Emmaüs, quand la reconstruction passe par le travail

Lorsque l'abbé Pierre crée les communautés d'Emmaüs en 1954, il est sans doute loin d'imaginer qu'elles deviendront des associations très structurées réalisant, pour certaines, plusieurs millions d'euros de chiffre d'affaires. Si elles présentent des caractéristiques proches de celles du monde de l'entreprise, les valeurs de solidarité et la faculté de maintenir et de développer l'esprit de communauté en font les dissemblances, au prix parfois de tensions. Reportage à Lyon - alors qu'Emmaüs Défi célèbre ses 10 ans d’existence ce mardi 3 octobre -, où les compagnons, souvent durement marqués par la vie, tentent de se reconstruire par le travail.
Olga, compagnonne au sein d'Emmaüs Lyon.

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Ne dites pas qu'Emmaüs fonctionne comme une entreprise, au risque de vous faire reprendre par un compagnon. Pourtant, l'association de solidarité en utilise largement les codes : chiffre d'affaires, management, communication, 35 heures, chaîne logistique, client, diversification, investissement, formation, e-commerce. Un vocable qui correspond à celui d'une PME et dont usent ceux qui font vivre et grandir la communauté. Néanmoins, comme dans les 117 antennes réparties en France, ici, au sein de la plus importante du département du Rhône, installée depuis dix ans dans la banlieue de Vénissieux, ce sont moins les résultats qui comptent que le vivre-ensemble et "la reconstruction de la personne par le travail".

"Chaque jeudi matin, nous fermons les trois magasins de Lyon, pour pouvoir prendre le déjeuner tous ensemble. Perdre quelques heures de chiffres d'affaires, ce n'est pas grave", souligne Pierre-Yves Tesse, président d'Emmaüs Lyon (qui a quitté ses fonctions en juin dernier).

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Au cœur du magasin d'Emmaüs Lyon.

Les relations humaines constituent la substantifique moelle du mouvement et la solidarité, la quintessence du projet, initié en 1954 par l'abbé Pierre. L'activité, elle, se trouve être le moyen d'entretenir cet ensemble. Une singularité qui constitue la principale différence avec le monde de l'entreprise, mais qui exige un engagement profond de la part de ceux qui la font vivre. "Le vivre-ensemble est notre préoccupation permanente. Comment parvient-on à faire "communauté" ? , soulève son désormais ex-président.

Une question qui oblige au respect des règles et à une implication de tous dans la vie de l'association.

"C'est comme à la maison, explique Raul Almeida, l'un des trois responsables de l'antenne lyonnaise. Pour cela, nous donnons du temps à chaque individu lors de son arrivée afin qu'il comprenne le fonctionnement et qu'il puisse s'adapter."

Accompagnement contre travail

À Lyon, ils sont 90 compagnons et compagnonnes à bénéficier d'un accompagnement. Des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, cassés par la vie, certains sans-papiers, paumés, exclus ou en grande précarité, ayant trouvé ouvertes les portes de l'association à un moment particulier de leur vie. Des personnes qui sont de passage et envisagent déjà un autre futur, afin de "vivre comme tout le monde, avec une maison et une famille", rêve Olga, arrivée de Saint-Etienne après un différend avec ses parents, et pour "laisser aussi la place à ceux qui en ont plus besoin que moi", souhaite-t-elle.

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Ahmed, ébéniste.

D'autres ont trouvé en Emmaüs une famille. Comme Ahmed, arrivé en 2014. Ébéniste, il a quitté ses deux ateliers installés à Turin, en Italie, à cause de la crise, et s'est retrouvé à Lyon. Ici, "c'est comme chez moi", dit-il en souriant. Il peut s'adonner à sa passion et créer ou rénover des meubles, qui seront ensuite exposés à la boutique. Combien de temps restera-t-il ? Il l'ignore. Sophie, elle non plus, ne sait pas quand, ou si, elle partira. "À 55 ans, il est difficile de trouver un travail", déplore-t-elle dans un accent polonais qui ne trompe pas sur son origine. Enfin, certains compagnons ont fait le choix - par défaut, parfois - de rester ici une grande partie de leur vie. Comme ces huit retraitées, dont une personne présente à la communauté depuis 33 ans.

Logé, nourri, aidé

Au sein d'Emmaüs, un compagnon reste le temps qu'il souhaite. Logé, nourri, aidé, il bénéficie d'un pécule mensuel de 341 euros. Il est rétribué par l'association, en échange de 35 heures de travail au profit de celle-ci. Cette condition sine qua non est inscrite dans les statuts - Emmaüs est reconnu comme Organisme d'accueil communautaire et d'activités solidaire (Oacas), qui peut édicter ses propres règles de fonctionnement, et ne relève donc pas du droit commun ni du code du travail (absence de lien de subordination et de prestation contre rémunération) et échappe au champ des établissements sociaux et médico-sociaux -, et chaque compagnon doit s'y plier.

Ramassage des objets, tri, rangement, entretien, réparation, conseil aux clients., etc., les rôles sont variés. Emmaüs collecte et récupère meubles, linge, vaisselle, jouets, livres, électroménager, etc. Tout ce dont les donneurs ne veulent plus chez eux et les met (ou recycle) en vente dans l'un de ses trois magasins de l'agglomération (Vénissieux, Lyon et Villeurbanne).

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N'importe qui peut déposer ses objets au siège de l'association.

Ainsi, elle prend en charge plus d'une tonne de linge par jour (dont 20 % sont mis en vente, le reste étant envoyé chez des partenaires ou donné à d'autres associations) ou encore quatre tonnes de meubles. Les journées démarrent à 7h15 pour certains et finissent à 18h30 pour d'autres. Rares sont les temps morts. C'est pourquoi, dans le but d'optimiser et d'organiser au mieux le fonctionnement des magasins, de la réception des objets à leur mise à la vente, les responsables d'Emmaüs Lyon ont initié des procédés afin de disposer d'une chaîne logistique adaptée.

À cela s'ajoute, depuis deux mois, la vente en ligne de quelques objets sous le nom de Label Emmaüs, qui requiert une équipe dédiée afin de les référencer, les photographier, les préparer et les envoyer. Une organisation caractéristique de l'entreprise classique.

Prix du marché

Emmaüs Lyon en tant qu'entreprise de l'économie sociale et solidaire réalise 2,5 millions de chiffre d'affaires. Un montant qui lui donne les moyens de pouvoir aider le compagnon (dont la prise en charge avoisine 10 000 euros par personne et par an), de faire vivre la structure (un million d'euros de budget de fonctionnement environ), d'investir et de disposer d'un fonds de solidarité pour soutenir des actions. Sans aide extérieure ni subvention, le modèle économique d'Emmaüs repose donc entièrement sur la vente dans ses magasins.

Des personnes à faible revenu aux collectionneurs, en passant par les bouquinistes et les antiquaires, les points de vente sont ouverts à tous. Aux compagnons de savoir composer avec la clientèle. "Cela peut être parfois compliqué", concède Armand, arrivé de l'Oise il y a deux ans, travaillant au secteur vêtements après un passage au déchargement des camions. L'association propose des milliers de produits à des prix (très) bas.

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Armand.

Elle peut aussi en proposer certains, plus tendance, "au prix du marché", pour des meubles de décoration notamment.

"Il nous arrive d'aller au Salon du vintage à Lyon pour nous rendre compte des prix pratiqués, indique Raul Almeida. Alors que nous vendions des tables formica à 10 euros, nous avons dû en réévaluer le prix de vente."

Si la politique tarifaire peut être parfois critiquée, elle est pleinement assumée par Pierre-Yves Tesse : "À nous de bien expliquer pourquoi nous faisons cela et que nous redistribuons tout à la communauté. Emmaüs doit rester Emmaüs."

 Ainsi, plus elle vend, mieux elle est en mesure de financer des actions de solidarité. Et donne "beaucoup à d'autres structures et à certains clients dans le besoin". Si l'argent n'est pas une fin en soi, et que la solidarité demeure son objectif premier, il permet néanmoins d'accueillir les bénéficiaires dans de bonnes conditions.

Dialogue

L'implication des compagnons dans la vie d'Emmaüs est donc essentielle pour que la structure poursuive sa mission.

"La personne doit prendre conscience que des gens ont travaillé ici avant elle, permettant de lui offrir l'accompagnement dont elle dispose aujourd'hui. C'est pourquoi elle doit savoir s'impliquer dans son travail pour de futurs compagnons. C'est une forme de gratitude", souligne Raul Almeida, qui fut compagnon durant sept années à Tours, avant de prendre des responsabilités dans différentes antennes Emmaüs en France. "Ceux qui ne veulent pas s'en sortir en travaillant ne restent pas", ajoute-t-il.

Un aspect parfois difficile à faire comprendre et qu'il s'emploie à expliquer avec les deux autres responsables de la structure lyonnaise. "40 % de notre temps est consacré au dialogue", calcule-t-il. Le dialogue est la clé de voûte du bon fonctionnement d'Emmaüs. S'il n'est pas toujours évident à entretenir, chacun s'y emploie. "Nous sommes présents pour rassurer, réconforter, encourager, gérer les conflits." De plus, le trio est le garant de l'organisation générale entre les bénévoles, les huit salarié et les compagnons, ainsi que de l'accueil des personnes extérieures. Un rôle de manager, avec "cette dose de folie et de militantisme en plus", avoue Raul Almeida.

Raul Almeida.

Complexité

Grande maison, centre social, entreprise, lieu de rebond :  Emmaüs est un peu tout à la fois. Un lieu hybride accueillant des personnes de tous horizons et de toutes nationalités (25 actuellement à Lyon), engagées autour d'un projet commun. Une dimension que Pierre-Yves Tesse aimerait pouvoir développer davantage afin d'approfondir l'esprit de communauté.

"Nous aimerions que les gens parlent de leur pays ou, par exemple, cuisinent une spécialité pour que chacun puisse apprendre de l'autre", souligne-t-il.

Mais cet esprit collectif comporte aussi son lot de difficultés et requiert d'accepter quelques concessions. "C'est parfois compliqué, car nous venons pour beaucoup de pays différents, avec une culture et une langue propres, ainsi qu'une manière de concevoir les choses", juge Olga, qui travaille au rayon jouets depuis deux ans. Les profils des compagnons ont évolué avec le temps, les mentalités, aussi. Pierre, bénévole et militant depuis 1990, le constate :

"Auparavant, nous avions beaucoup de déracinés. Aujourd'hui, ce sont davantage des sans-papiers et des jeunes en rupture. Leurs attentes ne sont pas celles des générations plus anciennes. Les rapports sont parfois plus complexes, y compris entre compagnons et bénévoles."

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Pierre, bénévole.

Pour cet ancien éducateur, le manque d'éducation et l'individualisme constituent en grande partie les maux qui, aujourd'hui, éloignent et séparent les individus. "Nous sommes un peu le reflet de la société", souligne-t-il. Signe de cette évolution, chaque logement dispose de sa télévision, quand autrefois, une seule trônait dans la salle de vie, favorisant alors les échanges.

Dans ce contexte de changement, responsables et président de l'association veillent à entretenir le vivre-ensemble. Et le compagnon qui viendrait s'y opposer est susceptible d'être renvoyé, voire exclu par les membres de la communauté eux-mêmes.

"Avec tout l'argent du monde, on ne fait pas des hommes, mais avec des hommes qui aiment, on fait tout" : Emmaüs donne corps aux mots de l'abbé Pierre. Véritable "école de la vie", elle donne les moyens de (ré)apprendre les fondements de l'éducation, du respect des autres et de soi-même par la valeur travail et de solidarité. De reprendre pied. De reprendre vie.

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