Les 64 000 m2 de terrain de FagordBrandt : le nerf de la guerre

Il cristallise l'essentiel des enjeux, et l'issue même de la procédure de redressement de SITL au profit de Cenntro Motors dépendait de son avenir : le terrain « sud », qui héberge les usines de fabrication. 64 000 m2 propriété de FagorBrandt qui ont fait l'objet d'une incroyable bataille entre les parties prenantes, et dont le Grand Lyon sort grand vainqueur.

Le feuilleton est homérique. Lorsqu'il est Pdg de SITL, Pierre Millet met en relation la direction de FagorBrandt, propriétaire des 12 hectares de terrains « nord » (4,5 ha) et « sud », et le fonds d'investissement Ginkgo, propriété de la Compagnie Benjamin de Rothschild, immatriculé en Suisse. Spécialisée dans la réhabilitation de friches industrielles polluées, cette structure dirigée par Bruno Farber dénombre treize actionnaires, parmi lesquels le groupe Caisse des dépôts, la Banque européenne d'investissement, ou encore l'Etat belge.

Qui croire ?

Elle acquiert la partie « nord » pour 6 millions d'euros (selon Bruno Farber) ou 8,5 millions d'euros (d'après Pierre Millet), le cédant s'engageant alors à reverser à SITL le fruit de la vente pour financer le plan de réindustrialisation. Ginkgo procède alors à la dépollution du site - officiellement pour 1 million d'euros - et depuis y prépare un projet mixte (logements, commerces) que Bruno Farber refuse pour l'heure de détailler, au nom de la confidentialité qui le lie au Grand Lyon. Et, parallèlement, il négocie une promesse de vente d'un montant de 12 millions d'euros sur le terrain « sud ». Option qui, selon l'intéressé, n'avait d'autre but que de « contrôler » le processus de cession et l'identité d'un nouveau voisin. « En aucun cas, assure-t-il, nous ne l'aurions exercée ». Plus qu'une protection contre des projets industriels dérangeants, la propriété de cette option aura pu se révéler, plus tard, utile au moment d'y renoncer au profit du Grand Lyon avec lequel il négocie le nombre de mètres carrés constructibles et la nature de son projet immobilier dans la partie « nord »...

Une valeur marchande déterminante

Lorsque successivement FagorBrandt et SITL sont déclarés en redressement judiciaire à partir de l'automne 2013, les administrateurs judiciaires mandatés - le premier par le Tribunal de commerce de Nanterre le second par celui de Lyon - lorgnent avec force appétit ce terrain « sud ». Tous deux savent que sa valeur marchande est déterminante pour séduire d'éventuels repreneurs, mais chacun a des raisons antagoniques de l'évaluer : l'intérêt des représentants du dossier FagorBrandt, propriétaire, est qu'elle soit élevée, celui des défenseurs de SITL, locataire, est qu'elle soit la plus faible possible afin d'espérer procéder à son acquisition à vil prix pour ensuite l'offrir en dot au futur repreneur.

Tous deux diligentent de leur côté une expertise ; selon l'administrateur « lyonnais » Robert-Louis Meynet, celle de Nanterre estime la valeur à « 30 millions d'euros », celle de Lyon, confiée à Jacques Boulez, met en exergue des obligations de dépollution qui, selon la nature de l'activité promise à être développée - « elles ne sont pas les mêmes qu'il s'agisse de créer une crèche ou de bâtir un supermarché Grand Frais » -, peuvent ramener la valeur du bien à... « - 25 millions d'euros ». Qui croire ? A-t-on jamais vu des experts se déchirer dans de telles proportions, c'est-à-dire considérer que ledit bien est pour l'un un actif substantiel, pour l'autre un lourd passif ? L'intégrité d'une des deux expertises doit-elle être mise en cause ?

De - 25 à + 30 millions d'euros

Exposés alors au spectre de la liquidation judiciaire de FagorBrandt, les administrateurs monnayent l'actif du terrain, et troquent le gage consenti au Trésor public sur les stocks de l'entreprise afin d'honorer les salaires des 1 750 employés, au profit d'une hypothèque d'une valeur de 10 millions d'euros sur le terrain « sud » de Gerland. Une opération qui aurait été arbitrée par Pierre Moscovici lui-même, et par un Arnaud Montebourg qui dans un premier temps donne la priorité à la reprise de FagorBrandt par l'Algérien Cevital. Le Trésor public dispose donc d'une promesse d'hypothèque (de 10 millions d'euros) sur un terrain valorisé de 30 à - 25 millions d'euros, alors qu'une promesse de vente (de 12 millions d'euros), toujours valable, demeure entre les mains des dirigeants de Ginkgo, et que le régime de garantie des salaires AGS menace de saisir parmi les actifs de FagorBrandt matière à régler les 1 750 salaires...

Juteuse opération pour le Grand Lyon

Finalement, après qu'Arnaud Montebourg ait rencontré les acteurs lyonnais du dossier et eu concrètement connaissance du projet de Cenntro Motors, il se laisse convaincre du bien-fondé de ce dernier, et les exigences du Trésor public désenflent. Selon nos informations, le préfet Jean-François Carenco, déjà à l'origine de cette rencontre à Bercy, intervient également auprès de la direction générale de la Caisse des dépôts et même menace de saisir la presse si la hiérarchie de Ginkgo maintient sa rectitude ; en définitive, elle accepte d'abandonner la promesse de vente consentie par FagorBrandt, et dans une ordonnance du 4 juin le Tribunal de commerce de Nanterre autorise le Grand Lyon à prendre possession du terrain afin de le louer puis, dans un deuxième temps, éventuellement le céder au futur repreneur, tout cela à des conditions exceptionnelles justifiant sa prise de risque industrielle et sociale.

Et c'est ainsi que pour seulement 2 millions d'euros le Grand Lyon est désormais propriétaire dans le stratégique quartier de Gerland d'un terrain de 64 000 m2, comprenant six bâtiments et entrepôts d'une surface de 45 000 m2... Une opération altruiste et déterminante pour séduire les repreneurs déclarés et assurer la sauvegarde - même momentanée - de presque 400 emplois, mais aussi particulièrement juteuse pour la désormais Métropole de Lyon si Cenntro Motors n'exerce pas ses droits de rachat - au même prix. « A qui profite le crime ? », interroge malicieusement un acteur du dossier. Certes. Mais faut-il se plaindre que la gestion publique soit aussi capable de « jolis coups » ?

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