Armel Le Cléac'h : l'Homme, le progrès et la mer

Compétiteur acharné, le vainqueur 2017 du Vendée Globe construit ses succès grâce à une approche collective du challenge, et un management de "délégation" qui lui permettent de fédérer, même dans les défaites, tout un écosystème. En toile de fond, un idéal anime Armel Le Cleac'h : celui du progrès. Progrès technologique, progrès humain, progrès écologique. Une quête insatiable du mouvement, illustrée par sa remise en cause du modèle actuelle du Vendée globe. Entretien contre vents et marées.

Acteurs de l'économie - La Tribune. L'activité de navigateur nécessite une implication en amont, pendant, et en aval de la compétition, comme c'est le cas pour le Vendée globe. Etre skippeur, aujourd'hui, est-ce davantage mener une aventure sportive ou d'entreprise ?

Armel Le Cléac'h. (Il sourit) C'est avant tout un travail d'équipe. Je suis certes tout seul sur mon bateau, mais sans un collectif autour de moi sur l'ensemble du projet, je ne ferai pas grand-chose. C'est donc une aventure d'entreprise, notamment dans sa dimension collective. Nous avons tous un rôle précis et défini, afin d'atteindre un objectif commun. Nous nous attelons à mettre en harmonie les différentes composantes et compétences du projet afin que le jour J, c'est-dire celui du départ, je sois prêt à me lancer dans les meilleures conditions.

Une hiérarchie s'installe dans l'équipe pour obtenir cet optimum. Le "team" est une petite PME au "budget" de 5,5 millions d'euros (le montant dépensé par le sponsor Banque Populaire, NDLR) avec une organisation précise : un manager, un responsable technique, des salariés, etc. Le parallèle avec une entreprise classique est donc légitime : nous traversons des hauts et des bas, car la réussite n'est pas toujours au rendez-vous. Il faut faire face à des circonstances inattendues, parfois compliquées. Par exemple, lors du dernier Vendée globe, des problèmes techniques se sont invités dans la course. Et dans ces moments-là, il faut être capable de trancher rapidement, de prendre des décisions. Il ne faut pas se laisser dépasser par les événements imprévus. Cette responsabilité, nous la portons, en respectant un budget, en ayant des objectifs de résultats, et de communication. Nous avons également cette chance de travailler pour notre passion.

Si l'on veut pousser le parallèle entre le monde de la voile et celui économique, un autre élément me semble intéressant : le team Banque Populaire peut être apparenté a un donneur d'ordres. A travers la fabrication et la maintenance du bateau - le précédent était d'un montant de trois millions d'euros - nous passons de nombreuses commandes auprès d'entreprises sous-traitantes, et participons ainsi à tout un tissu économique incroyablement compétent et innovant.

Toute une équipe travaille autour de vous et pour vous. En tant que navigateur et skippeur du team, vous êtes la clé de voûte de cet ensemble. Comment caractériseriez-vous votre rôle ?

Je suis certes le skippeur, mais mon rôle est plus large que d'être à la barre du bateau lors de la compétition. Même si j'ai la chance d'avoir la partie sportive comme objectif clairement identifié et prioritaire, je suis présent partout, dans toutes les sphères du projet. J'endosse plusieurs casquettes, étant en lien avec la direction de l'équipe, les ingénieurs et les techniciens, prenant part à toutes les décisions importantes, notamment celles liées à la construction du navire. Et bien sûr, je suis en lien direct avec le sponsor. Cependant, même si j'interviens dans de nombreux interstices, je n'ai pas la double fonction de skippeur - chef d'entreprise.

Pour mener au mieux mon rôle, j'ai opté pour un "management" de délégation. Je fais confiance aux techniciens, qui sont des experts dans leur domaine (matériaux composites, hydrauliques). Sans délégation, sans confiance entre les coéquipiers ou les salariés, il est impossible d'atteindre le but commun. Cette confiance envers tous les membres de l'équipe - du technicien au manager - permet de faire prendre conscience à chacun des membres son importance dans ce projet.

Armel Le Cleac'h

Une autre caractéristique essentielle au chef d'entreprise est celle du rebond après un échec ou des déceptions. Vous avez connu plusieurs revers : forfait pour blessure avant le départ de la Route du Rhum, deux deuxième place au Vendée Globe. Comment appréhendez-vous personnellement ces épreuves ? Surtout, quelle est votre "recette  managériale" pour garder votre écosystème soudé derrière votre personne, clé de voûte de ce petit monde, lorsque vous ne rapportez pas au collectif ces victoires espérées ?

Mon expérience me permet d'affirmer une chose : on apprend toujours plus dans les défaites que dans les victoires. Le retour d'expérience est plus fort, plus intense, plus instructif. Mais pour progresser dans la défaite, il faut s'imposer - dans ces moments durs - une analyse profonde pour comprendre ses erreurs. S'il y a eu des dysfonctionnements techniques ou de constructions, nous devons échanger et dialoguer non seulement au sein de la team, mais également avec nos entreprises sous-traitantes. L'idée n'est pas de se fâcher ou de les blâmer en cas dysfonctionnements techniques, mais de comprendre les raisons de celles-ci. Comprendre pour ensuite faire mieux la prochaine fois. Nous devons également analyser - en amont - mais aussi après la course s'il le faut, la concurrence. La veille concurrentielle est - au même titre que dans le monde de l'entreprise - une donnée importante de notre réussite. Ce travail de remise en cause, d'introspection, doit également être réalisé dans les victoires.

Il ne faut cependant pas oublier une chose importante : même si nous sommes très bien préparés et compétents, je ne peux pas garantir - aussi bien à mon équipe qu'à mon sponsor - la victoire. La compétition a son paquet d'incertitudes et d'inconnues. Nous n'évoluons pas dans un milieu neutre. Ma seule certitude est celle-ci : je ferai toujours le maximum pour atteindre notre objectif.

Nous avons vécu une course incroyable cette année, avec au bout de l'aventure, la victoire. Mais cette réussite puisse sa source dans la défaite de 2012. Nous avons su relancer l'histoire - avec le risque de ne pas y arriver - avec une vraie pression : celle inhérente au favori. Et quand on gagne, il faut savoir profiter de ces moments-là.

Tous les records sont en train de tomber. Les navigateurs vont de plus en plus vite. De nouvelles technologies font même désormais "voler" les bateaux. Que vous inspire cette course "frénétique" à la performance, au meilleur temps, au record ? Est-ce un signe de progrès ou le miroir d'une partie de la société qui cherche toujours plus la performance, le profit et l'enrichissement, parfois à n'importe quel prix ?

J'estime que cela relève plutôt du sens de l'histoire technologique et de son évolution. Nous avons une chance d'être dans un écosystème qui promeut l'innovation avec pour objectif final, celui du progrès. Nos bateaux sont de véritables laboratoires pour des technologies qui pourront, ensuite, être utilisées sur d'autres équipements (A ce sujet, Airbus a noué un partenariat avec Oracle, engagée en Coupe de l'América, NDLR). Par exemple, pourquoi pas, demain, imaginer des bateaux de transports équipés de "foils" (des ailettes placées sous la coque qui permettent des gains de vitesse dans certaines conditions, NDLR), ce qui ferait gagner du temps à la navigation ? Nos innovations technologiques ont certes de potentielles applications économiques, mais aussi des intérêts écologiques.

L'introduction des "foils" sur Banque Populaire VIII (le bateau avec lequel il a remporté le Vendée Globe 2017, NDLR) était un véritable pari. Nous avons mis du temps à mettre en place les choses, sans résultats satisfaisants lors des premières séances. Et à force de travail, d'abnégation, d'échange, nous avons réussi à atteindre de bonnes performances. Cette réussite entraîne une belle satisfaction de l'équipe car nous avons vécu et dépassé de nombreux challenges.

Armel Le Cleac'h

La performance sportive m'intéresse, oui. Elle m'anime profondément. Mais la recherche du progrès, la découverte d'outils innovants est également une composante passionnante de mon activité. Sans oublier les rencontres que cela génère. Je dois continuellement sortir de ma zone de confort pour explorer de nouvelles choses. Je pense que les valeurs de l'innovation, du "faire ensemble", sont des éléments fédérateurs du team. Cette "course au record" relève en réalité une volonté de repousser les limites, d'explorer de nouveaux territoires et cela de façon collective. Finalement, l'aspect humaniste et progressiste est important dans notre projet. Cela se renforce aussi par le fait que nos courses, nos compétitions, font également rêver beaucoup de gens.

Quel est votre regard sur le modèle économique de la profession, aujourd'hui porté principalement par le sponsoring et les primes de victoire ? Peut-il, doit-il évoluer ?

L'équation compliquée, aujourd'hui pour les marins, est de trouver des sponsors. J'ai la chance d'avoir un partenaire fidèle. Mais finalement, nous sommes très peu à pouvoir en vivre dans ces conditions, sur le moyen terme. C'est un petit milieu.

Nous devons nous inspirer de nos prédécesseurs que j'admire toujours : (Philippe) Poupon, (Eric) Tabarly - (Florence) Arthaud, etc. C'est grâce à eux que je suis arrivé là. Je suis aujourd'hui, avec d'autres, un acteur, mais il faut aussi penser à ceux qui seront là demain. Et lorsqu'on arrive sur le circuit, sans palmarès et sans reconnaissance, c'est compliqué de faire "son trou" et de trouver des sponsors, d'autant plus que le contexte économique n'est pas forcément évident en France, même si les choses vont aller mieux.

Banque Populaire

Vous avez appelé dans les colonnes du Monde à une plus grande professionnalisation du Vendée globe. Que vouliez-vous dire ?

Dans cette interview du Monde, j'ai expliqué non pas qu'il fallait davantage professionnaliser les skippeurs, mais professionnaliser davantage la compétition. Ce qui fait aujourd'hui la force du Vendée globe est d'avoir plusieurs typologies de marins, des projets et des approches différentes : des coureurs qui jouent la gagne, mais aussi certains qui s'engagent afin de vivre une aventure et aller au terme de celle-ci. Il faut conserver cet aspect.

Ma vision, après trois participations, est d'affirmer que l'organisation du Vendée globe n'a pas évolué ces 20 dernières années, alors que l'événement a pris une ampleur et une notoriété incroyable auprès du public, des médias, et des sponsors.

L'organisation actuelle repose sur un système piloté par le département de la Vendée : un appel d'offres est réalisé à chaque édition, ce qui engendre un renouvellement à chaque session et une remise à plat. Il n'y a donc pas de continuité, de linéarité dans les équipes d'organisation. Ainsi, le rapport au temps entre l'organisation et nos projets sont différents : un ou deux ans avant le départ, nous pouvons nous retrouver avec de nouveaux interlocuteurs alors que notre projet est entamé depuis 3 ou 4 ans.

Je pense cependant qu'ils sont conscients de ce décalage. Des premiers choix sont en train d'être réalisés, afin d'aller vers une plus grande constance. L'événement a lieu certes tous les quatre ans, mais d'un événement à l'autre, il ne faut pas couper l'histoire. Ces propos ne relèvent pas de la critique - car je sais combien les équipes travaillent en amont -, mais bien d'une volonté d'améliorer les choses.

Faudrait-il aller vers une privatisation de l'événement ?

Pourquoi pas. En tout cas, l'organisation a sans doute besoin de davantage de moyens. L'épreuve a aujourd'hui une valorisation. Le budget de la course n'est peut être pas à la hauteur de ce qu'est désormais l'événement. Avoir des moyens plus élevés ne serait pas une erreur. Cela permettrait à tout le monde d'évoluer dans de meilleures conditions.

Une privatisation de la course ne représenterait-elle pas un risque pour "l'esprit" de la course ?

Je n'ai pas assez d'élément et d'expérience pour orienter certains choix. Il faut garder l'esprit et le fonctionnement de la course : tous les quatre ans ; sans escale ; sans assistance. Ce sont ces éléments-là, simples, qui font la magie de la course et qui permettent aux gens d'adhérer à cette compétition.

Armel Le Cleac'h

En tant que navigateur, vous êtes sans doute un observateur privilégié des effets concrets du changement climatique. Comment appréhendez-vous cette crise ?

Nous, navigateurs, sommes témoins de ces évolutions, même si notre temps de course est très faible à l'échelle de celui de la planète. Nos océans sont, en surface, relativement conservés : peu de déchets sont remarquables en pleine mer. C'est davantage autour des côtes, à proximité des espaces civilisés qu'ils se remarquent.

La question écologique est un engagement citoyen que l'on doit tous avoir. Et celui-ci passe notamment par une forte sensibilisation auprès de la génération future, des jeunes. Nos enfants sont - il me semble - dans cette vision et conscience des choses. Mais de nombreux comportements actuels sont à éradiquer. Nous avons un vrai rôle de sensibilisation à jouer, en mer et à terre. C'est notre terrain de jeux, il doit être préservé.

Pourriez-vous vous engager davantage, à l'instar de ce que fait la navigatrice et écrivaine Isabelle Autissier, actuelle présidente de WWF ?

Je suis très admiratif de l'engagement d'Isabelle (Autissier) comme l'ont fait d'autres marins, à l'image d'Ellen MacArthur qui a créé une fondation en Angleterre. A travers notre notoriété de marins et de "vendéglobistes" , nous devons témoigner et sensibiliser le public grâce à notre expérience. Et Isabelle Autissier, à ce niveau là le fait très bien. Elle sait poser les choses, mettre en lumière les urgences, sans tomber dans l'action révolutionnaire. Je me reconnais dans son comportement : je suis  davantage pour le dialogue que pour la révolution !

François Gabart philosophait dans nos colonnes sur le mot optimisme, qui selon lui, le caractérisait le mieux. Quel serait le mot qui vous ressemblerait le plus ?

(Il rigole, puis réfléchit quelques instants). François a choisi un bon mot ! J'opte, pour ma part, pour le mot persévérance.

Pourquoi ce choix ?

Il faut persévérer dans ses choix de vie personnels et professionnels. Pour moi, la notion de persévérance appelle avant tout à la croyance en soi et en ses actions. Avec cette philosophie de vie, beaucoup de choses peuvent être réalisées. Nous pouvons franchir beaucoup de barrières et d'océans. Il faut savoir croire dans ses rêves.

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