Baud Industries, l'union sacrée

Au cœur de la vallée de l'Arve (Haute-Savoie), il est une entreprise aussi discrète que puissante, aussi bien ancrée sur le territoire qu'orientée à l'international, dont la trajectoire est menée de concert par une fratrie de trois enfants Baud, soucieux de veiller, ensemble, à la pérennité de l'ETI éponyme. De cette union - qui fait la force -, le cadet Lionel revêt les habits de pilote, celui d'amateur de rallyes automobiles qui entend conduire l'entreprise le plus loin et le plus vite possible, porté aussi par l'obsession de soutenir la filière du décolletage. Portrait d'une famille dont la figure du fondateur, dit « le papa », transpire encore à tous les étages et dont Acteurs de l'économie-La Tribune a pu en percer les mystères, grâce à la rencontre - rare - avec ses dirigeants.
Rénald Baud, Lionel Baud et Jean-Noël Baud.
Rénald Baud, Lionel Baud et Jean-Noël Baud. (Crédits : DR)

Dans la vallée de l'Arve, en plein cœur de la Haute-Savoie, sur ce territoire où la sous- traitance est reine, les industriels ne sont pas habitués à communiquer sur leurs activités. « La vallée de l'Arve est silencieuse, discrète », témoigne Guy Métral, président de la CCI de la Haute-Savoie, qui explique cette discrétion par la nature sous-traitante des entreprises, non coutumières à vanter un produit fini auprès du grand public, mais plus promptes à des négociations discrètes avec leurs clients eux-mêmes industriels. Et dans le cas précis, obtenir une rencontre avec les frères Baud, dirigeants de l'entreprise éponyme, relève du défi. « Il leur est difficile d'admettre que ce qu'ils font peut faire rêver les gens à l'extérieur de l'entreprise, parce que pour eux, c'est normal », explique André Montaud, directeur général de Thésame, qui évoque une « communication timide, voire presque de modestie extrême », tout en précisant que les dernières années ont vu l'entreprise s'ouvrir davantage.

Il faut dire que la culture de l'entreprise est ancrée dans la production et l'innovation bien davantage que dans la communication, dans le savoir-faire plutôt que dans le faire savoir. C'est ainsi que l'aventure entrepreneuriale de la famille Baud s'est construite. Bâtie sur l'histoire d'un apprenti nommé Marcel Baud - que ses fils appellent « le papa » - embauché au début des années 1950 par l'entreprise Maitre, un des plus importants décolleteurs de la vallée.

Fondateur visionnaire

Après avoir gravi tous les échelons jusqu'à devenir directeur technique de l'entreprise, Marcel Baud se met à son compte en 1978. Il est alors père de trois fils : Renald (né en 1962), Lionel (en 1967), et Jean-Noël (en 1968). Il installe une machine dans le garage de la maison familiale, près de Ville-la-Grand, à proximité de la frontière suisse. Son alimentation en matière première est entièrement automatisée, ce qui est précurseur à l'époque. « Il s'est lancé pour mettre en application ses convictions qu'il n'arrivait pas à mettre en œuvre chez son employeur », pointe Renald, désormais directeur technique du groupe. La cellule entièrement automatisée Usitronic, inaugurée en ce printemps 2017, n'est que « ce que le papa avait en tête il y a quarante ans, analyse Lionel Baud. Il voulait que les machines puissent faire le maximum d'heures de production en autonomie ». La cellule robotisée contrôle elle-même ses pièces jusqu'à être capable de changer d'outil si nécessaire, et analyse son propre fonctionnement.

Bien avant Usitronic, à l'époque de Marcel Baud, l'idée est déjà de gagner du temps sur les grandes séries. Grâce à sa productivité, l'entrepreneur récupère des parts de marchés dans le décolletage pour la connectique. Trois ans après sa fondation, il rachète une entreprise haut-savoyarde de vingt personnes, Microtechnica. La société, mise à mal, détient un savoir-faire reconnu auprès de l'horlogerie française. Une politique d'acquisition d'entreprises en difficultés, mais offrant une ouverture sur un nouveau marché, demeurera la stratégie de développement externe privilégiée chez Baud. « Le papa » transmet le souci de la précision à ses fils. Celui de l'exigence aussi. « En vallée de l'Arve, les chefs d'entreprises avec un ADN familial, issus des paysans de la montagne, veulent des résultats très vite », observe Jean-Marc André, directeur général de Mont-Blanc Industries. Ils ajouteront celui de l'excellence au fil de leur propre parcours.

Alors qu'ils ont commencé à travailler adolescents auprès de leur père, les weekends, les membres de la fratrie rejoignent tour à tour l'entreprise paternelle. Renald et Lionel d'abord, après leurs formations techniques (à l'École d'ingénieurs de Genève pour le premier, à la Haute école d'horlogerie de Cluses pour le second), Jean-Noël ensuite, après des études en hôtellerie puis de gestion qui le conduiront à la direction des achats. Mais c'est au cadet que revient de prendre la présidence du groupe. Il commence comme décolleteur dans une usine de l'entreprise à Morteau, dans le Doubs. Le jeune homme fait part à son père de son goût pour le management. « Si tu veux apprendre le management, construis une usine dans un champ et débrouille-toi », lui répondra « le papa ». Marcel Baud achète le champ dans le Jura, et fait monter les quatre murs. Son fils s'y installe. « Cela a été une école extraordinaire », sourit-il. En 1996, Marcel Baud, âgé de 61 ans, convoque ses fils. « À cet instant, il nous explique qu'il est important de bien préparer la transmission de l'entreprise », cite Lionel Baud. La succession est en marche.

Le vestiaire du lundi

« Je vous donne tout et je pars vivre dans le sud, parce que je dois être à au moins trois heures de l'entreprise pour ne pas venir vous casser les pieds », leur expliquera le père de famille. Il transfère ses actions à ses descendants, qui s'entendent pour nommer Lionel Baud PDG. Chacun garde sa direction transversale... tout en dirigeant une usine pour rester sur le terrain. Chaque site dispose d'une autonomie, renforcée par le fait qu'il est orienté vers un marché différent. De cette façon, « ce groupe a une capacité à aller chercher de nouveaux marchés, analyse André Montaud. Ils sont agiles au point d'être capables de prendre des décisions importantes en un jour. » Pour se coordonner, le secret de la fratrie réside dans le déjeuner du lundi. « C'est une ambiance de vestiaire de sport, décrit Lionel Baud. On se dit tout. Et quand on en sort, nous allons tous dans la même direction. » Si ce rendez-vous hebdomadaire est rituel, il n'a pas toujours lieu au même endroit. « On préfère changer parce que cela peut faire du bruit ! », rit Lionel Baud.

Cette union est le liant de la relation des trois frères qui transpire à tous les niveaux et leur permet d'avancer main dans la main. « Ils ont cette volonté de travailler ensemble, cette conscience qu'ensemble on est plus fort, observe Jérôme Akmouche, directeur du Syndicat national du décolletage (SNDEC). De plus, ils disposent de cette force de conserver cette proximité caractéristique des entreprises familiales, dans un groupe qui compte désormais plus de 500 personnes. » En 2000, Marcel Baud achève la transition. « On lui parlait au téléphone tous les matins, puis les appels se sont espacés », relate le PDG. Les trois frères sont désormais, seuls, aux commandes de l'entreprise. « Leur réussite tient au fait de savoir mettre en avant l'entreprise avant leur sort personnel, témoigne Guy Métral, lui-même président d'une entreprise de décolletage. On observe une vraie complicité entre eux. »

Vision internationale

Les années 2000 sont aussi celles de l'éclatement de la bulle internet. Baud Industries surmonte ce passage et commence à suivre ses clients à l'international. La première implantation étrangère a lieu en Suisse en 2006, aux Verrières, dans le canton de Neuchâtel, où une usine est construite pour fournir les horlogers locaux. Une autre ouverture est lancée en 2011, à Meyrin, dans le canton de Genève, avec le rachat de l'entreprise Freri, sous-traitante pour l'horlogerie. Quatre ans plus tard, les activités du site sont regroupées aux Verrières, après que le principal client du site genevois ait lui-même déplacé ses activités. Le syndicat suisse Unia critique alors la soudaineté de la fermeture, soulignant « le manque de concertation » de l'industriel français, en contradiction avec les usages suisses. Interrogé sur sa façon d'appréhender les échecs, Lionel Baud commente, sobrement :

« Oui, nous faisons des erreurs, parce que nous nous engageons énormément et très rapidement. Quand nous en commettons, nous essayons toujours de les corriger, puis nous organisons un débriefing pour ne jamais les rééditer. »

S'ensuivront des implantations en Pologne, à Singapour, en Tunisie et aux États-Unis, à chaque fois pour suivre des clients qui développent leurs activités dans ces zones. En grandissant, l'entreprise familiale ressemble de plus en plus à une entreprise de taille intermédiaire (ETI) sur le modèle allemand, c'est-à-dire une entreprise de taille suffisante pour être un acteur majeur sur ses marchés, avec des capitaux familiaux pour assurer sa pérennité. Avec une caractéristique en plus : « En Allemagne, nos concurrents sont près de leurs clients que sont les grands donneurs d'ordre, détaille Lionel Baud. Ils ne sont pas intéressés à aller voir ailleurs. Nous, nous y allons. Nous reprenons une entreprise par an, en France ou à l'étranger. »

« Pari incroyable »

Baud Industries poursuit son programme d'acquisitions avec EBEA en 2009. Cette entreprise de décolletage de 200 employés, basée à Vougy, s'apprête alors à être vendue par un fonds d'investissement américain à un autre fonds, français celui-ci. « Nous sentions que le propriétaire américain allait nous laisser tomber, se rappelle Patrick Lhuillier, délégué syndical CGT chez Baud à Vougy. Il n'investissait pas. Nous ne pouvions nous fournir en matériel. » Baud Industries reprend l'entreprise... aussi importante que l'ensemble de tous ses sites additionnés. « Sans licenciements », souligne le syndicaliste. Depuis le rachat, le site n'a pas connu la moindre grève. Et les investissements se sont multipliés. « Nous sommes là pour longtemps », assure-t-il.

« Nous avons fait un pari incroyable, en pleine crise, se félicite le PDG. Mais nous nous sommes diversifiés en apportant des services complémentaires à nos clients, comme la rectification et l'assemblage. »

L'acquisition propulse Baud Industries au premier plan dans le secteur automobile. « Cela nous a placés en relation directe avec les donneurs d'ordre de premier rang », pointe l'ainé. Le groupe familial mettra six ans à redresser l'ex-EBEA, devenue Baud Vougy. Lionel Baud est toujours à l'affût des moindres opportunités. « En relation commerciale, Lionel est une fusée... comme ses frères dans leurs domaines, illustre Guy Métral. Ils recherchent constamment des opportunités commerciales, technologiques, à l'international. Ils ont cette volonté permanente d'avancer. »

Un lobbyiste à l'Élysée

Lionel Baud, une fusée à l'image de sa passion pour les rallyes automobiles. La compétition et la préparation de course l'animent depuis toujours. « Si on a huit minutes pour changer une boîte de vitesses, c'est possible uniquement si tout est prêt, illustre-t-il. Ce n'est qu'après avoir réglé une multitude de détails que l'on peut prétendre à la victoire. » Plusieurs copilotes se succèdent sur le siège passager. Mais la révélation viendra en 2014 avec une copilote qui n'est autre que Lucie, sa fille, prise de passion pour la course automobile. « Ensemble, nous avons gagné des manches du championnat, sourit fièrement le pilote. Depuis que nous pratiquons cette passion commune, cela a changé nos relations. » Le PDG avoue ainsi rattraper le temps passé après avoir été loin d'elle, durant son enfance, lorsqu'il travaillait en Asie*. Toujours à cent à l'heure, Lionel Baud s'engage pour sa filière et prend, en 2003, la présidence du Centre technique du décolletage (qu'il conservera jusqu'en 2014).

Conscient de l'importance d'être capables d'innover collectivement entre industriels du décolletage, le PDG cible le manque de moyens financiers. L'idée des pôles de compétitivité est lancée. Le premier des 67 pôles français sera celui du décolletage. En octobre 2008, il se rend à l'Élysée pour rencontrer le président Nicolas Sarkozy, alors que la crise financière frappe l'industrie. Il se présente avec un plan de soutien à la sous-traitance en dix points et en sort avec six millions d'euros pour développer la formation et lancer un fonds d'investissement du secteur baptisé Arve Industrie Capital. « Pendant la crise, Lionel Baud s'est retroussé les manches tout en fixant un cap avec des ambitions », témoigne Jérôme Akmouche. Des actions à court terme sont mises en œuvre, telles que des demandes de différés d'amortissement et un moratoire sur les charges. « Nous sommes allés voir le gouvernement parce que nous ne voulions pas mettre nos salariés au chômage, même deux jours par semaine », relate l'industriel.

Le programme Former plutôt que licencier est créé : durant les journées sans travail, les employés suivent des formations. Le temps disponible est investi pour rehausser les compétences. Néanmoins, le président du SNDEC tient aussi à lancer des mesures structurelles pour pouvoir répondre à la demande. Le Technocentre, bâtiment consacré à la recherche et développement et à la mise en avant des savoir-faire du décolletage, est ainsi pensé en pleine période de crise. Il ouvrira en 2019 à Cluses et mobilisera 12 millions d'euros d'investissements.

De casquette en casquette

Aujourd'hui, alors que le financement n'est plus un problème majeur pour Baud Industries, son PDG prend le temps pour s'investir ailleurs et ajoute une nouvelle activité à un CV déjà bien garni, puisqu'il se voit confier la présidence de la Banque populaire des Alpes, avec un argument affectif qui l'a convaincu. « J'y suis allé parce qu'elle a été celle permettant à mon père de démarrer, explique celui qui est à présent vice-président délégué de la Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes depuis la fusion des caisses régionales. Mon père rentrait parfois des machines sans savoir comment les financer et personne ne voulait l'accompagner par manque de fonds propres. Je le revois arriver à la maison, déprimé de ne pas trouver de soutien financier. » À cela s'ajoute, un mandat au conseil d'administration du Medef de Haute-Savoie. « Il est intéressé par tous les mondes professionnels, observe Jean-Luc Raunicher, son président départemental. Il nous apporte une connaissance approfondie du milieu du décolletage et de l'industrie en général. »

La Marcel Baud Académie

À présent, le défi majeur de Baud Industries, dont le chiffre d'affaires atteindra 90 millions d'euros fin 2017, réside dans le recrutement de techniciens. « Il s'agit du principal frein à notre croissance. Si nous en avions davantage, nous aurions plus de commandes », assure son PDG. Une problématique qui touche tout le milieu du décolletage, alors Lionel Baud joue la carte de la filière. À la tête du SNDEC, qu'il préside depuis 2007, il a lancé Smile. Un programme pédagogique qui reconstitue une entreprise industrielle durant quelques jours, dans laquelle les collégiens peuvent endosser les différents rôles qui existent en entreprise : opérateur de production, comptable, ingénieur, etc.

Depuis cinq ans, le programme a vu passer plus de 2 500 jeunes. Résultat : les classes techniques sont remplies sur le territoire, alors qu'elles peinaient à recruter quelques années auparavant. « On en ouvre même d'autres », se réjouit Lionel Baud. Si bien que le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, souhaite à présent étendre Smile aux autres départements de la région, en l'adaptant à leurs besoins. Un challenge à nouveau relevé pour Lionel Baud. D'autant plus que le PDG n'entend pas s'arrêter là. Baud Industries s'apprête à aller encore plus loin. Après avoir visité des écoles d'entreprises en Allemagne, le groupe lancera sa Marcel Baud Académie au début de l'année 2018, dans son usine de Vougy. L'objectif affiché est de fournir toutes les compétences nécessaires aux 500 employés du groupe, pour « grandir dans l'entreprise »

Derrière, il s'agit aussi d'inculquer la culture « Baud ». Car « le plus grand défi pour les recrues est de comprendre le fonctionnement des trois Baud », sourit le benjamin Jean-Noël. Les frères reconnaissent avoir des difficultés à accueillir des profils expérimentés d'encadrement capables de s'intégrer dans leur entreprise familiale internationalisée. Pour eux, l'enjeu est de perpétuer l'histoire de leur père, passé d'apprenti à chef d'entreprise. Une histoire qu'ils ont poursuivie par leurs parcours personnel et collectif. Et qu'ils font vivre à leurs collaborateurs, comme cet ouvrier recruté dans le Jura qui ne parlait pas un mot d'anglais et qui dirige, aujourd'hui, l'usine de Detroit. Une histoire qu'ils ont déjà commencé à transmettre à leurs enfants.

Soucieux de préparer l'avenir, le triumvirat a lancé un mini-conseil de la troisième génération. Deux fois par an, les six petits-enfants de Marcel Baud, âgés de 14 à 20 ans, se réunissent avec un coach, pour entendre parler de l'entreprise, voire pour envisager leur avenir au sein du groupe, ou ailleurs. « Nous ne forcerons personne à entrer dans l'entreprise », affirment en chœur les frères. Les pères ne participent qu'à la fin de chaque réunion, espérant qu'elles s'espaceront. Imaginant sans doute, un jour, déménager à trois heures de route afin de ne pas s'immiscer dans le quotidien des futurs successeurs.

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