difficile d'influencer un jugement en raison de la parité. Arithmétiquement parlant, c'est impossible », soutient un célèbre avocat lyonnais, connu pour défendre les employeurs. « La parité protège », annonce l'avocate en droit social Myriam Plet. « Elle fait que nous sommes impartiaux. Ce serait de toute manière contre-productif et surtout risqué », ajoute Didier Van Dort, conseiller FO.

Nombreux rapportent des propos entendus et n'y auraient pas été confrontés. Personne n'ose le dire ouvertement, se justifiant par la pirouette : « cela peut exister ». Parler ouvertement du fonctionnement interne du conseil de prud'hommes, c'est aussi prendre le risque d'être mis à l'écart, critiqué et de ne pas figurer prochainement en bonne place pour le renouvellement des mandats de 2018.

L'anonymat a donc été demandé par la plupart des conseillers ayant accepté de témoigner. Comme un signe que ce qui se passe à l'intérieur ne doit pas éclabousser hors les murs. Une méthode à la lyonnaise, ou le linge se lave en famille, traditionnelle des instances de la ville.

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