Horlogerie suisse : la mécanique s'enraye

Exportations en berne, licenciements, productions prudentes, recul chez les fournisseurs, chute du cours de l’action de certaines marques… Des fabricants horlogers suisses commencent à parler, du bout des lèvres, d’une nouvelle crise. Les baisses enregistrées, les premières après des niveaux records depuis plus de cinq ans, revêtent des raisons multiples et d’aucuns craignent que la situation ne parvienne à s’améliorer. Pourtant, alors que la morosité gagne le secteur, certains en profitent pour renforcer leur stratégie, pour (sur)investir, voire pour doper leur croissance. Enquête, alors que se tenait cette semaine le 27e salon international de la Haute Horlogerie de Genève.
Le groupe Swatch (la plus importante société d'horlogerie du monde, regroupant Omega, Tissot, Longines, etc.) annonce des ventes inférieures de plus de 10 % à celles enregistrées un an plus tôt, ainsi qu'un bénéfice net en chute de 50 à 60 %.

Opaque. Telle est l'impression que donne le milieu de l'horlogerie suisse lorsqu'on cherche à l'appréhender. Certes, de nombreux chiffres circulent. Et ils ne sont pas bons. Mais le verrouillage qui s'opère quand il s'agit de parler de l'économie actuelle du secteur est édifiant. "Nous n'avons pas le droit de répondre sur ces thématiques", s'excusent certains. D'autres laissent lettres mortes les demandes d'entretien ou éconduisent les sollicitations. Les témoignages, pesés et abattus, se feront sous couvert d'anonymat. "Dans ce petit monde, tout se sait et peut vite devenir préjudiciable."

Une forme d'omerta pour une industrie qui affichait un chiffre d'affaires de près de 50 milliards d'euros par an, et pour laquelle la Suisse fait office de principal moteur, avec environ 50 % de la production mondiale. Il faut dire que le marché, après des envolées spectaculaires et des taux de croissance atteignant jusqu'à 10 % par an, essuie désormais un sérieux ralentissement qui se chiffre en milliards de francs suisses de perte et en millions de montres invendues. Alors que la Fédération de l'industrie horlogère suisse (FH) publie des rapports qui trahissent une chute des exportations plus importante encore qu'anticipée, les géants confirment à leurs actionnaires l'ampleur d'une crise désormais solidement installée.

Mauvais chiffres

Les indicateurs sont loin d'être au vert : certains leaders perdent plus de 30 % de leur valeur boursière depuis un an et le groupe Swatch (la plus importante société d'horlogerie du monde, regroupant Omega, Tissot, Longines, etc.) annonce des ventes inférieures de plus de 10 % à celles enregistrées un an plus tôt, ainsi qu'un bénéfice net en chute de 50 à 60 %. "Les ventes sont en berne", résume un acteur du marché. Et tous les segments sont touchés, même si la gamme 500 - 3 000 CHF (460 - 2 700 euros) reste la moins affectée par la tendance générale.

Horlogerie Suisse

Les livraisons à l'étranger de montres suisses sont au plus bas depuis 2009 et certaines marques ont subi une baisse de 30 % selon les marchés où elles sont le plus présentes. L'Europe, qui représentait la dernière poche de croissance, s'est détériorée et l'Italie a connu la plus forte baisse le semestre dernier avec - 20,9 % (104,3 millions de francs suisses ou 95 millions d'euros).

Conséquences : les différents protagonistes retiennent leur souffle en constatant une chute de la production de 20 à 25 % dans toutes les entreprises, y compris les plus grandes. Plan social, diminution du temps de travail sont alors évoqués. "On attend Noël pour savoir si le chômage est en vue pour 2017", s'inquiétait alors un employé de Vacheron Constantin. Le groupe Richemont, à qui appartient cette marque, n'a pas souhaité répondre à nos questions mais a annoncé début novembre, immédiatement après de nouveaux mauvais résultats semestriels (un chiffre d'affaires de cinq milliards d'euros (- 13 %) pour un bénéfice net qui dévisse de 51 % pour atteindre 540 millions d'euros), une vaste refonte de son organisation.

Certaines décisions sont radicales : un tiers du conseil d'administration sera remplacé lors de la prochaine assemblée générale et l'actuel directeur général Richard Lepeu, qui s'apprête à prendre sa retraite, ne sera pas remplacé, au profit d'une direction transversale. Le président du groupe, Johann Rupert, explique cette stratégie longuement mûrie par le fait qu'il "veut voir moins d'hommes grisonnants et moins de Français" au conseil (composé pour l'heure presque exclusivement d'hommes de plus de 50 ans) et qu'un "individu ne peut être responsable" seul d'un tel empire. Une situation alarmante pour l'état-major.

Vers une nouvelle crise

Un ancien chef de projet chez Rolex avance même que cette nouvelle crise s'annonce plus difficile que celle connue entre 2007 et 2009, "car nous n'avons pas de vision claire sur les marchés futurs". Ils sont aujourd'hui environ 60 000 acteurs dans ce domaine en Suisse. En 2000, ils étaient 45 000. Certains prédisent, avec beaucoup de mesure, que d'ici à fin 2018, ils seront entre 7 et 10 000 de moins (l'an dernier, le recul des emplois s'est amorcé à - 0,5 %). Mais, de l'avis de la Fédération de l'industrie horlogère suisse, il est difficile de faire des prévisions.

Celle-ci tempère et voit là un effet normal de consolidation après une augmentation record des exportations de 60 % entre 2010 et 2015. Mais la Fédération insiste : il reste compliqué de prévoir l'évolution de la situation conjoncturelle. Les "complications" horlogères prennent alors tout leur sens.

"Nous sommes dans l'expectative, résume Jean-Daniel Pasche, président de la FH. Le vote britannique sur le Brexit accentue l'incertitude et la pression à la hausse sur le franc." Alors que l'évolution négative du marché américain constitue une "mauvaise nouvelle" supplémentaire.

Les rouages se grippent

Mais à en croire les différents acteurs de l'industrie, les raisons de cette nouvelle crise horlogère sont multiples.

Les plus avisés citent la non-adaptation au franc fort, les lois anti-corruption à Hong-Kong (première place consommatrice de montres suisses) ou encore la surtaxe de la Chine sur les produits importés (passée de 30 à 60 %). Sans oublier "une croissance très relative et quasi nulle au niveau mondial et la valeur du pétrole en baisse". À cela s'ajoutent différents conflits géopolitiques, voire les attentats en Europe, qui fragilisent l'économie. "Les raisons peuvent être nombreuses."

Certains spécialistes pointent également une mutation des modes de consommation avec un business model qui n'avait auparavant jamais été constaté dans les études : un nouveau "jeune riche" préférera désormais acheter plusieurs montres durant un voyage, tout en s'offrant un gadget coûteux et en fréquentant de grands restaurants plutôt que de consacrer la même somme pour une seule montre de luxe. L'adaptation aux habitudes des acheteurs finaux pourrait donc constituer une lacune supplémentaire.

Manque de clairvoyance

Une autre erreur n'est qu'à demi-avouée : la surproduction. Pour croître à tout prix et avoir du potentiel de vente immédiat, la production s'est emballée ces dernières années, en se reposant sur ses lauriers, imposant des obligations d'achat aux distributeurs et accumulant jusqu'à 24 mois de stocks. Des invendus qui se chiffrent à quelque cinq milliards de francs suisses (4,5 milliards d'euros) pour le groupe Swatch, et encore à l'heure actuelle, beaucoup dorment aux Ports Francs genevois où les cargaisons ont passé la douane et attendent un acquéreur... jusqu'à ce que l'huile ne commence à sécher et que ces montres mises de côté ne deviennent invendables.

Horlogerie Suisse

Dans la même folie présomptueuse, le surinvestissement est également évoqué. L'étude Deloitte 2016 relève en effet "l'augmentation considérable du nombre de sites de production". Pour beaucoup, la mauvaise passe que traverse l'horlogerie serait ainsi due à un manque de clairvoyance.

"Le dirigeant horloger n'est pas adulte, responsable, tonne un sous-traitant largement implanté à Genève. Il est vénal, gourmand, friand de réussites et de bénéfices outranciers."

L'entrepreneur explique qu'il a dû licencier un tiers de ses effectifs en septembre à cause des "défauts de pilotage de [ses] clients".

Une autre société sous-traitante voisine a été frappée de plein fouet, passant de 15 employés à trois en quelques mois. Un drame dont a conscience la FH, surtout pour les sous-traitants dépendants d'une marque dont les ventes baissent. Pour une chute de 9,5 % enregistrée par une marque, c'est un recul pouvant avoisiner 50 % chez certains sous-traitants. "Le principal facteur est à mon sens un véritable manque d'anticipation et d'adaptation", ajoute le chef d'entreprise.

La course à l'innovation

L'équation est simple : quand la seule horlogerie suisse produit, chaque année, environ 600 000 montres vendues plus de 7 000 francs (6 500 euros), il n'y a que quelques dizaines de millions de clients potentiels dans le monde. Tôt ou tard, l'offre et la demande ne sont plus en phase et séduire les très riches acheteurs devient plus délicat. D'autant que de nouveaux compétiteurs arrivent sur le marché, reflet cette fois d'une innovation technologique.

Pour preuve : le top 10 des plus importantes marques de montres en termes de revenus de ventes était jusqu'alors dominé par des entreprises suisses avant qu'un "petit" nouveau ne se hisse directement à la seconde place : Apple. La célèbre firme de Cupertino, qui conçoit des appareils électroniques, a en effet lancé en avril 2015 sa montre connectée avec la ferme intention de se placer dans le haut de gamme, avec un produit vendu entre 400 et 18 000 euros (en or jaune 18 carats).

Désormais, l'Américain talonne le géant genevois Rolex (premier du classement), dépassant les suisses Omega (4e), Patek Philippe (8e), Tissot (10e) ou encore le français Cartier (5e), d'après le rapport annuel sur l'horlogerie publié par la banque suisse Vontobel en avril dernier. Quatre-vingts pages à destination des investisseurs pour aiguiller les meilleurs choix de placement de capitaux et qui incluent, pour la première fois, les montres connectées dans ses statistiques.

"Apple Watch a placé la barre très haute en définissant ce que peut et doit être une montre moderne, se félicitait Tim Cook, patron d'Apple, en septembre, avant d'ajouter : Nous ne faisons que commencer."

Mais au-delà de la prétention de leurs dirigeants, de nouveaux joueurs issus du numérique n'effraient pas outre mesure.

"La montre connectée, même si elle grignote des parts de marché dans la gamme moyenne, ne mange pas le gâteau des horlogers, car nous sommes bien loin des incroyables et fulgurants progrès constatés sur le secteur des mobiles cette dernière décennie", tempère un fabricant.

Virage manqué ou épiphénomène ? Impossible de le savoir, d'après la FH, qui rappelle que 87 % du chiffre d'affaires de l'horlogerie suisse est réalisé dans le haut de gamme.

Rolex

"La maturité"

Pour autant, la smartwatch de luxe est une vraie niche, à en croire Frédérique Constant, première marque helvète à avoir sorti un garde-temps connecté et précurseur dans sa gamme, avec distances, calories et analyse du sommeil dissimulé dans un boîtier - à aiguilles ! - respectueux de la tradition suisse. Avec 16 000 unités de cette Horological Smartwatch vendues l'année dernière (soit 10 % de la production de la marque), le modèle a su compenser le ralentissement de la demande russe et chinoise en montres mécaniques, permettant à l'entreprise genevoise de terminer l'année positivement. Ainsi, nombreux sont ceux qui misent sur la nouveauté pour se remettre en selle. "Nous procédons à de nombreux développements", confie un fabricant de composants.

Pourtant, dans la tourmente générale, une marque continue d'afficher sereinement une croissance et pourrait se dresser en exemple : Audemars Piguet. Vontobel la place au 7e rang des horlogers suisses, entre Tissot et IWC, avec des ventes estimées à 805 millions de francs (750 millions d'euros), faisant d'elle une des marques à la croissance la plus rapide. Comment ce fleuron pilote-t-il son business pour être épargné ? En un mot : "La maturité", soufflent les fournisseurs. Une stratégie commerciale équilibrée géographiquement, des rachats de stocks, un réseau de distribution resserré et des productions réduites (de l'ordre de 40 000 montres par an).

L'orgueil serait ainsi le péché des horlogers ? Peut-être. La gourmandise ? Sans doute. Certains misant trop sur des marchés qui se referment et ne déployant pas assez d'efforts sur les émergents avec une vision à long terme. François-Henry Bennahmias, patron de la manufacture vaudoise Audemars Piguet, avançait récemment une comparaison avec le milieu gastronomique : si les restaurants étoilés se multipliaient par milliers comme le font les points de vente horlogers, la situation deviendrait là aussi intenable.

Or, chaque année, le nombre de personnes qui peuvent accéder à des produits haut de gamme augmente à travers la planète. Le potentiel d'achat ou l'économie ne sont donc pas à blâmer. Il s'agirait donc de redonner le désir d'acheter, séduire par le luxe émotionnel, pour relancer le secteur, sans embardée ou arrogance. Et si un milliard de garde-temps sont vendus annuellement dans le monde, l'industrie helvétique se doit de remettre ses pendules à l'heure, faute de quoi elle pourrait bien ne pas réussir à rattraper le temps perdu.

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