Entrepreneuriat et handicap, l'impossible équation ?

Dans le débat public, travail et handicap riment le plus souvent avec formation, intégration et employabilité. Néanmoins, l'esprit d'entreprendre est bien présent chez ces personnes mais compte toujours peu d'experts, de documentation et d'acteurs, hors auto-entrepreneuriat. Dix ans après l'application de la loi sur le handicap qui sont ceux qui entreprennent ? Quels sont leurs freins et obstacles qui se posent à eux ?
La difficile question de l'entrepreneuriat et du handicap.

« On va parler de l'employabilité des personnes handicapées. Mais on parle plus rarement de leur « entrepreneuriabilité ». Or nous avons tous en tête des exemples de chefs d'entreprise qui ont réussi à transformer leur handicap en ressource de résilience », rappelle Olivier Torrès, président de l'Observatoire international Amarok de la santé des dirigeants de PME, lors d'un entretien conduit par la Jeune chambre économique (JCE) de Lyon.

Pourtant, difficile de trouver un chiffre sur les entrepreneurs en situation de handicap, hors auto-entrepreneuriat, qui forme une solution par défaut pour développer une activité professionnelle personnelle.

En 2010, l'Agefiph, association du fonds pour l'insertion des personnes handicapées, dont la vocation est de « favoriser l'insertion professionnelle et le maintien dans l'emploi des personnes handicapées dans les entreprises privées », avait soutenu 3 184 projets de créations ou de reprises d'activité.

Les données sont rares

Pourtant, 2014 a été marquée par la parution de deux documents. Une synthèse de l'OCDE et de la Commission européenne a été publiée en août 2014, à destination des décideurs politiques, car 16 % de la population active européenne présenterait une certaine forme de handicap permanent ou temporaire (chiffres 2007 de la Commission européenne).

À la Jeune chambre économique de Lyon, également, le sujet s'est concrétisé par la publication, en juin, d'un livret de témoignages et de solutions à destination des « personnes d'influence ».

Depuis trois ans, une commission de la JCE, baptisée (Handi)'Cap Entrepreneuriat, planche sur la question. Ses motivations ?

« Mon propre frère est entrepreneur et autiste Asperger. Nous avions donc la connaissance du handicap et du monde économique. Nous voulions révolutionner quelque chose dans ce domaine », pose Aurore Voeltzel, chargée d'accompagnement chez Rhône-Alpes Pionnières et membre de la JCE.

Alors, avec quelques jeunes entrepreneurs, elle fonce. Même si certains craignent ici de « faire du social », bien que la commission défende une position « hors assistanat ». Pas question, par exemple, d'utiliser le terme d'handipreneur « qui cloisonne », selon Aurore Voeltzel.

Un terme lancé par le « Handipreneurs Project », dispositif porté par l'école de management ESG et l'UPTIH (Union professionnelle des travailleurs indépendants handicapés), par lequel des étudiants accompagnent des créateurs d'entreprise en situation de handicap, dans une perspective plutôt caritative.

« À la JCE, nous avons mené une enquête pour connaître les points d'achoppement et tenter de comprendre s'ils se retrouvaient au niveau national », partage Aurore Voeltzel.

La commission interroge des chefs d'entreprise en situation de handicap - une trentaine ont répondu -, des experts et des décideurs politiques.

Le « piège » des allocations

Le premier point d'achoppement réside dans le difficile équilibre entre les allocations perçues et le risque pris à monter son entreprise.

« Le problème que constitue le « piège des allocations » doit être résolu en s'assurant que le système de protection sociale ne supprime pas trop rapidement ces allocations pendant la transition vers une activité indépendante ou ne discrimine pas injustement les personnes handicapées qui ont choisi de devenir entrepreneurs », insiste l'étude de l'OCDE.

La Cour des comptes a lancé une alerte en février 2014, dénonçant à ce sujet « des mesures fiscales et dispersées ».

« Quand la personne perçoit l'allocation adulte handicapé (AAH) de la Caisse d'allocation familiale ou une allocation invalidité de la Sécurité sociale, les revenus issus de la création d'entreprise, comme d'une activité salariée, peuvent être déduits. Les calculs se font en fonction de la composition du foyer, des ressources des années précédentes », explique Béatrice Magnat, consultante chez Crea Plus, société déléguée par l'Agefiph dans le Rhône et l'Isère pour accompagner la création d'entreprise. De quoi dissuader d'entreprendre ?« Cela peut être une source de questionnement bien légitime, car ce sont parfois des personnes en situation sociale fragile, avec l'AAH pour seul revenu. Dans ces cas-là, je conseille de démarrer l'activité en limitant le risque de perdre ses allocations. L'objectif reste, avec ou sans allocation, d'avoir un revenu suffisant pour vivre », complète la consultante.

« Un de mes objectifs pour 2015 est de me séparer de l'AAH, mais pour l'instant ma société est récente et je n'ai pas réussi à avoir un revenu aussi bon que mes amis valides qui sont cadres supérieurs. Sans cette aide, couplée à mon activité, il m'est parfois encore difficile de faire vivre ma famille. Mon épouse ne travaille pas car j'ai besoin de son aide au quotidien », témoigne Jean-Baptiste Hibon, conférencier et entrepreneur avec une infirmité motrice cérébrale (lire son portrait ci-après).

Concrètement ?

« Je perds les aides si mes revenus fiscaux dépassent 40 000 euros par an. La question de travailler ou non se pose donc. C'est un calcul à faire. »

Tous les entrepreneurs ne font toutefois pas face à ces interrogations. Patricia Gros-Micol, dirigeante d'Handishare, par exemple, perçoit seulement une rente dont le montant n'est pas altéré par ses revenus.

Compenser financièrement le handicap

La question financière se pose par ailleurs face aux dépenses supplémentaires que le handicap impose parfois - pour se déplacer, aménager son poste, se faire relayer.

« Un entrepreneur est prêt à se donner corps et âme pour son entreprise, à réagir rapidement. Moi je ne peux pas. Il faut que j'innove en trouvant la bonne équipe pour compenser le manque de temps », explique Jean-Baptiste Hibon.

Face à ces constats, l'Agefiph prévoit une aide financière forfaitaire de 6 000 euros au démarrage de l'activité, en complément d'un apport en fonds propres de 1 500 euros.

La JCE lyonnaise a soumis trois propositions d'amendement à Damien Abad, député (UMP) de l'Ain - lui-même atteint d'une maladie rare qui se traduit par un handicap moteur -, fin décembre 2014, pour un « système progressif » avec une conservation des compensations, la mise en place d'un fond de garantie solidaire et la désolidarisation des compensations du handicap de la Sécurité sociale. L'ambition est qu'ils soient intégrés à la loi Macron.

Confiance des partenaires

La confiance des partenaires constitue un autre point sensible rencontré par les entrepreneurs en situation de handicap. À commencer par les assureurs.

handicap

« Je pensais prendre l'assurance « homme-clé » qui permet, en cas de maladie ou d'absence, d'avoir un professionnel en remplacement. J'ai démarché trois compagnies d'assurances, toutes me l'ont refusée. J'ai laissé tomber. La meilleure assurance serait pour moi de trouver un binôme dans l'entreprise », partage Patricia Gros-Micol.

Face à ces difficultés, plusieurs initiatives existent, variant selon les territoires. Au niveau national, la fondation Entrepreneurs de la cité, en partenariat avec l'Agefiph, propose aux créateurs d'entreprises d'être assurés pour une « Trousse première assurance » à des tarifs de 40 % inférieurs à ceux du marché.

« Cette possibilité d'assurance est essentiellement destinée à des TPE et non à des sociétés », nuancent les porte-paroles de la JCE.

Quid de l'obtention de prêts bancaires ?

« Le handicap n'a pas été un problème. Je fonctionne dans la transparence en montrant aux banques que je peux anticiper », complète l'entrepreneuse, avec un handicap non visible et une expérience managériale en béton qui font de ses propos une exception.

Des alternatives existent, comme pour ceux « exclus du système bancaire ». L'Association de droit à l'initiative économique (Adie) permet, dans certains cas, un micro-crédit de 10 000 euros.

« Il y a aussi des prêts d'honneur, le recours au crowdfunding », détaille Aurore Voeltzel, avant de proposer la mise en place d'un fonds de garantie et d'un fonds d'investissement spécifiques. Enfin, « de nombreuses personnes handicapées sont freinées dans leurs ambitions en raison d'un manque de sensibilisation, d'un manque de soutien affectif de la part de la famille et des amis, d'une faible confiance en soi et du découragement provoqué par les conseillers d'entreprise », pose comme une brique le rapport de l'OCDE.

Le crowdfunding, un levier pour l'ESS

Manque d'accompagnement spécifique

Si l'on sait que « les élèves handicapés représentent 0,43 % des étudiants et que 83 % des demandeurs d'emploi reconnus travailleurs handicapés ont un niveau de qualification inférieur au bac » (chiffres 2011-2012 Arpejeh, Accompagner la réalisation des projets d'études de jeunes élèves et étudiants handicapés), qu'en est-il de l'accompagnement à l'entrepreneuriat avec une expertise particulière aux questions « handicap » ?

L'entrepreneur en situation de handicap, après sa demande d'aide déposée à l'Agefiph, est orienté, s'il le souhaite, vers un prestataire de cette « caisse handicap » - Crea Plus, par exemple, pour le Rhône et l'Isère - pour évaluer la cohérence du projet et son suivi post-création. Un accompagnement insuffisant aux yeux des porte-paroles de la JCE :

« Après Crea Plus, il n'existe pas de véritable incubateur. Nous voulons intégrer les créateurs dans les réseaux et les incubateurs. Comme il est difficile de devenir un expert du handicap, nous créons des fiches techniques, avec l'appui d'Action'Elles (réseau de femmes chefs d'entreprise, NDLR). Notre projet est aussi de créer une association réunissant des entrepreneurs, des associations et divers acteurs économiques pour mettre ces fiches à jour. »

« Certaines preuves démontrent que la formation ciblée à l'entrepreneuriat et les programmes de soutien aux jeunes entreprises peuvent se révéler efficaces pour les personnes handicapées. Leur mise en œuvre est toutefois coûteuse et la taille du groupe cible ne pourra pas toujours justifier des dispositions spécifiques », soulève le rapport OCDE.

Le handicap constitue une loupe sur nos fonctionnements. L'entrepreneur en situation handicap fait face au même parcours, avec quelques haies à sauter en plus.

« Le handicap amplifie les difficultés que rencontre un entrepreneur. Quand on leur dit non, certains persistent, d'autres ont un problème d'estime et abandonnent », conclut Thomas Franconville à la JCE.

>> Retrouvez mardi 17 février, les portraits de Patricia Gros-Micol, dirigeante d'Handishare et Jean-Baptiste Hibon, infirme moteur cérébral et entrepreneur.

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