Lyon-Turin : la politique de report modal est-elle adaptée ?

Pour les promoteurs du projet, la création de la liaison Lyon-Turin permettra d'effectuer un report modal massif des camions vers le rail dans les Alpes franco-italiennes. Mais derrière cet argumentaire, la France met-elle en place une politique de transfert ambitieuse afin d'accompagner cette nouvelle infrastructure ?

"Le report modal est ce qui permet de justifier la liaison ferroviaire Lyon-Turin." Pour légitimer ce projet pharaonique, les responsables politiques favorables à celui-ci avancent, à l'unisson, la nécessité de construire cette infrastructure pour permettre un report modal massif dans les Alpes.

Selon les promoteurs de l'équipement, cette ligne, une fois en activité, devrait permettre, à terme, d'embarquer "plus de 700 000 camions par an sur des navettes ferroviaires et jusqu'à l'équivalent de 3 millions de camions, soit 40 millions de tonnes tous types de fret confondus", explique LTF, dans une plaquette présentant les dix questions clefs du projet. Cet objectif permettrait de dégager les vallées franco-italiennes des camions et ainsi, assurer la sécurité et la protection de l'environnement et des populations.

Une politique à reculons

"C'est une priorité dans les mots, mais pas dans les actes", dénonce Michèle Bonneton (EELV), députée de l'Isère. Basée sur la politique de l'offre - la création de la nouvelle infrastructure-  cette vision doit s'accompagner d'une volonté politique ambitieuse afin d'inciter le report modal, à l'instar des voisins suisse et autrichiens. Et dans ce domaine, en dépit de l'accord franco-italien de Rome du 31 janvier 2012 (validant le projet du Lyon-Turin), qui impose la mise en route d'une politique de report modal, la France traine les pieds.

D'abord, au sein de l'Assemblée nationale. Le 31 octobre 2013, lors du débat à la chambre basse sur le projet de loi relatif au projet Lyon-Turin, Thierry Repentin, alors ministre des Affaires européennes déclarait :

"Y aura-t-il par ailleurs des mesures de report modal ? Oui ! [...] lorsque le projet du Lyon-Turin et les autres grands projets de tunnels ferroviaires transalpins seront en service, il conviendra de définir avec l'ensemble des pays alpins et la Commission européenne des modalités de régulation des flux alpins, notamment de marchandises, avec des mesures incitatives pour utiliser cette infrastructure."

Ainsi, le ministre de l'époque estime, devant la représentation nationale, qu'il faut mettre en place une politique de report modal une fois que l'infrastructure est disponible (le tunnel est prévu pour 2028), oubliant que c'est une initiative à long terme pour obtenir des résultats.  "Mettre en place ce type d'objectif est un travail long, qui doit être anticipé en amont", analyse Yves Crozet, enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon, membre du Laboratoire d'économie des Transports (LET).

Des mesures-symboles

Et dans les faits, la politique française n'est pour l'instant pas plus volontariste, en dépit des objectifs fixés par le Grenelle de l'environnement et les ambitions européennes. Plusieurs exemples peuvent être relevés. En décembre 2012, le Parlement autorisait les poids lourds de 44 tonnes à circuler sur les routes françaises, afin de "lutter contre l'engorgement". Un argument écologique était même avancé par certains : "La hausse de la capacité des poids lourds permettra de réduire le nombre de véhicules par kilomètre et les consommations de carburant".  De son côté, la région Rhône-Alpes, dans son document de 2013 sur le projet Lyon-Turin, expliquait que cette "décision implique une amélioration de la compétitivité du secteur routier".

Lyon-Turin galerie

Sur le plan tarifaire et fiscal, l'un des leviers essentiels pour favoriser le transfert de la route vers le rail, cet outil n'est pas plus utilisé. Depuis le 17 juin 1999, la directive européenne "euro-vignette", relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures, est applicable par les pays de l'UE. Celle-ci permet la mise en place de péage pour taxer les véhicules de plus de 3,5 tonnes. Pour l'instant, la France n'a pas souhaité l'imposer.                                                                                                                 Un autre exemple : le 3 décembre 2012, Frédéric Cuvillier, alors ministre des Transports, demandait une limitation de la hausse à 2,4 % du prix des péages des tunnels de Fréjus et du Mont-Blanc. Initialement, l'augmentation était fixée à 3,5 %. Le recul du gouvernement sur l'écotaxe, ces derniers mois, confirme cette frilosité. Et surtout démontre la force de lobbying des transporteurs et la capacité de blocages des routiers.

Sur un volet pratique, l'ouverture de la galerie de sécurité du tunnel de Fréjus n'est également pas un bon signe. A l'origine, ce tube est conçu pour mettre l'infrastructure en conformité avec la réglementation mise en place après la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc. Ce nouveau passage, qui sera normalement ouvert à la circulation en 2019, permettra d'augmenter la capacité de circulation des poids lourds sur ce passage des Alpes.

Les pros Lyon-Turin en proie au doute

Au sein même des partisans du projet Lyon-Turin, ces décisions sèment le doute sur l'engagement de la France. "Le symbole n'est pas bon, explique dans nos colonnes Hubert du Mesnil, le président de Lyon-Turin Ferroviaire. Il faut que la France montre -dans la conduite de ses affaires politiques - que le report modal n'est pas simplement un mot sympathique", alerte-t-il.

De son côté, Jean-Jack Queyranne, président de la région Rhône-Alpes plaide pour une "concomitance" entre l'avancée des travaux et la mise en place d'une réelle politique de report modal. "Ce n'est pas parce qu'il y aura une nouvelle infrastructure qu'elle sera forcément utilisée. Il faut développer des mesures de report modal. C'est une volonté politique qui doit être affirmée." Les différents acteurs misent également sur la politique européenne pour faire bouger les choses.

Mais pourtant, certains pays ont réussi à organiser une politique ambitieuse dans ce domaine. C'est notamment le cas de l'Allemagne, de l'Autriche et de la Suisse. "L'exemple helvète est à suivre", souligne Jean-Charles Kohlhaas, coprésident des élus écologistes à la région Rhône-Alpes. Chez le voisin suisse, la volonté politique de transfert modal de la route vers le rail est même inscrite dans la Constitution de la Confédération suisse, à la suite d'un référendum.

Ce pays a combiné l'adhésion citoyenne à une politique de compétitivité et d'interdictions : interdiction du trafic nocturne, fiscalité contraignante (taxe RPLP), support financier intense au fer (subventions, prise en charge du prix des sillons), etc.

Exemple suisse et autrichiens

En Autriche, outre l'application de l'euro-vignette, le soutien aux transports combinés et aux routes "roulantes" ("RoLa") est également ancien. Il passe, par exemple, via le subventionnement gouvernemental, la prise en compte du temps passé par les chauffeurs de la "RoLa" à bords des trains comme temps de repos ou de pause, des dérogations sur certains tronçons pour permettre la circulation ferroviaire nocturne ou en jours fériés, l'exonération de la taxe sur les véhicules à moteur utilisant la RoLa, etc.

En France et en Italie, malgré des pistes de travail, le soutien au transport combiné en Rhône-Alpes se limite principalement aux subventions de l'autoroute Ferroviaire Alpine, sans mise en place d'une politique restrictive et coûteuse pour les transporteurs. Elle est notamment incarnée par l'autoroute ferroviaire entre Aiton et Orbassano, ouverte en phase expérimentale en 2003. En 2012, cet axe avait transporté seulement 25 700 camions.

Et cette politique différente se traduit dans les chiffres. Entre 1999 et 2011, le transport de marchandises par le rail à travers les Alpes françaises a reculé de 5,8 millions de tonnes tandis qu'il a augmenté de 7,2 millions de tonnes en Suisse et de 10,5 millions de tonnes en Autriche. Analysant ces chiffres, Yves Crozet estime que "ce n'est pas en construisant une nouvelle infrastructure qu'on relance le fret."

Evolution Tonnes lyon turin

 "Les collectivités coupables d'empoisonnement "

Face à la baisse du trafic, à la politique française peu ambitieuse et dans l'attente de la nouvelle infrastructure qui permettrait un report modal de "masse", les opposants exhortent les pouvoirs publics à utiliser la ligne existante. M. Kohlhaas accuse :

"La capacité actuelle du tunnel du Mont-Cenis est d'environ 18 millions de tonnes. Ainsi, il est possible dès aujourd'hui de faire passer la moitié des marchandises transitant par les Alpes du Nord par cet itinéraire. Les collectivités sont coupables d'empoisonnement en n'agissant pas dès maintenant. Elles justifient ainsi la construction d'un projet à long terme alors qu'on peut agir dès aujourd'hui'.

Les opposants avancent donc la capacité de la ligne historique. Mais aussi, ils rappellent l'effondrement du fret, ces dernières années, sur cet itinéraire, mettant en cause la volonté politique des élus. Selon les chiffres de l'Office fédéral des transports, en 1997, environ 10 millions de tonnes transitaient par le tunnel du Mont-Cenis, contre 3,5 millions de tonnes en 2011, soit seulement 8 % des échanges franco-italiens de cette année. Il faut noter que sur cette ligne, des travaux de modernisation et de mise aux normes européennes ont été effectués pour un montant oscillant entre 300 millions et un milliard d'euros.

Logique "communiste"

Selon Yves Crozet, l'échec du report modal est également dû à une question de mentalité et de praticité. "La fonction utilitariste de la route est très importante. L'utilité du ferroviaire pour les marchandises est cantonnée à certaines niches, notamment le secteur industriel. Mais il ne permet pas une grande mobilité aux transporteurs, contrairement à la route. Elle a une vraie utilité pour la collectivité".

En marge d'un colloque européen, un collègue hongrois d'Yves Crozet le questionne. "Pourquoi les Européens ambitionnent-ils de développer le fret ferroviaire ? L'horizon que vous souhaitez était celui que nous avions sous le communisme. Si l'économie de l'Europe centrale a pu se développer après la chute du Mur, c'est que nous avons abandonné le rail pour développer l'économie par la route. C'était plus efficace". Mais pas plus écologique.

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